Cher Robert,


Il t’arrive de craindre que les rudes montagnes ne représentent un danger pour moi. C’est peut-être vrai, mais les hommes sont encore bien plus redoutables. Tu pourras en juger par la péripétie que je vais te raconter, désagréable en elle-même, mais intéressante par les réflexions qu’elle a provoquées.

Après une balade avec Hugues le long d’un torrent de montagne, nous rentrions joyeux à notre camp. Toute l’équipe était là, installée à table à bavarder devant une bière comme d’habitude. Tu sais que leur sentiment à l’égard de Hugues, et à mon égard aussi par contrecoup, est un peu ambigu, parce que, même s’ils le trouvent sympathique en général, ils restent dérangés par son étrangeté et un certain mystère qui l’entoure. L’un de nos compagnons, le petit plaisantin railleur du groupe, a lancé en nous voyant arriver « Ah ! voilà nos clandestins qui ont fini d’échanger leurs secrets. Je me demande bien ce qu’ils ont à cacher. » Un autre a ajouté « Oui, Hugues, raconte ! Qu’est-ce que tu nous caches ? » Et un troisième « Jacques, toi, parle, dis-nous ses confidences ! » Et tous se sont mis à manifester leur curiosité sur un ton entre la taquinerie et la défiance. J’ai répondu que nous ne nous cachions pas, mais que nous cherchions la tranquillité pour discuter. Et Hugues a plaisanté en mettant le doigt devant la bouche comme pour dire chut.

Alors, le moraliste de l’équipe, prêtre officieux de la bonne pensée, a rajusté ses lunettes pour nous débiter le sermon sentencieux qu’il avait déjà dû méditer depuis longtemps avant de trouver enfin l’occasion de nous en faire profiter. Entre nous, dit-il, nous sommes de bons camarades et nous avons tous eu le temps de faire connaissance. Nous parlons de tout, et personne ne cache rien. Nous sommes en totale confiance. Et moi, je trouve que la franchise est très importante entre nous qui travaillons ensemble et qui vivons étroitement ensemble dans ce lieu isolé. Il faut que chacun sache qu’il peut compter sur les autres. Je veux que nous puissions savoir que personne n’a d’intentions secrètes, dont il faudrait peut-être nous méfier… Mais je n’accuse personne non plus d’en avoir. Seulement, quand on sent que certains ont leurs secrets qu’ils ne veulent pas partager, il n’est pas étonnant que cela mette mal à l’aise. On ne sait pas à qui on a affaire. Et alors, il y a inévitablement de la méfiance. C’est normal. Parce que, au fond, pourquoi voudrait-on cacher quelque chose si on n’a pas peur que les autres le sachent ? Et qu’y a-t-il à craindre si ce qu’on pense n’offense personne ? Je ne veux pas dire qu’il y ait des crimes qui se mijotent, bien sûr. Mais, même s’il n’y a rien à reprocher à ce qu’on nous cache, le simple fait qu’on refuse de le dire signifie comme un certain mépris de ceux à qui on le cache, juste parce qu’on cache quelque chose. Comme s’ils ne seraient pas capables de comprendre. Pour moi, la camaraderie suppose la transparence. Nous devons pouvoir nous regarder franchement dans les yeux, sans sous-entendus, sans distance. Tu fais comme tu veux, Hugues, mais ne t’étonne pas si tu te fais tenir à l’écart, puisque tu t’y es mis toi-même. J’irais même plus loin, et je dirais qu’être vraiment humain, c’est tout partager avec les autres. Mais, bon, c’est mon opinion, à moi... et peut-être pas seulement à moi… j’espère.

Tous manifestèrent leur accord, les uns par une expression, un geste, les autres plus bruyamment. Puis on se mit à regarder Hugues, l’air de le défier.

Il les regardait, encore légèrement surpris. Puis il leur répondit. Chers camarades, je ne croyais pas, ni ne voulais vous offenser. Et je ne m’en sens vraiment pas coupable non plus. Je ne me souviens pas de vous avoir fait le moindre tort. N’ai-je pas fait ma part dans tous nos travaux ? N’ai-je pas été poli et aimable avec vous tous ? Ai-je rien fait qui vous justifie de me soupçonner de mauvaises intentions à votre égard ? Vous ai-je fait des promesses que je n’aurais pas tenues ? Vous me reprochez de vous cacher quelque chose. Mais quoi ? Ne vous ai-je pas dit tout ce qu’il pouvait importer que vous sachiez, sans mentir ? Je peux certainement vous regarder dans les yeux, franchement, et en parfaite bonne conscience. Vous soupçonnez que j’ai des secrets que je ne vous dévoile pas. Mais n’en avons-nous pas tous ? Qui d’entre vous a-t-il déjà dit le fond de sa pensée sur tous les points, à chaque instant, sans réserver quoi que ce soit pour lui ? Franchement, la vie en société deviendrait intolérable si chacun se sentait, je ne dis pas même l’obligation, mais simplement le droit de dire tout ce qu’il pense, à tout moment. Prétendrez-vous que vous ne pensez jamais de mal les uns des autres ? Et voudriez-vous dire à chacun le mal que vous pensez de lui ? Notre belle camaraderie ne durerait pas bien longtemps. Vous le savez bien, et vous ne le faites pas. Voilà déjà des secrets que vous ne voulez pas partager, au moins pas avec tous, et surtout pas avec la personne la plus concernée. Il n’est même pas rare que les absents se voient traités bien plus mal que lorsqu’ils sont présents. Et je ne veux pas défendre la médisance par là. Je ne crois pas que vous puissiez m’en accuser, et je m’en garde bien en tout cas. Je me demande ce qui en moi éveille vos soupçons. Et je suppose que ce doit être le fait que j’ai des mœurs et un caractère un peu singuliers, et non l’absence de franchise. Désolé, mais je croyais, à vous entendre, que vous vouliez être tolérants et ouverts. Or je ne crois pas que vous désiriez réellement que je vous dise tout, comme si c’était possible d’ailleurs. Vous vous ennuieriez rapidement si je commençais à vous tenir de longs discours sur toutes mes opinions. Ce que je me sens reprocher, c’est autre chose, un manque de partage, non pas de secrets, mais d’intérêts. Il y a certains jeux, certaines conversations qui ne m’intéressent pas. Il y en a d’autres qui m’intéressent et qui ne vous intéressent pas. Vous trouvez peut-être que notre camaraderie serait plus entière si nous partagions toujours, ou au moins plus souvent, les mêmes intérêts. Mais à quoi servirait votre tolérance, si vous vouliez forcer tout le monde à partager les mêmes intérêts ? Vous aimez les conversations générales, les activités en groupe, et je ne vous le reproche pas. Mais de mon côté, quoique j’y participe parfois, je préfère la méditation solitaire ou la discussion plus serrée avec une ou deux personnes. Est-ce un crime à vos yeux ? Vous semblez y voir une bizarrerie. Pourquoi pas ? Alors, admettons-le, je suis bizarre. Mais avouez que nous le sommes tous un peu. Et vous n’allez pas me condamner pour l’être trop à votre avis ! Parmi mes bizarreries, il y a que je suis un peu plus discret que d’autres, peut-être. C’est mon caractère. Est-ce condamnable à vos yeux ? Discutons-en si vous voulez. J’aime beaucoup tous les sujets moraux, et nous pourrons en prendre l’un ou l’autre à votre guise et les mettre en discussion. Vous verrez que je ne me refuserai pas à me livrer franchement à ces discussions si vous le désirez. Quelle question voudriez-vous mettre sur la table ?

