Je me questionne. Comment fait-on pour agir selon soi-même et pour ceux qui se rapportent à soi? Quelles transformations de soi implique cette action? Et en quoi consiste l’acquisition de cette conscience de caractères, de désirs ou de valeurs qui ne soient pas uniquement personnels? Il me semble que le port de l’habit symbolisera l’acquisition des différentes consciences dont nous parlons et que son usage en sera l’expression. J’imagine que le port de l’habit contribue à l’acquisition du caractère, des désirs et des valeurs qui s’y expriment du fait qu’il affecte la perception d’autrui et que cet effet agit en retour sur celui qui prête son corps, son esprit et son attitude au jeu de la représentation. Mais cette mise en scène ne peut certainement pas être le seul mode de prise de conscience. J’ai même le sentiment que cet état d’esprit en est l’aboutissement, qu’une sorte de maîtrise préalable est nécessaire pour que quelqu’un puisse être à la fois l’objet de la représentation, de la reconnaissance et de la compréhension par les autres. C’est évidemment parce que je réfléchis la question à partir de ma propre expérience plutôt qu’à partir du point de vue des citoyens d’@, que je me heurte à ces questions. Viviane est formée à ce mode de représentation, sa sensibilité est adaptée au jeu, sa conscience habituée à la perception de désirs et à l’expression de valeurs qui ne soient pas uniquement ou même principalement personnelles. Je peux bien imaginer une Viviane capable de connaître une telle liberté d’esprit, mais difficilement l’exercice de cette liberté, sa mise en pratique et l’ensemble des conditions qui la rendent possible. J’éprouve d’ailleurs le même problème avec l’étude de l’Éthique de Spinoza bien que les conditions de transformations de soi et les chemins qui y mènent soient en quelque sorte esquissés et, espérons le, rendus disponibles. Suivez-moi me dit Ariel en se levant, nous allons sortir, je vous emmène au théâtre. Nous quittâmes le salon, où nous étions confortablement installés, pour traverser la ville à pied. J’appris plus tard qu’il était rare qu’un visiteur d’@ puisse avoir l’autorisation d’assister à la représentation d’une pièce de théâtre du répertoire national. La ville était magnifique. Je m’inquiétai au sujet de ce projet car nous n’étions que le matin. Ariel pressait le pas, m’expliquant que nous avions tout juste le temps de nous rendre au Palace. J’eus beau lui poser des questions, il ne me répondait pas, son attitude avait changé et je compris que je l’agaçais, aussi pris-je sur moi de me laisser guider sans parler. J’observai que ses lèvres bougeaient, qu’il était extrêmement concentré, lui qui d’habitude était attentif, volubile et particulièrement intéressé par toute forme de discussion. Que se passe-t-il osai-je lui demander malgré le malaise que je ressentais. Mais je récite la pièce me répondit-il avec un brin d’impatience et comme je n’avais pas prévu assister à la représentation de ce soir je dois m’assurer que je me souviens parfaitement de la pièce qui sera jouée. J’étais interloqué. Tais-toi me dis-je à moi-même et suis. Nous fûmes accueillis au Palace par un jeune homme intrigué qui me dévisagea, pris Ariel à part, avant de revenir vers moi avec beaucoup de courtoisie en m’annonçant qu’il s’occuperait de mon initiation à la participation au théâtre d’@. Ariel me salua et nous nous séparâmes. Je me nomme Lucien me dit le jeune homme, premièrement il vous faut quelques soins, un bain, des vêtements propres et un bon repas. Utilisez la chambre 804, vous trouverez tout ce dont vous avez besoin. La pièce que nous verrons ce soir est exigeante, joyeuse ajouta-t-il mais troublante, détendez-vous et rejoignez moi dans le jardin à 13h30 précise, nous en ferons la lecture. J’étais à la fois inquiet, curieux et complètement déstabilisé. Le théâtre n’était certainement pas en @ un simple divertissement. Vous avez de la chance me dit Lucien. Aussi montai-je à la chambre avec le souci de bien faire. Il n’y avait pas de fenêtre, une salle d’eau, des vêtements suffisamment ample pour que je m’y sente confortable. On m’apporta des fruits, du pain, des fromages et un demi-litre de vin rouge. Je me sentais fébrile, heureux dirais-je et étonné. Je fis de mon mieux pour me détendre avant d’aller rejoindre Lucien dans le jardin du Palace. Vous entendrez et verrez ce soir quelques uns des meilleurs acteurs d’@. La pièce s’intitule La vie est ailleurs, c’est un pastiche du roman de Kundera. Elle commence comme suit : Quand la mère du poète se demandait où le poète avait été conçu, trois possibilités seulement entraient en ligne de compte : une nuit sur le banc d’un square, un après-midi dans l’appartement d’un copain du père du poète, ou un matin dans un coin romantique des environs d’@. Évidemment, me dit Lucien, vous ne pourrez pas la mémoriser mais je vous la récite. Prenant, continua-t-il, instinctivement modèle sur la Vierge Marie, qui fut mère sans l’entremise d’un procréateur humain et devint ainsi l’idéal d’un amour maternel où le père ne s’immisce pas et ne vient pas semer le trouble, elle éprouvait le désir provoquant de prénommer son enfant Apollon, car ce prénom signifiait pour elle celui qui n’a pas de père humain. Je connaissais le roman de Kundera et je fus extrêmement intéressé par sa transposition théâtrale. En fait j’appréciais déjà la drôlerie de ce texte. Mais, j’avais toujours eu de la difficulté à en accepter la critique des poètes et de la poésie. J’étais subjugué par le jeu de Simon, la justesse de ses intonations et sa capacité à passer d’un personnage à l’autre, que ce soit la mère, Jaromil ou le peintre. J’ai beaucoup ri pendant la scène de la beuverie avec les poètes réunis. Allez faire une sieste, me dit Simon, mettez-vous beau et rejoignez moi dans le hall d’entrée à 19h, nous vous assignerons une place. Quel spectacle ce fut! Le théâtre était magnifique, les spectateurs heureux, conscients du moment, attentifs aux moindres intonations, à la moindre réplique. Ce fut une cérémonie joyeuse, intense, exagérée et en même temps véritablement dérangeante. La vitalité des acteurs m’impressionna, Simon était bon mais les acteurs sur scènes dépassèrent tout ce que j’aurais pu imaginer. Jaromil, viens te montrer, lui dit sa mère, un jour qu’elle avait des invités. Mon Dieu, de quoi as-tu l’air! S’indigna-t-elle en voyant sa coiffure soigneusement ébouriffée. Elle alla chercher un peigne et, sans interrompre sa conversation avec les invités, elle lui prit la tête dans les mains et se mit à le coiffer. Et le grand poète, qui possédait une imagination démoniaque et qui ressemblait à Rilke, était sagement assis, écarlate et furieux, et se laissait coiffer; il ne pouvait qu’une chose, arborer son sourire cruel (auquel il s’était exercé pendant de longues années) et le laisser durcir sur son visage. C’était tragique, comique, beau! Je sortis de là bouleversé. Demain, me dit Simon, nous en discuterons avec Ariel et l’acteur qui incarne Jaromil. Je n’avais qu’une envie : retourner au théâtre, mais on ne m’y autorisa pas. |