Cher Charles,


Remets-toi vite de ta chute pour que nous puissions nous revoir bientôt. Comme promis, je t'envoie le résumé du dernier cours. Il était très intéressant. Il s'agissait des mots servant aux rapports sociaux et du sens qu'ils ont. Bien sûr, nous les connaissons, ces mots, nous savons en principe les employer, et ce n'est pas ce sens que nous apprenions. Mais ils signifient des manières différentes d'être en relation dans les diverses sociétés. Par exemple, pour dire aujour, nous savons bien qu'on disait autrefois bonjour. C'est pittoresque quand on lit ce mot dans des romans par exemple, et nous ne nous demandons pas pourquoi on employait ce terme plutôt que le nôtre. Nous avons le sentiment que c'est presque pour donner une atmosphère spéciale simplement. Mais quand on y réfléchit, ce n'est pas difficile, on voulait dire bon jour. Mais pourquoi se dire que le jour d'aujourd'hui est bon. Il devait bien y en avoir de mauvais aussi, et on ne disait pas mauvais jour. Bien sûr, c'est parce qu'on ne voulait pas dire que c'est un bon jour, mais que la phrase complète aurait été plutôt « je te souhaite un bon jour ». C'est gentil, mais moins optimiste, parce qu'on doit craindre aussi que la journée puisse être mauvaise. Surtout, il faut remarquer que les gens, pour se montrer aimables, se faisaient des souhaits, des vœux. C'est là que la chose devient étonnante quand on y pense, puisqu'il s'agit en somme de prières. Si on se demande qui peut faire que la journée soit bonne, il faut répondre en se référant à des dieux, à un destin dépendant d'un esprit qui pourrait nous écouter et nous aider. Cela veut dire que ces gens, en utilisant leurs paroles pittoresques, faisaient sans cesse des prières. Il faut avouer que c'est assez ridicule. Et notre aujour, sais-tu ce que ça veut dire ? Évidemment, nous ne passons plus notre temps à prier et à faire des vœux. Nous nous faisons des exhortations. Aujour, c'est « attention au jour », c'est-à-dire quelque chose comme « ne laissez pas passer le jour sans le remarquer ». Et c'est vrai que nous le comprenons de cette manière, en réalité. Je te laisse faire le tour des autres salutations pour voir comment les autres prient, là où nous nous exhortons ou nous faisons des promesses. Je dois dire que ces bonjour, salut, adieu, etc, qui me paraissaient si pittoresques, et sympathiques par là, me plaisent un peu moins depuis que j'y vois cette tendance à prier toujours. Je préfère notre attitude. Tu vois, par exemple, j'ai commencé en t'écrivant « Remets-toi vite... ». Les autres auraient sans doute compris quelque chose comme « Je souhaite que tu te remettes... », au lieu de comprendre comme nous que je te pousse à faire ton possible pour guérir rapidement. J'aime bien observer comment jusque dans les plus petites choses nous pouvons déchiffrer des attitudes véritablement différentes.

Nous avons vu aussi les titres que les gens se donnent. Là aussi, leurs Monsieur, Madame, deviennent un peu moins agréables quand on pense à leur sens, qu'ils doivent bien sentir un peu. C'est « mon seigneur », « ma maîtresse », et ainsi de suite pour les titres qu'ils se donnent, toujours pour placer l'autre en haut et se faire, comme dans les salutations, « serviteurs » les uns des autres. On dirait qu'ils doivent toujours se situer sur des échelles hiérarchiques et ménager leur susceptibilité en faisant croire à l'autre qu'ils le placent au-dessus d'eux. Nous avons vu que c'est à peu près tout le sens de leur politesse, et encore une fois, je te laisse interpréter dans ce sens leurs formules que tu connais par tes lectures. Sur ce point aussi, je préfère de loin notre manière, qui part d'une égale considération, exprimée par la politesse générale, et introduit à partir de là seulement des différences hiérarchiques où elles ont vraiment leur raison d'être. A ce propos, on a vu apparaître momentanément des titres signifiant une relation plus égale, comme Citoyen ou Camarade, mais qui avaient d'autres inconvénients dans l'usage qu'ils en faisaient. Par exemple, le premier ne peut être attribué à tous indistinctement, sans enlever le degré d'honneur particulier qui est lié à ce titre, et que nous tenons, nous, à réserver pour ceux qui le méritent, tandis que le second signifie une sorte de camaraderie comme indépassable, semblant condamner la distance entre les individus, qui nous importe beaucoup, comme une condition de notre liberté.

Autre chose, que nous ne pouvons pas ne pas savoir mais qu'il est intéressant de rendre explicite, il est étrange pour nous, mais parfaitement normal pour les membres de sociétés dans lesquelles la famille est la structure sociale première, que l'on nomme les individus par le nom de leur famille, et que ce nom soit même le nom le plus important, celui qu'on nomme le nom de quelqu'un justement, par rapport auquel le nom individuel n'est qu'un appendice, un prénom. Et il va de soi dans cette conception qu'on mette justement le titre devant ce nom de famille, pour dire à quelqu'un Monsieur Dupond, comme si c'était son appartenance familiale qu'il fallait respecter en lui, une habitude héritée sans doute de la vieille noblesse et dont ils ne se sont pas débarrassés. Je trouve d'autant plus drôle que cette marque de servitude soit alliée avec la marque d'honneur, comme une dérision, à mes yeux.

Mais, Camarade Charles, je te laisse voir par toi-même. Et les défauts habituels des anciennes expressions ne nous ont pas empêchés de garder certaines de leurs formules, quand elles étaient bonnes, comme celle par laquelle j'ai commencé et celle par laquelle je te quitte pour l'instant :

Prends soin de toi.


Guy




Cher Guy,


Merci de ton compte rendu. Je regrette de n'avoir pas pu être présent à ce cours. Mais ne t'inquiète pas, je fais mon possible pour me remettre au plus vite. Heureusement, mon mal ne m'empêche pas de penser. Au contraire même, je suis tranquille et mon cerveau semble presque plus agile. J'ai donc fait les exercices que tu m'indiquais, en me rappelant mes lectures de correspondances, par exemple. Et je suis d'accord en général avec l'interprétation que tu sembles partager. Il est bien vrai que chez nos voisins et nos ancêtres, on prie tellement naturellement que cela imprègne toutes les expressions courantes. Mais tu es peut-être trop dur malgré tout. Je crois qu'il y a bien des vœux qui n'étaient pas faits sous la forme de prières réelles, mais seulement comme des prières fictives pour exprimer un sentiment de sympathie et dire à la personne pour qui on les formulait qu'on s'intéresse à elle et à son sort. A côté du « mauvais » sens, superstitieux, de ces formules, je crois qu'il peut y en avoir aussi un « bon ». Disons que les plus intelligents peuvent au moins les utiliser juste dans ce bon sens, sans entreprendre de réformer tous les usages, qui, je l'accorde, doivent avoir un fond de superstition qui reste peut-être présent chez la plupart.

Quant aux noms, je suis entièrement d'accord. Nous avons tant de peine, nous, à comprendre l'importance de la famille et l'avantage de lui donner une telle importance dans une société civilisée, de conserver ces éléments tribaux là où il est possible de s'en passer, que nous nous étonnons de voir à quel point ils peuvent paraître naturels à des gens que nous jugeons pourtant plutôt intelligents, au moins pour une partie d'entre eux. J'ai déjà lu des romans ou vu des films où l'intrigue est la recherche du père ou de la mère, ou d'un frère, d'une sœur, et j'avoue que ce genre de motif me paraît si vain, si incompréhensible même, qu'il ne soutient pas mon intérêt, mais l'éteint plutôt. Je pense surtout aux cas où par exemple le membre de la famille recherché est inconnu, et où on ne peut pas même imaginer que c'est l'amitié qui sert de mobile, mais juste une sorte de culte de la famille, alors qu'elle n'est plus nécessaire à la survie de ces bizarres héros. Là, il faut que les péripéties soient passionnantes pour que je puisse continuer à suivre. Mais bon, père, mère, fils, fille, tout cela n'a à peu près plus de sens pour nous. Et je n'arrive pas à voir ce que nous perdons à n'avoir pas de relations en fonction de tels rapports, alors qu'on voit sans cesse les étrangers se scandaliser que nous ayons perdu ces liens de famille, dont nous ne songerions pas même à sentir le manque.

D'ailleurs, je suis sûr que, dans ce système, je ne pourrais pas te dire cher frère, ce qui montre que nous n'avons pas besoin de ces formules pour exprimer de vrais sentiments, et qu'elles nous en détourneraient même.


Au plaisir de te revoir bientôt.

Charles