Chère Laure, Je profite des intempéries qui m'obligent à rester plus longtemps à l'aéroport en attendant mon avion, bloqué par la neige, dans ce pays peu prévoyant où les moindres écarts du climat désorganisent presque l'ordre social lui-même, pour t'écrire quelques réflexions. Je ne me plains pas, certainement, de ce loisir inattendu qui m'a donné l'occasion d'analyser un peu plus un sentiment que je n'arrivais pas à bien définir. Je crois qu'il t'est déjà arrivé de passer par Roissy, et peut-être te seras-tu trouvée comme moi dans l'un de ces très grands halls où l'on se prépare à embarquer, et qui s'avancent sur la piste hors du bâtiment principal. L'espace y est immense, défini de manière souple par des structures d'acier d'apparence extrêmement légère, les parois entièrement vitrées, si bien qu'on s'y sent à la fois à l'intérieur quoique sans être vraiment séparé du dehors. Je m'y trouve très à l'aise, avec un sentiment de liberté et de sécurité à la fois. Je marche, et je peux me promener sans avoir l'impression de tourner en rond, parce que l'espace est vaste. J'aurais envie de sauter pour manifester que les plafonds n'en sont presque pas, tant ils sont hauts et comme sans poids. Il faudrait voler pour les atteindre. Et même si l'espace est assez grand pour me donner l'illusion de ne pas me restreindre, il n'est pas comme la voûte céleste, où l'on se trouve toujours au centre, l'horizon reculant au fur et à mesure qu'on se déplace. On s'y situe, on approche des limites et on y parvient, on garde un rapport à la forme totale, bien qu'elle soit ouverte grâce aux gigantesques vitres. J'ai envie d'y bouger, mais juste pour le plaisir du mouvement. La plupart des gens ne semblent pas faire attention à cette architecture, mais s'agitent au sol pour trouver leur avion, les toilettes, telle ou telle boutique, restant dans tout cet affairement en bas, qui semble comme réduit, presque nié par tout l'espace au-dessus d'eux qu'ils ignorent et qui m'intéresse, m'invite à une méditation dont mon corps n'est pas exclu, puisqu'il se sent appelé à bouger, gratuitement, lui aussi. Mais le contraste est étonnant. Sur le plancher, tout est organisé fonctionnellement, pour traiter les foules des voyageurs efficacement, et ceux-ci s'insèrent entièrement dans cet ordre que l'architecture d'ensemble tend à me faire oublier. On aurait pu, du point de vue fonctionnel, réduire beaucoup les dimensions de ce bâtiment, surtout en hauteur, sans inconvénient. Mais l'architecte semble avoir pris le prétexte de l'organisation fonctionnelle pour exprimer quelque chose qui ne la contredit pas matériellement, mais qui pourtant s'y oppose dans son sens, dans la mesure du moins où cela m'appelle à me lancer dans un autre espace, dans des pensées qui me font plutôt oublier les raisons pour lesquelles je me trouve dans cet aéroport. Je vois les visages inquiets, parce qu'on ne sait quand arriveront et repartiront les avions, et l'architecture m'invite, moi, à ne pas m'en soucier, à entrer dans un autre rythme et d'autres formes de pensée. Car qu'importent les retards en ce lieu ? Ne sont-ils pas même bienvenus ? Mais ce n'est pas ce qu'un aéroport sérieux devrait signifier aux passagers, bien sûr ! Tu te demanderas pourquoi je m'étonne de ce que je te raconte. Car si je te parlais de mes impressions dans un aéroport ou une gare de notre pays, il paraîtrait naturel qu'elles se rapprochent de celles que je te décris. Nous avons été formés à avoir de tels sentiments, et notre architecture vise à les susciter. Mais précisément, je ne suis pas en @, mais à Paris, et la situation est différente. Comment te dire ? Hier, je me promenais dans la ville, et naturellement, je suis allée aussi dans la cathédrale. Tu ne t'étonnerais pas que j'aie perçu que l'architecture était propre à nous plonger également dans ce type de sentiments, quoique d'une autre manière, parce que nous savons que ce genre de bâtiments avait cette fonction, même si elle est affectée, comme je m'en suis encore bien rendu compte, par toutes les marques de leur usage au service d'une superstition que nous méprisons. Mais chez nous, nous avons l'habitude de telles cathédrales, purifiées de ces marques de l'usage superstitieux de nos ancêtres et rendues à leur sens plus noble. Ce sens, nous savons donc le retrouver, et faire abstraction de ce qui le dérange dans les pays où la superstition imprime encore ses marques. En revanche, dans un aéroport étranger, je ne m'attendais pas à me trouver dans une situation analogue. Comment se fait-il que les architectes d'aujourd'hui, auxquels on ne demande que de produire des bâtiments fonctionnels en vue de leurs usages techniques, s'attachent à leur donner un autre sens et y réussissent assez bien ? N'est-il donc pas plus difficile de dévier l'esprit « matérialiste » que celui de la superstition traditionnelle ? En tout cas, ces expériences m'ont réjouie mais m'ont donné aussi une grande nostalgie de chez nous. Te rends-tu compte que tu peux, toi, éprouver à loisir ces sentiments dans leur forme la plus pure ? Cet effet sur nos esprits, sur nos sentiments, sur nos dispositions, nous l'attendons partout de notre architecture, dans nos maisons, dans les bâtiments publics, dans nos parcs. Et surtout, quelle chance nous avons que l'art de l'architecture trouve chez nous ses modèles, ses accomplissements ultimes, son extraordinaire luxe ai-je envie de dire, dans nos temples. J'en parlais hier soir avec un Français qui n'y comprenait pas grand chose et à qui il m'était difficile d'expliquer de quoi il s'agissait. Il s'affirmait athée, et il riait de ce que nous accordions tant d'importance, de ce que nous dépensions tant d'argent à la construction de temples. Il trouvait ridicule que, à ce qu'il avait lu et entendu dire, nous y passions tant de temps, alors que nous nous prétendions aussi délivrés de la superstition. Pour lui, il était évident que des temples ne pouvaient être que liés à des croyances en des dieux quelconques, et que la méditation n'avait de sens que dans le cadre de telles croyances. Je pouvais bien l'assurer que, pour ma part, comme la majorité d'entre nous, j'étais athée aussi bien que lui, ce qui ne m'empêchait pas de passer régulièrement de longs moments à méditer dans nos temples, il souriait d'un air moqueur et ne pouvait même s'empêcher de rire. Et pourtant, j'ai pu constater souvent dans notre conversation à quel point il était lui-même encore passablement superstitieux sans le savoir. Mais je n'avais pas envie d'entrer dans la polémique à ce moment, et j'ai changé de sujet, sans lui enlever ses illusions. Ce dont je rêve maintenant, c'est d'entrer dans le temple qui se trouve tout à côté de chez moi et que tu connais bien. Déjà sous le porche, les bruits de la rue, qui n'ont pas diminué selon leur réalité physique, semblent s'atténuer et s'éloigner. Je passe la porte et je passe au vestiaire pour enfiler une toge. Comme elles sont d'un orange discret dans ce temple, je me souviens que tu trouvais qu'elles nous donnaient l'allure de moines bouddhistes. Puis c'est le silence, cet immense espace architectural, très haut, très vaste, aussi grand que mon hall d'aéroport, mais avec des jeux de lumière combien plus subtils et puissants. Seulement, aucun bruit, rien ne dérange l'impression que donne l'architecture. Les gens ne se pressent pas, tous en toge ils se promènent dignement ou s'assoient plongés eux aussi dans leurs méditations. Aucune contrainte hormis celles qu'exige le recueillement. Nous pensons ce que nous voulons et aucun dieu, justement, ne nous surveille. Nous nous répandons dans l'espace et revenons à nous à notre guise. Personne ne nous parle, personne n'attend rien de nous. Aucune musique ne nous distrait ou n'oriente nos pensées. Il fait beau, je passe au jardin, et c'est le même calme, comme si j'avais quitté la ville. Le soleil, l'eau, les plantes, les arrangements savants des architectes et des jardiniers, qui ne doivent servir à aucun divertissement, mais soutenir seulement nos méditations. Ah ! tu jouis de tout cela et tu n'as pas besoin que je te le décrive. Et ces pauvres gens autour de moi, ici, s'agitent follement, « stressés » très évidemment, comme ils disent, sans cesse inquiets, incapables de s'arrêter un moment sans sentir monter en eux une insoutenable angoisse, avec le sentiment qu'ils manquent quelque chose. Non, je vois bien qu'ils ne sauraient que faire de nos temples et qu'on a raison de les en tenir à l'écart. Ils ne peuvent se recueillir. Quelque chose les pousse, leur ordonne de s'affairer, menace de les punir s'ils n'accomplissent je ne sais quel devoir indéfini, qu'ils ne sont d'habitude pas capables de décrire eux-mêmes, parce qu'il prend toutes sortes de formes, parfois travail, parfois amusements, mais comme s'ils fuyaient toujours le fouet, l'angoisse. Dans nos temples, ils se feraient rattraper par elle, et ils en mourraient. Pour l'en bannir, il faut bien les bannir eux-mêmes. A les fréquenter, je me sens contaminer, et c'est pour eux que je me mets à éprouver quelque souci, quelque inquiétude. Tu vois qu'il est temps que je revienne et que je puisse retourner dans l'un de nos temples, mais pour l'instant je ne peux le faire qu'en rêve.
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