Cher Robert,


Devrais-je t’envier d’avoir accès à la culture de notre civilisation dans la plaine ? et je ne parle pas seulement du théâtre, des concerts, des bibliothèques, des musées et des galeries, mais aussi des universités. En effet, ce sont des lieux non seulement de cours, mais de conférences, de colloques, de rencontres possibles d’étudiants et de professeurs, etc. Tu vas rire, parce que nous n’avons pas l’habitude de penser beaucoup aux universités quand nous avons le sentiment que la culture nous manque, et tu ne considères sûrement pas que l’un des principaux privilèges liés à la vie dans les grandes villes soit de pouvoir aller à l’université. Moi non plus d’ailleurs. Pour nous, nous y faisons nos études, avec plus ou moins d’intérêt, nous y obtenons nos diplômes, et nous la quittons sans plus penser à y revenir. Tu imagines donc ma surprise quand, durant l’une de nos promenades, alors que je demandais à Hugues s’il avait la nostalgie de son pays, je l’ai entendu me répondre qu’il rêvait en effet de retourner dans les universités de chez lui. Non, aussi doué, même brillant, que je l’estime, je ne vois pas du tout en mon ami de @ la figure typique du bon étudiant, à l’aise dans l’atmosphère compassée des universités. Voyant ma surprise, il a souri et m’a dit que, par ce qu’il savait de nos universités, il comprenait que je me fasse une idée bien terne de ces institutions.

Je lui demandai naturellement en quoi elles pouvaient être tellement plus intéressantes chez lui, doutant encore s’il ne plaisantait pas, ce qui lui arrive souvent de toute façon. Je me souvenais qu’il m’avait dit qu’il avait étudié les mathématiques, et j’avais simplement supposé qu’il devait avoir fait un diplôme dans le domaine, sans m’enquérir davantage du détail, moi qui n’ai qu’un intérêt modéré pour cette discipline. C’est pourquoi je lui fis remarquer que je pouvais bien concevoir que ses études mathématiques avaient été passionnantes pour lui, mais que pour moi, je n’avais pas pu trouver dans ma discipline, que j’aimais beaucoup, des cours vraiment captivants, notamment parce que la forme académique me paraissait déjà morne par elle-même, et que j’avais bien davantage été stimulé par mes propres lectures personnelles.

Hugues m’expliqua qu’il avait bien fait des études en mathématiques, mais que c’était loin d’être son seul intérêt, ni même le principal. Et quant à lui, il avait trouvé des cours tout à fait passionnants, sans compter que l’université était loin d’être seulement un lieu où l’on suivait des cours. Il y avait bien sûr ce genre de cours académiques mornes auxquels je faisais allusion. Mais qui nous obligeait à les suivre ? Il les évitait comme la plupart de ses camarades. N’y en avait-il pas suffisamment d’autres, où l’on avait le sentiment de n’être pas en train de se faire raconter ce que des auteurs absents avaient écrit, mais de participer directement au développement de la pensée d’aujourd’hui ? N’était-il pas captivant par exemple de voir un véritable peintre, qui avait installé à l’université son atelier pour expliquer sa conception de son art, discuter les problèmes qu’il cherchait à y résoudre, faire voir les divers aspects de sa technique, tout en peignant ses œuvres, qu’on verrait plus tard dans les musées ou ailleurs ? L’université, c’était cela pour Hugues, un endroit où l’on se trouvait en contact avec la science et l’art qui se faisaient sous nos yeux et en partie aussi avec nous.

Je l’écoutais raconter et donner des exemples, tout enthousiaste, et je restais perplexe. Ce qu’il me décrivait différait tellement des universités que j’avais connues, et que tu connais aussi, que je me demandais s’il n’y avait pas un malentendu et s’il ne me parlait pas de tout autre chose. Et je revenais au soupçon qu’il s’amusait à m’inventer une pure fiction en prenant plaisir à me laisser stupéfait, en attendant de voir quand je me rendrais compte de la farce. En fait, je le réalisai peu à peu, il parlait sérieusement.