Il se tut et les regarda, interrogateur. Nos camarades restèrent silencieux, mal à l’aise et hostiles. Notre moraliste semblait à la fois embarrassé et fort fâché. Il ruminait, les traits tendus. Au bout d’un moment de silence gêné et gênant, il reprit la parole. Tu fais exprès de ne pas me comprendre. Nous ne sommes pas ici à l’université. Nous ne voulons pas de discussions savantes, comme dans un séminaire académique. Nous cherchons une camaraderie spontanée et sympathique, simple, directe, sans formalités. Et justement, toi, tu restes distant, méditant on ne sait quoi de ton côté, un peu méprisant envers nous. Et tu insistes encore, avec ta proposition de discuter à ta façon. Nous partageons ici des sentiments ; pas des idées abstraites. En fait, tes secrets, si c’est des théories alambiquées, tu peux les garder pour toi en effet. Mais si tu n’exprimes pas des sentiments de franche camaraderie avec nous, il est bien normal que nous te sentions étranger. Et puis, ce n’est pas par manque d’ouverture. Tu peux bien faire et penser ce que tu veux. Mais nous, nous aimons communiquer, et toi tu te places à l’écart et tu nous observes de loin, en gardant pour toi tes jugements sur nous. Te crois-tu plus ouvert que nous ? Tu crois que nous te rejetons parce que nous sommes peu tolérants. Non, c’est toi qui nous rejettes parce que tu es peut-être tolérant, mais pas ouvert, parce que tu ne veux pas t’ouvrir à nous. Au fond, c’est ça que tu veux, que tu nous tolères et que nous te tolérions. Pauvre relation humaine !

Il se tut et prit une mine un peu affligée. Les autres l’approuvèrent, quoique certains parussent un peu déçus, ayant espéré, je crois, quelque issue plus polémique. Ils se résignaient à la « tolérance », alors qu’ils auraient aimé une sorte d’action plus punitive, au moins en paroles et en attitudes. Plusieurs montraient d’ailleurs qu’ils n’avaient pas renoncé à une bouderie assez démonstrative. Je me sentais accablé par ce rejet, alors que je ne tenais pourtant pas beaucoup à qui que ce soit de ce groupe, qui m’était indifférent au fond. Pour moi aussi, en somme, l’idée d’un rapport de camaraderie un peu distante aurait pu décrire l’attitude que j’avais. Je m’étonnais donc de voir à quel point ce que j’éprouvais comme le rejet du groupe m’attristait, maintenant qu’il se manifestait avec force. Quant à Hugues, il ne s’était pas montré particulièrement ému, et il s’était contenté de conclure en disant « eh bien, restons bons camarades. » Il faisait comme si simplement l’affaire était réglée et que tout était de nouveau en ordre. Je cherchais à deviner s’il était en réalité dépité, fâché, déçu, indifférent, voire amusé, sans réussir à le deviner.

C’était le soir, et je comptais parler de tout cela avec Hugues le lendemain, puisque nous avions prévu une nouvelle promenade ensemble après nos travaux de restauration avec l’équipe, qui nous traitait en fait tous les deux avec une froideur mal dissimulée par quelques faux sourires, et parfois clairement affichée. Le groupe nous avait mis dans une sorte de quarantaine psychologique. Et encore, malgré moi, j’en souffrais bien plus que Hugues, à ce que je pouvais voir.

Une fois que nous fûmes hors de vue du campement sur notre chemin, j’interrompis la conversation sur un de nos sujets habituels pour demander à Hugues comment il avait éprouvé l’incident de la veille, et nous engageâmes la conversation suivante :

– Je trouve cette histoire fâcheuse, et d’autant plus que tu es, Jacques, impliqué dans ce rejet, et que tu sembles en être fort attristé.

– Ne t’inquiète pas. Je m’en remettrai.

– Bien. Je suis d’ailleurs heureux de pouvoir en discuter avec toi. J’ai été surpris de l’unanimité avec laquelle nos camarades ont jugé qu’il n’était pas permis d’avoir des secrets, et que c’était contraire à la franchise de la camaraderie. J’aurai bien besoin de ta connaissance des gens de chez vous pour tenter de le comprendre. Il me semblait qu’on valorisait aussi dans la culture occidentale le respect d’une vie privée. Mais j’ai eu l’impression hier, et déjà un vague sentiment à d’autres moments, que l’on n’y donnait pas une grande signification, et moins encore peut-être dans le milieu de ceux qui s’adonnent à certaines activités généreuses et louables comme celles que nous faisons ici. On se voue au bien de l’humanité, et l’on imagine que ce dévouement implique qu’il n’y ait plus de différences importantes entres les individus. Par conséquent, on ne perçoit la vie privée que comme un obstacle à la fusion des hommes dans un même élan, une même coopération. Alors que reste-t-il de la vie privée, sinon le droit d’avoir chacun ses petites marottes purement anodines.

– Tu as raison. Nous sommes dans un milieu un peu particulier, qui ne représente pas l’ensemble de notre société, même s’il est assez international. Il y a une mentalité, comment dirais-je, un peu anarchiste. C’est étrange parce que les anarchistes insistent sur la valeur des individus. Mais en fait, en tout cas dans la branche que nous trouvons parmi nos camarades, ils valorisent davantage le groupe et se méfient de l’individu et dévalorisent même la vie privée, comme si elle était bourgeoise et mauvaise. On croit y voir poindre l’égoïsme, c’est-à-dire le pire des vices. Mais dans le reste de la société, faut-il dire dans la société bourgeoise ? on tient beaucoup à la vie privée.

– Tu crois donc que l’épisode d’hier soir n’aurait pas pu arriver dans les plaines, comme tu les appelles parfois ?

– Laisse-moi y réfléchir un peu. J’éprouve une gêne à répondre résolument dans un sens ou dans l’autre… En fait, je vois des exemples où des scènes semblables ont lieu effectivement. Dans les familles par exemple, on pourrait voir des scènes analogues, où l’on reproche à l’un des membres d’être trop « renfermé », de ne pas se confier, de garder pour lui ses soucis, de ne pas se fier suffisamment aux autres membres de la famille. Et il peut arriver que l’insistance pour garder sa vie privée aboutisse aussi à un certain rejet. Là, en revanche, on ne se référera pas à la camaraderie de tous les humains, mais à l’intimité de la vie familiale et à la confiance qu’il doit y avoir au sein d’une même famille, comme s’il y avait entre tous ses membres un lien qui rendait inutile en son sein la vie privée et excluait presque le secret. De l’autre côté, on acceptera l’idée de secrets de famille, et on la trouvera même très importante. Là, le respect de la vie privée consistera à être tout à fait solidaire avec la famille, et à garder jalousement face à l’extérieur les secrets partagés. Mais toutes les familles n’ont plus cette morale, me semble-t-il, ou ne la respectent plus aussi rigoureusement.

– Alors qu’est-ce qu’on entend par la vie privée, en dehors de cette sphère familiale privée ? Y a-t-il place pour une vie privée des individus ?

– Tu sais qu’il y a des professions qui ont le devoir de garder secrètes les informations privées dont les professionnels disposent. C’est le cas notamment des médecins et des avocats. Cela veut dire qu’on considère, entre autres, que chacun a le droit de garder le secret sur son état de santé. Et pourtant, si c’est la loi, la position officielle, j’ai l’impression que la morale habituelle prend en revanche de moins en moins au sérieux ce droit. Et même, par toute sorte de codes éthiques, en général, je crois qu’on tente de détourner les protections légales de la vie privée et d’obliger à l’aveu des secrets privés, moralement, ou plutôt juridiquement dans la mesure où ces codes deviennent comme des prolongements de la loi et sont de plus en plus traités comme s’ils étaient obligatoires aussi. Bref, oui, il me semble que dans le monde bourgeois aussi, le droit à la vie privée est de plus en plus miné et contesté, avec aussi le soupçon qu’elle soit le refuge de l’égoïsme. Mais on tient à le défendre encore officiellement. C’est assez embrouillé. La même personne peut s’en réclamer à un moment et l’attaquer à un autre moment.

– N’est-ce pas le signe qu’on ne tient plus sérieusement à la possibilité d’une vie privée ? Tu me donnes une perspective un peu inattendue sur votre morale bourgeoise en la rapprochant bien plus que je ne l’imaginais d’une morale anarchiste ou communiste. Dans ce cas, nos camarades du camp ne sont-ils pas en réalité particulièrement représentatifs de la direction dans laquelle se dirige l’ensemble de la vie bourgeoise ? N’en sont-ils pas l’avant-garde ?

– Peut-être que je me suis trompé en les estimant anarchistes. Communistes, comme tu dis, conviendrait mieux en un sens général du terme. J’allais ajouter dans le sens où les anarchistes l’entendaient, ce qui me ferait tourner en rond. En tout cas, la vie privée n’est certainement pas leur plus grande valeur. Ils sont, disons, socialistes, si l’on entend par là qu’ils font prédominer la société ou le groupe sur l’individu, et qu’ils demandent à celui-ci de se voir pour l’essentiel comme une partie du groupe. Il se peut, me dis-je maintenant, que la valeur de la vie privée disparaisse, et qu’elle se soit même déjà passablement estompée, malgré les discours officiels.

Nous avons continué notre discussion en prenant des exemples, d’une part dans la vie de notre équipe, qui avait retrouvé son statut de modèle, et parmi les événements de la vie bourgeoise qui me venaient à l’esprit. Hugues était très intéressé par le sujet et avait envie de savoir à quel point l’individu chez nous pouvait s’assimiler à sa société, petite ou grande, à la famille déjà, qui était pour mon ami @ une configuration sociale inconnue. Et je m’étonnais moi-même à quel point cette assimilation m’apparaissait comme bien plus complète que je ne l’imaginais. Nous n’avions pas oublié la question du secret, mais ne l’abordions que de manière oblique, et je compte y revenir plus directement dans nos prochaines promenades.

A notre retour, nos camarades étaient de nouveau attablés, comme d’habitude, et ils se turent, nous regardant avec une feinte indifférence ou une certaine hostilité, l’un d’entre eux sifflotant exprès. Nous n’y fîmes pas attention, dîmes quelques mots banals comme d’habitude, et ils reprirent leurs conversations en se détournant de nous pour nous signifier qu’ils ne tenaient plus compte de nous.

Cher Robert, que dis-tu de cette idée qui est en partie nouvelle pour moi, que dans notre société nous ne tenons plus à la vie privée, et que, malgré les apparences lorsqu’on s’en tient aux discours officiels, nous devenons de plus en plus « communistes » ?


Avec toute mon amitié


Jacques



Cher Jacques,


Je te crois aisément quand tu m’avertis que les hommes sont plus dangereux que les montagnes. Et ce n’est pas pour me rassurer alors que tu me racontes comment vos camarades vous ont mis en quarantaine parce qu’ils vous considèrent comme trop étranges. J’espère que tout en restera à cette bouderie que tu me décris à la fin de ta lettre, et que vos compagnons ne se lanceront pas dans des brimades, insidieuses ou plus directes. Leur hostilité paraît assez profonde. Et puis il y a le fait que vous êtes seuls ensemble sur cette montagne. Quand on vit dans la société plus large, il n’est pas trop grave de se faire mettre à l’écart par un groupe, même si c’est la famille, parce qu’on peut limiter les rapports avec lui et se tourner vers d’autres gens. Mais dans ce cas, ton équipe est toute votre société. Soyez donc prudents.

J’ai trouvé d’ailleurs révélateur que votre conversation, en principe sur le secret, se soit orientée vers le statut de la vie privée dans notre société, et vers le rapport entre le groupe et les individus. C’est en tout cas en pratique justement le problème qui se pose concrètement pour vous. Le groupe peut-il vraiment tolérer l’existence indépendante des individus ? Il semble bien que ce ne soit pas le cas dans la petite société particulière dans laquelle vous vous trouvez. Vous vous demandez si la vie privée ne serait pas en train de disparaître dans notre civilisation en général. Tu voudrais savoir si je constate aussi que notre société serait devenue de plus en plus « communiste ». En fait, j’aurais plutôt utilisé le terme totalitariste, en me méfiant quand même d’une éventuelle tendance à dramatiser exagérément.

A vrai dire, quand j’ai commencé à recueillir mes idées sur ce sujet, puis à regarder autour de moi, à rappeler mes souvenirs, j’ai eu un autre sentiment, celui d’une lutte entre deux classes, l’une désirant exercer un pouvoir totalitaire sur le monde, et visant à supprimer la protection de la vie privée dans le peuple, et l’autre désirant conserver cette liberté et protestant, plus ou moins vivement, contre ces tentatives. Ne voit-on pas en effet cette lutte de tous côtés ? Certains voudraient par exemple utiliser les moyens informatiques et internet pour récolter le plus grand nombre de données personnelles sur tout le monde, tandis que d’autres cherchent les moyens de les protéger et de mettre des bornes à cette récolte ou à l’usage des renseignements personnels. Bref, alors que la classe dominante, la plus riche, tente de percer la frontière de la vie privée, et de la supprimer, l’autre classe s’insurge et la défend. Et les premiers, les agresseurs, se défendent en avançant toute sorte de sophismes pour faire croire qu’ils continuent à respecter la valeur de la vie privée. Tout cela ne montre-t-il pas que cette valeur persiste bien ?

Malgré tout, il faut avouer que la classe dominante avance, tandis que le peuple ne se défend que mollement et recule. On voit partout les gouvernements justifier l’intrusion dans la vie privée par la référence à la supposée nécessité de dépister les organisations et les projets terroristes, à repérer même les velléités terroristes qui pourraient un jour devenir de vraies intentions chez des personnes encore innocentes. Et la plupart de ceux à qui j’en parle autour de moi placent leur sécurité au-dessus de leur liberté individuelle et sont prêts à sacrifier leur intimité pour se voir mieux protégés, à ce qu’ils pensent. Les uns regrettent le conflit entre ces deux valeurs, et disent se résigner en dépit de pouvoir les concilier. Les autres se réjouissent même de voir la vie privée des individus violée, rendue publique, soumise au jugement moral de tous, de manière à ce que les moindres manquements aux normes acceptées puissent être condamnés. Et les deux partis ont l’habitude de se justifier ou de se consoler par la même formule : quant à moi, je n’ai rien à cacher – sous-entendu : je suis innocent.

Et quand j’y réfléchis, surtout à partir de cette position qui consiste à tenir pour à peu près équivalentes l’innocence et la transparence, je me demande si, effectivement, la valeur de la vie privée, dans la mesure où elle implique la possibilité du secret, d’une conscience morale individuelle et d’une responsabilité morale individuelle aussi, ne devient pas de plus en plus inconsistante dans la vie réelle, même si elle garde son prestige officiel dans le discours d’apparat. Bref, j’en viens à vous donner raison dans une assez bonne mesure, quoique je continue à croire que la résistance à la liquidation de cette valeur soit plus forte qu’elle n’en a l’air.

Il est vrai que j’ai l’habitude de craindre la venue d’une forme de totalitarisme quelconque, et d’en voir des signes de divers côtés. En y réfléchissant, je me pose la question de savoir si la bataille contre lui ne se jouerait pas dans la lutte pour conserver la valeur de la vie privée, au sens fort, qui implique le droit au secret et à une sorte d’immunité. Car si la société, que ce soit le gouvernement ou d’autres pouvoirs sociaux, voire nos simples semblables, peut intervenir dans la sphère de notre vie privée et s’y ingérer pour faire pression par ses jugements et condamnations, morales ou judiciaires, alors nous avons une situation qui est exactement celle du totalitarisme.

Mais quand je cherche à savoir comment défendre le droit à la vie privée et au secret, d’une manière positive, je me vois plus embarrassé. Serais-je déjà contaminé par l’opinion dominante sur ce point ? En tout cas, je serai extrêmement curieux de connaître vos réflexions sur le sujet.

Mais sois prudent et tiens compte, je t’en prie, du fait que tes camarades sont peut-être déjà plus qu’ils ne le croient dans l’esprit du totalitarisme, et probablement pas prêts à badiner dans ces matières.


Avec toute mon amitié


Robert



Cher Robert,


Je tiens compte de ton avertissement, dont j’ai déjà eu l’occasion de vérifier la justesse. Nos chers camarades continuent leur bouderie, en l’agrémentant de petites brimades sournoises, désagréables, mais heureusement pas trop graves pour l’instant.

Merci de tes réflexions sur la vie privée. Je vois que ton diagnostic de l’état moral de notre société est très proche du mien et le confirme. D’ailleurs je suis entièrement d’accord avec toi sur la pertinence de l’usage du terme totalitarisme pour caractériser ce que je nommais, en hésitant, communisme. Je voulais insister sur le fait que l’individu se trouvait étroitement soumis au groupe. Mais c’est aussi généralement le cas dans le totalitarisme, quoique l’attention soit plutôt orientée vers l’imposition par un pouvoir supérieur. En fait le totalitarisme n’est efficace que lorsqu’une grande partie de la population y participe. Si une bonne partie de nos camarades refusait de nous bouder, la pression diminuerait grandement, même si notre moraliste, par exemple, avait une autorité supérieure, comme notre chef, pour tenter d’imposer sa morale.

Après avoir reçu ta lettre, j’en ai exposé les arguments à Hugues, et nous avons repris la discussion à partir de là. Mais nous avions déjà abordé ensemble le thème du secret, dont je t’écrivais que c’est sur lui que je désirais faire porter nos discussions. Et il nous est aussi apparu, comme à toi, que l’une des idées qui conduisait à s’opposer à la reconnaissance d’une sorte de droit au secret, c’était celle de la valeur particulière de la transparence. Comme tu le dis, pour se montrer bons ou innocents, beaucoup prétendent qu’ils n’ont rien à cacher. Et s’ils peuvent se montrer tels qu’ils sont, sans crainte, c’est qu’ils ont conscience d’être en tout conformes à la morale commune, et immunisés par conséquent contre tout jugement négatif. Ou du moins, ils jugent que leurs petites déviances ne portent pas à conséquence, qu’elles sont pardonnables, et ils acceptent déjà les petites réprimandes qu’ils peuvent avoir méritées. Il y a de toute manière dans notre morale l’idée qu’il est humain de se tromper, et qu’il faut reconnaître par conséquent que personne n’est parfait. Pour être bon, ou justifié au fond, il suffit de ne pas pécher trop gravement contre la morale, et de s’y soumettre en reconnaissant ses fautes, ce qui les rend dignes d’être pardonnées. C’est notre morale actuelle que je décris, et en le faisant je constate sa proximité avec celle du christianisme, avec la pratique de la confession, notamment, où le pécheur, s’il n’a pas péché trop gravement, s’il sait se reconnaître pécheur, peut avouer ses péchés et se faire pardonner contre un acte de soumission, en acceptant quelque punition symbolique. On ne fait encore guère autrement dans l’institution des prisons, qui sont conçues de plus en plus comme des lieux de rééducation. Là aussi, l’aveu ou la confession est un moment essentiel, et il interdit le secret, au moins face à Dieu ou à ses prêtres. La prétention de garder un secret semble être perçue comme une offense aussi dans notre morale actuelle, comme une forme d’orgueil, un des grands péchés, on le sait, comme la prétention d’être le seul juge de notre monde intérieur, et donc comme une sorte de mépris du jugement des autorités morales. Simplement, chez nous, ce n’est plus Dieu et ses prêtres, mais la société, la plus grande aussi bien que la plus petite, constituée des gens qui vivent directement autour de nous.

Nous nous étions mis d’accord avec Hugues sur cette analyse, et d’autant plus facilement qu’il me faisait confiance pour la question de l’observation de notre société, puisqu’il ne la connaît que peu par expérience directe, quoiqu’il soit très attentif au petit échantillon que nous en avons ici, sur lequel il pouvait vérifier mes observations. Mais, comme tu le remarques pour toi, quelque chose m’empêchait de renverser entièrement les valeurs de la pratique du secret et de la recherche de la transparence. Je ne suis de loin pas insensible à la valorisation morale de la sincérité, de la franchise, de la candeur, d’un idéal dans lequel les gens pourraient se montrer sans fard et s’ouvrir mutuellement, sans réserve, leur cœur. N’est-ce pas l’idéal de l’amitié ? Et cela ne dépasse-t-il pas la morale chrétienne ? N’est-ce pas même à certains égards un idéal contraire au christianisme, tel qu’il a dominé historiquement dans notre civilisation ? J’y perçois davantage l’atmosphère de la chevalerie, avec son idéal de loyauté totale, quoique je sache bien, et Hugues me le faisait remarquer d’ailleurs, que le secret joue un rôle très important dans la littérature courtoise, par exemple. Bref, quand quelqu’un, comme notre moraliste, en appelle à ma franchise, je ne suis pas indifférent, et je me sens mal de devoir prendre du recul pour disputer, plutôt que de m’ouvrir simplement. Je demandais donc à Hugues s’il ne reconnaissait pas ce sentiment, s’il n’aspirait pas à une amitié dans laquelle les amis s’ouvriraient entièrement l’un à l’autre. Et je lui demandais aussi si en @ cet idéal n’était pas présent.

Hugues m’assura aussitôt que, lui aussi, il partageait l’idéal d’une amitié où l’on puisse avoir une parfaite confiance réciproque et s’ouvrir avec une entière franchise. Et il pensait qu’en cela, il avait un sentiment proche de nombre de ses concitoyens. Mais une telle amitié ne se confond pas avec la camaraderie, telle qu’on peut l’espérer dans une situation telle que la nôtre au camp. Et elle ne se confond pas non plus avec de nombreuses amitiés plus ordinaires, qui ne font qu’approcher d’assez loin cet idéal, sans du tout l’atteindre tant soit peu. D’ailleurs n’est-il pas normal qu’on n’atteigne pas l’idéal, qui nous guide en restant généralement au-delà de ce qui peut être réalisé ? Or la véritable amitié est une très grande chose, qui est très rare aussi. On aurait donc tort d’appliquer à des formes inférieures de sentiments de sympathie que nous pouvons avoir, à la camaraderie par exemple, les principes de l’amitié. Les exigences de transparence de nos camarades n’étaient que des revendications hypocrites, s’ils se rendaient compte que notre rapport était infiniment inférieur à l’amitié vraie, ou des preuves de l’incapacité de concevoir même des rapports humains tels que cette forme d’amitié. Il aurait été quant à lui, Hugues, un parfait sot, s’il s’était laissé persuader que les sentiments assez faibles qui nous attachaient dans notre équipe pouvaient justifier de se comporter entre nous comme des amis. C’était à ses yeux mépriser l’amitié ou s’en montrer indigne que de pouvoir en imaginer l’idéal réalisé ou approché dans la faible camaraderie, déjà déficiente, de nos compagnons. Il n’éprouvait donc absolument aucune gêne, contrairement à moi, de ne pas répondre aux folles accusations de nous ouvrir sans restriction à la société médiocre dans laquelle nous nous trouvions. Et au contraire, cette demande de leur part l’avait définitivement persuadé, s’il ne l’était déjà suffisamment, de se tenir intérieurement tout à fait à l’écart de telles gens.

Comme tu partages mon sentiment, tu imagines peut-être le choc que fut pour moi son discours si ferme contre toute possibilité de partage d’un sentiment amical avec nos camarades. Et ce qui m’apparut comme une sorte de dureté de sa part atténua beaucoup la joie que j’avais eue de l’entendre me déclarer si nettement son accord sur l’idéal de l’amitié que je lui avais décrit. Pouvait-on être si méprisant envers des camarades, imparfaits certes, tout en visant l’idéal de l’amitié ? Je lui dis que, pour ma part, je comprenais bien que nos camarades avaient des défauts, mais qu’ils étaient nos semblables et qu’ils méritaient qu’on les traite le plus possible en amis, si l’on voulait donner à l’amitié une chance dans la réalité. Peut-être en effet n’avaient-ils pas une notion très claire ni très élevée de l’amitié, mais ne fallait-il pas leur donner autant que possible l’exemple et les inviter ainsi à changer de sentiments ?

Hugues me considéra un moment en silence, pensif. Puis il me répondit. Nous sommes suffisamment amis pour que je puisse t’exprimer mes pensées sur ce point, ce que je ne ferais avec personne d’autre dans notre campement, et que je ne ferais pas même avec toi si je soupçonnais que tu risquerais de le rapporter en mauvais lieu. Non, décidément non, je ne me sens aucun devoir, ni aucune inclination à traiter comme des amis des personnes qui n’en sont évidemment pas pour moi, et dont je ne conçois pas même comment ils pourraient le devenir. Et je t’avoue que pour nos camarades actuels, je n’en vois pas un dont j’aie le moindre espoir de faire un ami. C’est même un point sur lequel j’imagine difficilement pouvoir me tromper. Alors quel sens y aurait-il à m’ouvrir à eux comme à des amis ? Ce ne serait pas même une façon de les éduquer comme tu le crois. Non seulement ils ne sont pas mes amis, mais ils ne peuvent être amis de personne, parce qu’ils sont tout à fait incapables de véritable amitié. Tu me diras qu’en les éduquant ils pourraient le devenir. Mais ils sont déjà adultes, et s’ils en avaient l’étoffe, cela se verrait. Alors, les faits étant ce qu’ils sont, au moins selon mon expérience et celle de bien d’autres, dont ceux que je considère comme sages, je jugerais vain et nuisible d’agir à l’encontre de ce que je reconnais comme la réalité. Ne faut-il pas traiter les choses et les hommes en fonction de ce qu’ils sont, et non en les imaginant tels que nous voudrions qu’ils soient ? Je ne dis pas que je désire provoquer leur hostilité, ni leur montrer du mépris en affichant mon idée de leur limitation, et je préfère avoir avec eux le meilleur rapport possible, le plus amical en un sens large, mais sans illusion sur le fait que nous ne deviendrons pas des amis.

J’étais étonné de sa détermination et de son ton ferme sur cette question. Je lui fis cependant remarquer qu’il n’y avait pas tant de risque à tenter au moins de les inviter par sa propre attitude à un rapport plus amical, et de tenir compte du fait que notre jugement sur ce qu’ils sont n’est pas si certain qu’on ne puisse être surpris de les découvrir meilleurs qu’on ne l’avait cru. On ne pouvait qu’y gagner s’ils se révélaient plus capables d’amitié qu’on ne l’avait pensé, et on ne perdait pas grand-chose dans le cas contraire. Il serait assez tôt alors pour prendre les distances nécessaires. Car ne faut-il pas expérimenter avant de juger, donner la chance à ce qu’il y a de meilleur de se montrer, ou laisser les événements vérifier notre impression négative ?

Il resta de nouveau silencieux à méditer, avant de reprendre la parole. Bien entendu, je partage ta méthode en règle générale, et je veux me laisser instruire par l’expérience. Si elle ne m’avait encore rien appris de bien avéré sur le sujet, j’essaierais de procéder un peu comme tu le proposes. Mais je ne suis plus un enfant, et je crois que l’expérience a déjà abondamment parlé, et que je connais un peu les hommes, même s’ils me restent encore bien mystérieux sur bien des points. Ce qui m’étonne maintenant, c’est que toi, qui as à peu près mon âge, tu ne croies pas avoir encore une expérience suffisante pour juger, non pas avec précipitation, mais après un temps d’observation et d’essais raisonnables, comme nous en avons eu largement l’occasion avec nos camarades, de leur aptitude à devenir des amis. Car n’est-ce pas quelque chose qui nous importe depuis l’enfance, à quoi nous avons été très attentifs, et sur quoi nous avons longuement réfléchi, à partir de très nombreuses expériences ? N’est-ce pas un sujet que nous voyons discuter par tout le monde, abordé fréquemment dans la littérature par les meilleurs esprits ? Bref, n’avons-nous pas une expérience telle qu’elle nous permette d’avoir, sinon une certitude absolue, une assurance suffisante pour la pratique courante ? Pour moi, je veux bien qu’on m’avance des arguments sceptiques montrant que je ne peux être absolument certain que le feu brûle, malgré toute l’expérience que j’en ai, et je suis prêt à reconnaître la validité de ces arguments, mais je n’irai pas pour autant essayer de griller ma main pour voir. Et je n’irai pas non plus traiter en ami quelqu’un dont je vois avec une assurance suffisante qu’il ne peut en être un. Il me semble que dans mon pays la plupart de ceux que je considère comme justement lucides et capables d’amitié raisonneraient à peu près comme moi. Je constate qu’il n’en va pas de même pour toi, alors que nous pouvons effectivement être amis, et je me demande pourquoi ton expérience dans ta propre société n’aboutit pas aux mêmes résultats. Et c’est une véritable curiosité que cette différence entre nous éveille en moi.

Mais c’est la même chose pour moi ! m’exclamai-je aussitôt. Je ne comprends pas comment il se fait que toi, mon véritable ami, au plus haut point sensible et intelligent, tu ne partages pas mon désir de favoriser l’amitié à tous les degrés et le plus largement possible entre les hommes, même s’il faut prendre le risque de se voir contrecarré par les faits. Si tu me demandes si nos camarades me paraissent très doués pour l’amitié, tu sais bien mon sentiment, nous avons suffisamment parlé d’eux, les observant et analysant en mille occasions, pour savoir que je les estime plutôt limités dans ce domaine et que je suis assez d’accord avec toi à ce sujet. Mais j’ai toujours pensé que la noblesse de sentiment consistait à considérer autant que possible les hommes selon ce qu’ils pourraient être de mieux plutôt que selon leurs défauts les plus apparents. J’aurais parié que tu pensais comme moi.

Donc, enchaîna-t-il, ce n’est pas tant la différence de diagnostic sur les capacités des divers individus qui nous sépare, mais une question de morale. Si je me donne pour but l’amitié, je sais qu’il me faut sélectionner, et même sévèrement, pour ne la rechercher qu’avec les rares qui en sont capables. Toi, au contraire, tu veux donner à chacun la chance de partager avec toi le plus d’amitié possible, même si c’est finalement peu de chose. Et je me demande si le sentiment que tu penses devoir éprouver pour en faire le mobile de tes attitudes envers les autres, ce ne serait pas davantage quelque forme de charité que l’amitié, telle que je la conçois du moins. Tu me parles de noblesse, et je suis prêt à considérer comme extrêmement noble l’amitié. Mais nous devons avoir de cette noblesse une idée un peu différente aussi. Selon toi, elle exige du plus noble, et pour être justement plus noble, une sorte de complaisance pour les moins bien doués, afin de les aider. Et je veux bien te suivre dans une certaine mesure. Mais alors, il ne s’agit plus d’amitié, mais d’une bienveillance générale. Et c’est elle qui réclame de ne pas trop exiger pour choisir ses objets. Au contraire, si je vise l’amitié, la sélection est essentielle, et elle doit même être impitoyable, dirais-je, au risque de te faire sursauter, comme c’est le cas. Oui, ici, c’est l’amitié qu’il s’agit de réaliser, et la noblesse qui s’y rattache vient de la noblesse de l’amitié elle-même, et non de quelque condescendance, qu’elle exclut au contraire. C’est pourquoi je n’éprouve aucune culpabilité à exclure tous nos camarades d’une possible amitié avec moi, et, loin de me sentir fautif de les rejeter dans cette perspective, je me sens plus noble de le faire sans hésitation ni le moindre remords.

J’avais sursauté en effet, et j’étais resté un moment abasourdi. Après avoir repris un peu mes esprits, je lui exprimai mon sentiment. Je ne sais si je peux t’approuver, fis-je, mais d’une certaine façon je t’admire. Comment peux-tu ainsi repousser nos camarades et la grande majorité des hommes avec tant de détermination, sans états d’âme ? Même si je te donnais entièrement raison, je ne parviendrais pas à une telle implacable sévérité. Pour m’enlever le sentiment de culpabilité qui accompagnerait une telle résolution, il me faudrait un exercice d’années et d’années. Comment as-tu fait pour y parvenir ?

Il eut comme une petite hésitation. Je ne sais trop que te répondre, dit-il, parce qu’il me semble que ce long exercice, je dois l’avoir commencé avant de me décider à l’entreprendre, dans l’enfance, en partie grâce à mon éducation. Nous ne sommes pas imprégnés par l’idée de l’égalité des hommes, mais on nous met couramment face à des défis, que tous ne peuvent relever également. Nous sommes toujours confrontés à ces différences d’aptitudes, et nous avons l’habitude de juger chacun en fonction de ses capacités, de toutes sortes d’ailleurs. Donner la louange aux uns et non aux autres, le blâme de même, c’est courant dans toute notre éducation. Et si l’on rit de la vanité de ceux qui prétendent être ce qu’ils ne sont pas, on ne condamne pas, mais favorise la fierté de ceux qui ont raison d’être fiers parce qu’ils sont réellement capables de ce qu’ils prétendent. Tu parlais de noblesse, et la noblesse exige qu’on se distingue de ce qui est plus bas, et qu’on le sache.

Mais, interrompis-je, une telle éducation ne conduit-elle pas à des haines incessantes ?

Il me démentit, admettant pourtant que la jalousie, l’envie étaient des sentiments qu’on trouvait partout, et dont il ne voyait pas qu’ils soient moins présents chez nous, croyant même avoir perçu qu’ils dominaient bien davantage dans notre civilisation.

Que dis-tu de tout cela ? Je sais que tu sens plutôt comme moi, et je serai très curieux si tu trouves le moyen d’argumenter en faveur de ce que nous sentons comme bien-fondé dans notre attachement à un sentiment que Hugues perçoit comme celui de charité, quoique je me demande s’il n’est pas peut-être plus universel et plus compatible avec l’amitié qu’il ne le pense.


Avec toute mon amitié


Jacques



Cher Jacques,


Ta remarque sur la bouderie qui s’accompagne de brimades n’est pas rassurante. Méfie-toi de ces prêtres de la transparence et de la grande camaraderie, qui pourraient se sentir justifiés de vous punir encore plus qu’ils ne le font.

Merci des considérations très intéressantes sur l’amitié. Mais je vois que tu as de nouveau dévié de la question du secret. Je vais finir par croire que tu veux, finalement, garder envers moi le secret sur ce sujet.

Ceci dit, j’ai suivi avec un vif intérêt les péripéties de ta discussion avec Hugues sur l’amitié, d’autant plus que, comme tu le supposais, je partage certains de tes sentiments. Mais je dis certains seulement, parce que, si moi non plus je ne pourrais pas avoir le même détachement que Hugues pour refuser de considérer des quantités de gens comme dignes de mon amitié, je me sens parfois plus proche de lui que de toi. Tu as toujours été plus sensible que moi à la camaraderie. Et c’est pourquoi, quand tu m’as proposé de venir avec toi à ce camp de montagne, je n’étais pas fâché d’avoir autre chose à faire, parce que je ne recherche pas particulièrement ce genre de sociabilité, et moins encore dans un cadre où elle est imposée et où il est à peu près impossible de la fuir. Dans les faits, en somme, je tends à sélectionner aussi mes relations. Je ne refuse pas des camaraderies occasionnelles, ni des amitiés plus banales, mais je m’arrange pour ne pas me laisser prendre ni y consacrer plus de temps que je ne veux. Alors, quand Hugues défend l’idée de l’importance de sélectionner ses relations amicales, je suis d’accord avec lui. Mais il reste que, comme toi, quand on me reproche mon caractère trop peu sociable avec certaines personnes, je ne peux m’empêcher de me sentir un peu coupable. Autrement dit, je ne suis pas tant choqué que toi par la position de Hugues, mais j’aimerais bien au contraire apprendre comment atteindre sa sérénité dans le refus des relations qui m’ennuient. Ce qui me retient, c’est peut-être en partie le scrupule que tu exprimes, de favoriser l’hostilité entre les hommes en affirmant trop franchement mon manque d’intérêt pour beaucoup de personnes et pour toute sorte de sociétés. Sur un autre point, je ne suis pas très d’accord avec Hugues, celui de la forme d’élitisme qu’il dit avoir été caractéristique de son éducation. Je préfère croire les hommes assez égaux en général, et défendre mon droit à ne pas fréquenter tout le monde par autre chose que la perception de leur indignité. Il me suffit de me référer à mon goût, et de me dire que j’ai bien le droit de fréquenter ceux qui me plaisent, sans pour autant mépriser les autres.

Quant à ce que te dit Hugues de son éducation, préparant à l’amitié, j’en ai été étonné, parce que cela contredit l’idée qu’on s’en fait ici. Si, au lieu d’être élevés dans des familles, les enfants sont élevés tous dans des provinces éducatives, il semble que ce qu’ils doivent apprendre surtout, c’est précisément la vie en groupe, et par conséquent la camaraderie, plutôt que le goût de relations particulières et choisies, comme dans l’amitié, ce qui semblerait davantage favorisé par la vie dans les familles.

Mais je n’insiste pas sur ce sujet, parce que tu vas en profiter pour éviter encore de me répondre sur celui qui m’intéresse le plus, celui du secret, dont les enjeux me paraissent très importants. De mon côté, je défends la vie privée, comme je te l’écrivais, contre les tendances totalitaires de notre société. Mais je suis sensible à un argument contraire. Aussi différents soient-ils entre eux, les hommes ont besoin les uns des autres et doivent communiquer pour vivre ensemble, s’organiser, coopérer, se comprendre, se sentir solidaires les uns des autres. Or le secret, qui est certainement indispensable dans bien des situations pratiques, a l’inconvénient de mettre des obstacles à cette communication, de la limiter et d’introduire ainsi une certaine suspicion entre les hommes, défavorable à la vie en société. Je vois bien que je ne peux pas tout dire à n’importe qui. Mais j’aimerais vivre dans une société où ce serait possible, et il me semble que je dois donc m’efforcer d’approcher le plus que je peux de la plus grande franchise avec ceux que je fréquente. Je vois bien que les deux exigences ne sont pas tout à fait compatibles, et qu’il est un peu contradictoire de vouloir à la fois la vie privée et la communication la plus franche et entière. Malgré tout, ne pourrait-on pas imaginer une société idéale dans laquelle les deux pourraient se réconcilier ? Chacun aurait le droit de faire ce qu’il veut et de penser aussi ce qu’il veut, et l’on respecterait cette liberté. Pour cette raison, il n’y aurait plus de raison de se cacher aux yeux des autres et de garder des secrets. Il est vrai qu’il me faudrait ajouter que, dans cette société utopique, les hommes seraient généralement bienveillants, de sorte que personne n’aurait à craindre de voir ses secrets utilisés contre lui. Bon, je vois bien qu’il me faut recourir à l’utopie et qu’il est facile de me répondre que ce n’est pas la situation réelle, malheureusement.

Alors, si tu as l’occasion de continuer à méditer ce sujet et d’en rediscuter avec Hugues, ne manque pas de m’écrire à ce propos, et ne trouve pas de nouveaux prétextes pour dévier vers d’autres thèmes, pas au moins avant d’avoir traité celui-ci.


Avec toute mon amitié


Robert



Cher Robert,


Tu seras surpris de recevoir si rapidement une réponse à ta dernière lettre. Les événements se sont précipités, et je me trouvais dans la vallée au moment où ta lettre est arrivée. Comme j’y reste quelques jours, j’en profite pour t’écrire aussitôt. Par coïncidence, hier, lors d’un tour en montagne avec Hugues, j’étais revenu sur le thème qui t’intéresse le plus, celui du secret, et me voilà prêt à t’en parler davantage après ces discussions. Au retour, nos camarades nous regardaient d’un air étrange, un peu narquois, avec quelque malice dans l’expression, comme s’ils nous avaient préparé quelque mauvais tour. Et après le souper, Hugues est tombé malade, avec une forte indigestion. J’étais inquiet, pensant à un empoisonnement. Je n’avais pas tout à fait tort. Un de nos camarades qui s’était montré discret dans les attaques que nous subissions, un Japonais réservé et aimable avec tous, nous compris, me fit signe et me dit de ne pas nous soucier trop, qu’il savait qu’on avait voulu faire une farce de mauvais goût à Hugues, et que ce qu’on avait mis dans son assiette n’était pas destiné à le rendre gravement malade ou à le tuer, mais juste à le déranger sérieusement. Il ne savait pas d’ailleurs quel produit on avait utilisé. Je décidai de descendre Hugues dans la vallée dès le petit matin pour le faire examiner à tout hasard. Et voilà, il se remet, et après un ou deux jours de repos, nous pourrons remonter, comme c’est sa volonté, alors que je lui proposais de quitter aussitôt notre campement en l’invitant à venir passer un moment chez moi. S’il avait accepté, tu aurais eu l’occasion de le voir et de discuter directement avec lui de la nature de son éducation. Mais il tenait à rester, jugeant d’ailleurs qu’après avoir trop bien réussi leur mauvaise plaisanterie, nos camarades se seraient sentis mal à l’aise et se calmeraient. Nous verrons. Mais maintenant, tu connais les circonstances qui m’amènent à te répondre si vite.

A propos déjà de ta remarque sur l’éducation en @ qui semble devoir être une éducation à la camaraderie plutôt qu’à l’amitié, j’en ai parlé à Hugues, qui me dit que c’est en partie une fausse idée qu’on se fait en jugeant que les enfants sont éduqués en masse dans les provinces, parce qu’ils ne sont plus dans les familles, alors qu’en réalité, la province n’est pas une seule grande école, avec d’immenses dortoirs, mais une foule d’écoles plus particulières, diversifiées, où l’on éduque généralement les enfants de manière individuelle. Mais sur un point, il reste vrai que les enfants devant vivre plus constamment avec plusieurs autres, la camaraderie y joue un rôle important. Et justement, selon lui, on apprend à faire la différence entre la camaraderie et les relations plus amicales, de sorte qu’on ne verrait guère chez lui la confusion que font nos camarades du camp, qui attribuent à la camaraderie des privilèges qui ne sont que ceux de l’amitié, alors qu’ils réduisent par ailleurs l’amitié à la camaraderie, l’une et l’autre étant mal comprises selon lui.

Mais je ne veux pas risquer de justifier ton reproche de chercher à noyer la question du secret. J’y viens donc.

Tu sais la question que je me posais et que je posais à Hugues, de savoir pourquoi il faudrait renoncer à parvenir à la plus grande ouverture (ou, si tu veux, transparence) possible avec tout le monde, indépendamment du degré d’amitié. Il va de soi qu’on n’a pas envie de parler de tout avec tout le monde. Mais est-ce une raison pour cacher quelque chose, ce qui me paraissait être un degré de méfiance peut-être inutile, excepté dans des cas plus rares ? Tu remarquais la tendance au totalitarisme de nos sociétés, et nous étions d’accord pour interdire la contrainte à la transparence (par l’espionnage ou les tribunaux par exemple) aussi bien face à l’État que face à la société en général, là où l’on peut craindre un usage de la connaissance de notre vie privée à notre encontre. Mais cela vaut-il pour les rapports individuels, dès qu’il y a une certaine amitié ou camaraderie ? Est-ce que l’idée que, dans ces rapports personnels, la morale demande de ne rien cacher sans raison spéciale, n’est pas valable ?

Pour clarifier les choses, nous avions tenté de distinguer entre deux problèmes, qui se recoupent en partie, celui de la vie privée et celui de la liberté individuelle. Nous étions d’accord à propos de celle-ci pour réclamer le respect d’une sphère de pensée et d’action dans laquelle nous devions rester libres. Mais le caractère privé d’une partie de notre vie est encore autre chose, dans le sens où il implique, certes cette liberté, mais davantage encore, à savoir précisément la protection de l’intimité, et par conséquent du droit de ne pas révéler à autrui ce qui fait partie de cette sphère privée. Bref, la vie privée ainsi comprise implique le droit au secret. Et c’est la valeur de cette vie privée, son extension, et la pertinence de nous réclamer du secret qu’elle autorise, qui a retenu notre attention et mobilisé notre réflexion.

Le fait que nous avions commencé par orienter notre discussion vers la distinction entre la véritable amitié, qui implique une grande confiance, et la camaraderie, qui ne la suppose que dans une mesure bien plus limitée, a d’abord influencé notre manière d’aborder la question du secret lui-même. