Chère Laure,

Tu me demandes de te raconter ce que pensent les gens ici, et tu désires avoir une idée de ce qui les intéresse, de leurs débats sur les questions morales et politiques notamment. Je n'en ai pas encore eu beaucoup l'occasion depuis que je suis sur le continent américain.

Durant mon séjour au Québec, je ne passe que peu de temps dans les cafés, profitant du fait que nous sommes à une période que les gens d'ici nomment l'été indien, un retour du beau temps avant l'arrivée de l'hiver, et où les vives couleurs des feuilles transforment les arbres en sortes de gigantesques fleurs, au pied desquels nous nous promenons comme réduits à la taille d'insectes. Je passe donc beaucoup de temps à me promener dans les parcs et les forêts. Pourtant, hier, je me trouvais au café avec quelques personnes du lieu. Je n'étais pas fâchée que nous soyons plusieurs, cinq ou six, pour pouvoir me permettre de rester oubliée et silencieuse, imprégnée encore des impressions de mes promenades, et n'écoutant que distraitement la conversation. A un moment toutefois, mon attention se laissa peu à peu attirer par le sujet, et aussi par le ton de la discussion, qui devenait plus vif. Au lieu des échanges convenus, consensuels qu'on a l'habitude d'avoir en cette région, il s'élevait peu à peu presque une dispute. Et je sentis d'ailleurs que je ne pourrais demeurer coite, notre pays intervenant dans les arguments, assez négativement, et les regards se tournant vers moi pour épier furtivement mes réactions.

Je n'avais encore entendu parler que très vaguement de l'objet de leur débat. Le gouvernement s'était proposé de mettre en discussion ce qu'il appelait une charte des valeurs québécoises, et qu'on nommait également charte de la laïcité. La discussion, que je m'étais mise à suivre, m'apprit qu'il s'agissait de prendre quelques mesures pour rendre plus effective la laïcité de l'État, et si j'ai bien compris, mais je n'en suis pas sûre, c'est cette laïcité qu'ils voulaient faire reconnaître comme une valeur québécoise, avec d'autres moins contestées, comme l'égalité entre les sexes. Cependant, il semble y avoir eu déjà un différend sur ce point, qui se marquait entre autres par le fait que certains qualifiaient cette laïcité de française, en voulant signifier, si je ne me trompe, qu'elle leur était donc étrangère. Et quand ils s'échauffaient, c'est @ qui devenait la référence négative pour condamner une laïcité trop extrême, par opposition à celle qu'ils soutenaient et qu'ils qualifiaient avantageusement d'ouverte. Tu imagines déjà des spéculations morales et politiques élevées. Et il se peut que cet aspect m'ait échappé, mais c'est d'habillement et des signes religieux dans les lieux où siègent leurs conseils politiques qu'ils parlaient surtout. Les uns voulaient interdire tout signe religieux à tous les employés de l'État, comme le proposait le gouvernement, auquel d'autres reprochaient de se contredire en consentant en revanche à ce qu'un crucifix reste dans leur parlement, ou à ce que des prières soient admises dans des assemblées de conseils communaux, par exemple. J'avoue que je ne comprenais pas en effet comment on pouvait seulement soutenir de telles contradictions. Mais à l'étranger, nous suspendons souvent notre jugement pour découvrir s'il n'y aurait pas quelque manière de penser intéressante qui nous échappe. Je n'ai pas perçu de bonne justification d'une telle absurdité, et j'ai fini par la juger comme telle. Les adversaires de cette laïcité à la française lui reprochaient surtout de discriminer les fidèles de religions qui suivaient des prescriptions fermes concernant le port d'habits et de signes religieux. Certains, de mauvaise foi, raisonnaient comme si on avait voulu les interdire partout, en public, et non seulement chez les employés au service de l'État dans le cadre de leur emploi. Ces détracteurs étaient bien sûr poussés à ces fausses accusations par le désir de réduire à l'absurde et de trouver le moyen de dénoncer une ingérence de l'État dans les comportements innocents des gens. Venant plus au fait, ils remarquaient que certaines personnes seraient placées devant le choix intolérable ou bien de travailler au service de l'État, en renonçant à suivre les préceptes de leur religion concernant leur habillement, ou bien de suivre ces préceptes, mais en devant renoncer à ce type d'emplois, un dilemme insurmontable et discriminatoire selon eux. Or cet argument, qui aurait dû être réfuté facilement, était renforcé par le fait que bien des employés de l'État font des travaux pour lesquels on ne voit aucune raison de leur imposer ces contraintes vestimentaires, comme par exemple les ouvriers de la société d'électricité de la province.

J'étais encore en train de tenter de comprendre le sens de toute cette controverse très embrouillée, déjà me semblait-il par l'incohérence du projet de loi lui-même, quand on se tourna toujours plus vers moi, d'un air accusateur, parce que tout le monde trouvait notre politique à l'égard de l'habillement des représentants de l'État exagérée, inappropriée, et même, pour tout dire, scandaleuse à cause de la répression intolérable de la liberté qu'elle signifiait. Ils savaient que tous nos représentants politiques doivent s'habiller d'une façon strictement définie dans leurs fonctions de représentants de l'État. Et ils savaient que la toge était l'habit le plus fréquemment utilisé dans cet usage. Mais ils confondaient nos représentants avec leurs employés, et ils généralisaient en imaginant que tous ceux-ci portaient la toge. Alors, tous s'indignaient, plaisantaient, riaient, en se figurant des ouvriers s’embarrasser misérablement dans leurs habits au travail, et risquant à tout moment les pires accidents. Je me mis à rire avec eux, et surtout de leur confusion. Ils finirent par me regarder étonnés. Avais-je donc compris que les lois de mon pays étaient absurdes, et avais-je été séduite par la liberté que j'avais découverte chez eux ? Je les déçus beaucoup en leur disant qu'ils ne comprenaient pas le sens de nos lois. Il me fallut leur donner des explications.

On croit que les lois de son pays sont raisonnables et que tous devraient en saisir immédiatement l'utilité et l'importance. Et même nous qui avons pris l'habitude d'y réfléchir, de chercher à les soumettre à la critique, de les considérer comme susceptibles d'être améliorées, nous croyons, comme je m'en rendis compte, que tout le monde devrait, sinon les approuver, du moins saisir les raisons pour lesquelles nous les avons établies. Mais je vis qu'ils n'en étaient pas capables, peut-être, je l'avoue, parce que je n'avais pas envie de faire l'effort, épuisant, de répondre patiemment à toutes leurs objections, souvent ridicules. Le principe est pourtant simple, leur dis-je. D'abord, ces règles d'habillement ne concernent que les représentants de l'État en leur qualité de représentants, et non les employés comme chez vous. Or déjà cela leur était difficile à saisir. Il fallut que je leur explique ce que c'est que de représenter, en leur donnant toute sorte d'exemples, répondant à leurs objections, qu'ils me lançaient avant que j'aie eu le temps de finir non pas seulement mes explications, mais même mes phrases. Le représentant est tel, leur disais-je, dans l'acte de représenter, en tant qu'il est pour ainsi dire l'acteur exprimant la volonté de l'auteur, l'État ou le peuple. J'avais affaire à des professeurs de philosophie, et je supposais que cette manière de m'exprimer leur serait familière, leur rappelant Hobbes. Je me suis tout à fait trompée, ils ne connaissaient pas ce philosophe qu'ils jugeaient peu fréquentable. Nous nous engageâmes dans mille exemples. Oui, leur disais-je, comme le juge ou le policier (c'étaient ceux qu'ils acceptaient pour la majorité de considérer comme revêtus à divers degrés de l'autorité de l'État, comme le représentant donc), celui qui à un guichet donne des renseignements autorisés, exige des documents, annonce le résultat de procédures, et ainsi de suite, agit en représentant l'État, même si c'est avec moins de prestige que le juge ou le ministre. Non, ajoutais-je, en revanche, dans une société d'État, l'employé qui ne fait qu'un travail ordinaire ne devient pas représentant du fait qu'il reçoit du gouvernement son salaire. Ils en convenaient, mais prétendaient que si on supprimait le critère de l'origine du salaire, on ne savait plus comment faire la distinction. Ils ne comprenaient pas non plus que je veuille, dans une même profession, distinguer divers actes, et pourquoi je prétendais qu'un professeur dans une université d'État, par exemple, devait enseigner selon sa propre autorité, tandis qu'il devait par contre agir comme représentant de l'État pour faire passer les examens conduisant à un diplôme délivré par l'État, et que c'est pourquoi ils portaient une toge en ces occasions, mais non dans leurs cours. Il leur paraissait aberrant, par un sentiment qu'il leur était difficile d'expliquer sinon en affirmant vivement qu'il en allait de la liberté, que les membres d'un parlement ou d'une autre assemblée politique agissent déjà comme représentants de l'État, quoiqu'ils se soient trouvés moins opposés à les considérer comme représentants du peuple, ce qui revient pourtant au même. Et ils jugeaient du plus haut ridicule que nous obligions, dans les affaires publiques, les citoyens eux-mêmes à revêtir une toge pour voter. Mes interlocuteurs voyaient là le signe que les citoyens de @ n'avaient pas le droit de voter selon leur opinion libre. J'ai essayé de leur expliquer pourquoi, en tant que votant ou électeur, un citoyen est un représentant du peuple et non seulement de lui-même. Je n'y suis pas du tout parvenue. Ils riaient ou se fâchaient, et n'avançaient que des objections entièrement inconsistantes, revenant toujours à l'idée qu'un homme libre n'opine que comme il le veut bien.

Tu n'auras aucune peine à imaginer que malgré mes efforts, je n'aie pas réussi à leur faire entendre le moins du monde l'importance qu'il y avait à instaurer des cérémonies, des habits appropriés, pour manifester à tous que les représentants agissent au nom d'une autorité différente de la leur propre, et non justement selon leur sentiment particulier. L'habit ne change rien, me répliquaient-ils, quoiqu'ils fussent tous choqués à l'idée d'un juge venant en maillot de bain officier au tribunal. Les partisans de l'interdiction de porter des signes religieux dans la fonction publique entrevoyaient bien qu'il y avait là des raisons réelles, mais ils répétaient sans cesse qu'aller si loin était exagéré, et finalement ridicule. Ils reprochaient même à @ de nuire à leur cause par l'exemple d'une telle exagération, donnant du poids à l'argument selon lequel l'interdiction des signes religieux est contraire à la liberté individuelle. Décidément, j'ai, cette soirée au moins, renoncé à leur faire saisir la beauté majestueuse de nos assemblées, avec les toges créées par nos meilleurs artistes, donnant le sentiment que ceux qui s'y réunissent forment un organisme vénérable, où le peuple s'élève à son unité à travers l'expression concertée des individus, et non une foule de particuliers cherchant leur intérêt privé sur un marché ou à la bourse. Je me représentais les diverses sortes de toges, avec leurs couleurs et les significations que nous leur donnons, je me souvenais avec émotion du respect, du recueillement avec lequel nous revêtons l'une ou l'autre selon le personnage public que nous allons prendre, avec la conscience d'acquérir une sorte de nouveau caractère, sans rien perdre de ce qui nous importe dans notre individualité. Quant à mes compagnons québécois, ils n'y voient que de risibles déguisements. Une autre fois, j'essaierai peut-être de revenir à ces discussions pour tenter d'y être plus convaincante.

Quant au sujet de la laïcité elle-même, j'ai renoncé à l'aborder. Nos conceptions à cet égard sont encore plus difficiles à expliquer et je ne voyais aucune chance d'y réussir, ne sachant comment la traduire aussitôt dans leurs termes. Car aurait-il fallu, pour commencer, nous présenter plutôt comme soutenant ou refusant la laïcité, vu que nous ne pensons pas en fonction de ce genre de concepts tirés encore de la religion des siècles passés ?

Mais je quitterai bientôt ce pays, et malgré l'intérêt très vif que je porte à tout ce que je vois dans mon voyage, avec des mœurs et des opinions qui m'étonnent, je rêve du moment où je reviendrai en @, où tu as la chance de te trouver.


Jouis du bonheur de vivre en @


Viviane