Nous avons le préjugé que l’université de @ est une sorte de complet chaos, où les étudiants de chez nous qui y vont ne s’y retrouvent pas du tout. Et j’eus bien cette impression en écoutant Hugues. Aussi, pour me donner des points de repère, je lui demandai de me décrire la structure de l’université et sa fonction, que je ne voyais pas bien. Il m’expliqua que dans leur système d’enseignement, il fallait distinguer deux grandes étapes. On se faisait éduquer dans les provinces pédagogiques jusqu’au dernier examen passé là, par lequel on obtenait le statut d’adulte, et donc l’autonomie personnelle. A ce moment on quittait ces provinces. Et l’université était le lieu de la formation des adultes, de tout âge. Par exemple, lui, Hugues, était devenu adulte à quinze ans, et il était allé aussitôt à l’université, quoiqu’il ait pris un certain temps à flâner et à explorer non seulement l’université, mais tout le pays. Il n’avait d’ailleurs pas choisi de se consacrer à une discipline unique, mais s’était lancé avec une grande curiosité de tout côté, aussi bien dans les sciences que dans les arts. Il ne songeait pas du tout à une profession pour gagner sa vie, étant heureusement assez sobre pour se contenter du revenu universel versé à tous les adultes. De toute manière, les universités visent la formation culturelle, et non professionnelle, qu’on acquiert ailleurs, dans le monde du travail, pour ce qu’elle a de spécifique. A mes questions sur les diplômes qu’on pouvait obtenir et sur leur utilité, il me répondit qu’il y avait deux grades officiels, celui de maître et celui de docteur, selon la dénomination traditionnelle dans la culture occidentale. Mais ils n’étaient pas liés à une discipline particulière, et les travaux n’étaient dirigés par aucun professeur ou enseignant. Dans les deux cas, le candidat présentait un dossier de travaux personnels, qui était évalué par un jury exprès, et défendu dans une soutenance publique. Quant à la fonction de ces titres, outre le prestige général qu’ils donnaient, et la voix supplémentaire attribuée à leur occasion aux citoyens auxquels on les conférait, elle était interne à l’université. Il fallait et il suffisait d’être maître ou docteur pour y enseigner tout à fait librement, n’importe quelle matière. Il y avait également d’autres diplômes non officiels, quoique certains assez prestigieux, dans des disciplines particulières, décernés par des associations de professeurs, selon des études et des examens organisés de diverses manières selon les exigences définies par les membres de ces associations. Beaucoup d’étudiants s’efforçaient d’obtenir l’un ou l’autre de ces diplômes, qui n’étaient pourtant obligatoires pour personne. Enfin, après le doctorat, les citoyens, et eux seuls, pouvaient se présenter de la même façon que pour les deux premiers titres afin d’obtenir le titre de professeur, donnant le droit de participer à la direction de l’université.

Et alors, quel était le parcours de l’étudiant ? Eh bien, comme Hugues, beaucoup suivaient leurs intérêts et ne se souciaient de rien d’autre, jusqu’à ce qu’ils se passionnent éventuellement pour une discipline particulière et désirent se donner comme but d’obtenir un diplôme. Ou bien ils en venaient à réaliser des recherches et des écrits ou d’autres œuvres, et ils pouvaient devenir candidats aux divers grades. Surtout, l’université est chez eux un milieu de vie que beaucoup fréquentent toute leur vie, ce qui est d’autant plus possible qu’elle est entièrement gratuite et ouverte, quoique chaque enseignant puisse imposer librement ses exigences pour la participation à ses cours ou séminaires. Le quartier universitaire, au centre des villes, est très animé, et grouille notamment de cafés où l’on lit, écrit et discute.

Je dois t’avouer que quand je l’entendais me décrire plus en détail les parcours de ses amis et connaissances, j’éprouvais une sorte d’anxiété, tant je trouvais que leur attitude manifestait une extrême insouciance. J’avais aussi à propos de l’ensemble des cours une impression de chaos, que Hugues ne parvenait pas à dissiper, malgré ses explications tout à fait pertinentes. Nous avons tant l’habitude de nous insérer dans des programmes, déjà tout préparés pour nous, que nous trouvons très éprouvante la seule idée de devoir construire entièrement notre cheminement par nous-mêmes, à travers un fouillis incroyable de cours. A part les programmes organisés par des associations de professeurs, en vue de diplômes spéciaux, c’est en effet à l’étudiant de choisir ce qu’il veut étudier, entièrement sans guide, sinon les conseils qu’il peut obtenir à droite et à gauche, au hasard. J’aime bien une certaine liberté, et je l’ai même revendiquée généralement, comme tu le sais, mais c’est dans une marge que je la voyais, et non comme aussi totale, comme aboutissant à une sorte de nage dans l’océan. Hugues avait beau m’expliquer comment les cours étaient annoncés sur les sites internet qui permettaient des recherches selon de multiples critères, il me semblait que c’était comme si on me laissait au milieu d’une immense bibliothèque, avec des centaines de milliers de livres, à me promener pour choisir au hasard en fonction des titres parcourus. Et je ne vois pas comment un catalogue informatisé améliorerait les choses si je n’avais pas de guide de lecture au départ. Et comment savoir, parmi tous les enseignants qui donnaient les cours qu’ils voulaient, en fonction de leur seule idée la plupart du temps, ce qui pourrait valoir quelque chose ? Hugues me disait : on va voir, on se renseigne, on finit par avoir toute sorte de critères. Et tandis que la peur de me tromper me semblait devoir me paralyser dans une telle situation, mon ami ne semblait pas s’en inquiéter, comme si c’était normal et amusant en somme. Le temps perdu qu’il acceptait m’angoissait. Et, malgré le vif désir que j’aurais d’aller un moment dans une telle université, j’avoue que ce ne serait pas sans crainte de m’égarer, et peut-être de ne plus trouver de sens à des études aussi « libres ».

Hugues m’a d’ailleurs invité à aller le retrouver en @ et à me faire voir l’université et ses divers côtés. Il est vrai que le fait d’avoir quelqu’un comme lui pour me conduire me rassurerait et que, dans ces conditions, j’envisage avec joie la perspective d’aller examiner de près cet étrange monstre.

En tout cas, je ne suis pas impatient de retourner à notre université en revanche, mais bien de te revoir afin que nous puissions nous raconter tant de choses qui nous sont arrivées à l’un et à l’autre, tant d’idées nouvelles, depuis que je suis venu dans ces montagnes.


Avec toute mon amitié


Jacques


Cher Jacques,


Je suis impatient aussi de te revoir et de discuter de toute ton aventure en montagne, avec l’aspect intellectuel inattendu et heureux. De mon côté, je n’aurai pas tant de nouveautés à te raconter, le milieu urbain où je me trouve étant étrangement bien plus morne que le tien, pourtant, en apparence, si à l’écart de la civilisation, comme tu dis. Et il est vrai que ce n’est pas la présence d’une université dans la ville qui me paraît amener beaucoup d’animation intellectuelle, hélas. Quoiqu’il ne faille pas exagérer non plus, parce qu’on ne sait pas à quel degré elle influe sur ce qui différencie tout de même une ville telle que la nôtre, de petites villes de province encore bien plus ternes de ce point de vue.

A propos des universités de @, je t’avoue que, comme tu le supposes, j’ai en effet les mêmes préjugés que toi et, je m’en rends compte à partir de ta description, une même ignorance au fond. De plus, mon sentiment général était bien le même aussi. J’imaginais un lieu fort chaotique... et tu renforces encore en moi cette impression.

Tu n’auras aucune peine à imaginer combien certains aspects importants que tu mentionnes me plaisent. Je suis très d’accord avec l’idée de centrer l’université sur la formation culturelle, en laissant à l’écart l’enseignement professionnel — du moins en grande partie, parce que je ne sais pas si l’on peut tracer une ligne nette entre les deux. S’il y avait une culture vivante à l’université, j’aimerais beaucoup aussi que des gens y aillent à tout âge, et qu’on trouve tout autour des cafés animés par des discussions d’un bon niveau. Je serais sans aucun doute l’un de ceux qui hanteraient ces lieux.

Mais je comprends ton angoisse à l’idée de faire des études dans une institution aussi chaotique. Elle me paraît tout à fait justifiée, même après avoir médité ce que Hugues t’a répondu. Je veux bien à la rigueur que, considérant l’université comme le lieu de la formation des adultes, on traite donc les étudiants, jeunes et vieux, comme responsables, et qu’on évite de les tenir toujours par la main. J’apprécierais que dans nos propres universités il y ait bien davantage de liberté dans la manière d’organiser ses études, et qu’on cesse de continuer à nous prendre, comme il arrive souvent, et de plus en plus, pour des enfants. Mais je crois qu’on va beaucoup trop loin en prenant le prétexte d’éviter ce vrai défaut pour désorganiser toutes les études. Il faut certes que le professeur et l’étudiant restent libres, autant que possible. Mais de l’autre côté la connaissance ne consiste pas en un fouillis d’idées sans rapport les unes avec les autres, ou entrant entre elles dans une foule de relations plus ou moins aléatoires. Toute science, toute discipline doit avoir une cohérence, même forte, sans laquelle il n’y a plus de savoirs et de connaissances, mais des opinions inconsistantes. Il faut donc en tenir compte aussi et organiser des cheminements ou des programmes, indispensables pour faire voir cette cohérence. Je sais bien qu’on peut aussi prendre prétexte de cette nécessité pour imposer des ordres en réalité arbitraires, et nous avons mainte fois critiqué ensemble des programmes dans lesquels on obligeait les étudiants à suivre les cours dans un ordre qui ne se justifiait pas et qui était donc abusif. On se trompe en exagérant dans un sens comme dans l’autre.

Cette exigence de cohérence en chaque discipline, je l’étendrais à l’ensemble de la formation, surtout s’il s’agit de la formation culturelle, c’est-à-dire de la formation de l’homme entier. Il faut que les connaissances soient liées en un tout cohérent, au risque de ne donner que des miettes de culture comme de connaissance, bref quelque chose qui n’est finalement ni de la culture ni de la connaissance. Ne te souviens-tu pas que nous avons plusieurs fois critiqué justement nos universités sur ce point et que nous trouvions que les divers programmes, quoique cohérents en eux-mêmes, restaient très partiels, et ne favorisaient pas une connaissance autre qu’assez superficielle, faute de montrer les liens avec d’autres domaines ? Nous avons souvent ri de ces étudiants, si nombreux, qui peuvent débiter leurs connaissances sur un sujet, ou sur divers sujets, mais sont incapables d’en discuter vraiment parce qu’il leur manque la capacité de voir au-delà des limites étroites de ce qu’ils ont appris, sans qu’il leur serve de multiplier les objets de leurs savoirs, parce qu’il leur manque toujours ce qui servirait à les mettre en rapport entre eux. Ce défaut les oblige à sautiller entre leurs savoirs, qu’ils débitent sans connaître les raisons propres à les organiser et à permettre de les comprendre.

Cet effet négatif d’une formation non fortement organisée se manifeste aussi sur les caractères, qui tendent à leur tour à rester ou à devenir inconsistants. Là aussi, nous avions souvent remarqué combien dans notre société déjà, l’éparpillement des informations et des stimuli, à l’école comme dans la vie, incitait les gens à des réactions superficielles, immédiates, où ils passent sans raison d’affirmations primesautières, sans réplique, à des hésitations puériles, de l’aplomb le plus parfait à la pusillanimité, de l’arrogance à la servilité, de l’exubérance à la dépression.

Je sais que ce n’est pas le caractère de Hugues. Mais ne serait-il pas l’exception qui confirme la règle ?


Avec toute mon amitié


Robert


Cher Robert,


Je suis bien heureux d’avoir trouvé enfin ta lettre lors d’une petite expédition dans la vallée. J’ai beaucoup aimé ta critique de cette entière ouverture de choix lors des études à l’université. Il y a là un côté très dilettante, et on peut craindre en effet un éparpillement qui n’aide pas à former l’exigence de rigueur et de cohérence, mais qui développe au contraire le type de caractère que tu décris. En te lisant, j’étais d’autant plus heureux d’approuver tes arguments qu’ils me paraissaient donner la vraie raison de mon anxiété face à ce qui m’apparaissait comme le chaos de ces études universitaires, au fond. Et je me reprochais de ne pas y avoir pensé aussitôt, d’autant que, comme tu me le rappelles à plusieurs reprises, c’étaient des thèmes de nos critiques face à nos propres universités, pourtant si différentes, et à de nombreux égards si opposées à celles de @. Tu n’auras pas de peine à deviner que, à la première occasion, je suis revenu sur le sujet pour proposer à Hugues ces critiques, qui me paraissaient vraiment fortes, de l’organisation ou désorganisation des universités de son pays. Je lui ai exposé longuement nos arguments, développés par de nombreuses réflexions que je retrouvais ou que je trouvais, maintenant que mon esprit était lancé dans la bonne direction, et que je pensais enfin voir clair.

Sa réponse m’a tout à fait convaincu concernant leur propre système éducatif, et m’a persuadé aussi de la très grande difficulté de faire des comparaisons directes entre deux systèmes aussi profondément différents que le leur et le nôtre. En effet, si l’on compare directement les universités des deux côtés, alors il paraît tout à fait inapproprié d’introduire telle quelle leur organisation universitaire chez nous, où elle produirait justement les effets que nous envisagions, Hugues en convient tout à fait. Seulement, en @, il y a une intégration des deux parties de la formation, dans les provinces éducatives d’une part, et à l’université dans la cité, d’autre part. Il m’a rappelé que celle-ci n’était destinée qu’à la formation des adultes, et qu’elle rassemblait aussi l’essentiel de cette formation, à tous les âges. Or on ne devient pas en @ adulte comme ici, juste parce qu’on parvient à un âge défini. Les épreuves par lesquelles on obtient ce statut servent à vérifier surtout la capacité de se conduire en tout de manière suffisamment autonome. Toute l’éducation antérieure vise également ce but, mais non pas en laissant aux enfants la liberté de se former à leur gré. Par la suite des épreuves, définie par l’État, ainsi que par l’éducation donnée dans les diverses écoles pour y préparer et pour rendre plus autonome dans les domaines de la connaissance, du sentiment et de l’action, tout adulte a reçu une formation cohérente, dans laquelle ont justement été établis et rendus sensibles les liens entre non seulement les idées, mais également les habitudes, les manières de percevoir, l’usage de l’imagination, la discipline des sentiments et le développement de la sensibilité. La concurrence des diverses méthodes pédagogiques dans les provinces éducatives n’est pas sauvage, puisque les exigences définies pour les épreuves s’imposent à toutes les écoles. Autrement dit, les adultes ne sont plus des sortes d’enfants qui ont encore besoin de la conduite d’adultes, mais des êtres dont le caractère est déjà suffisamment formé pour pouvoir continuer leur formation en se fiant à leur propre jugement. Tout le système universitaire de @ repose sur la présupposition de cette formation antérieure.

C’est seulement dans ces conditions, ajoutait Hugues, que la très grande liberté de tous les acteurs de l’université ne produit pas un chaos où l’on se perd, mais un champ de concurrence des connaissances, des idéaux, des styles, voire des morales. Pour en jouir et en profiter, il faut en effet pouvoir s’appuyer sur un jugement déjà suffisamment exercé. Alors l’effet de cet apparent chaos se renverse par rapport à ce qu’il serait pour des enfants par exemple. Au lieu de produire une dissipation et un éparpillement stérile, propre à dissoudre le caractère et la force de concentration, il exerce encore sans cesse le jugement et le rend à la fois plus fin et plus sûr.

Cette explication me paraît convaincante, disais-je, mais elle suscite en moi un double sentiment. D’une part, l’idée est enthousiasmante, parce qu’elle présente en quelque sorte la liberté en exercice et le plus grand développement de l’esprit critique. D’autre part, pour nous, elle apparaît comme extrêmement difficile à adopter concrètement et à mettre en œuvre, parce qu’il ne suffit pas de réformes du système universitaire, mais qu’il s’agirait d’entreprendre une refonte de tout le système d’éducation. Et je comprends alors à quel point il serait difficile de le faire, non seulement parce qu’il faudrait tout modifier à la fois, mais aussi parce que la séparation entre l’éducation familiale et l’enseignement scolaire empêche justement le lien entre tous les aspects de la personnalité à former. Comment en effet rendre cohérents la formation du caractère et de la morale dans les familles d’un côté, avec, de l’autre, l’enseignement des savoirs et l’inculcation d’une certaine discipline dans les écoles ? Je me demande, sans être arrivé à une conclusion ferme, si cette incohérence de notre éducation ne serait pas en effet ce qui rend si difficile pour nous la véritable confrontation des idées de toutes sortes, et la perpétuelle demande par les individus de repères extérieurs posés par autorité.

Qu’en penses-tu ?


Avec toute mon amitié


Jacques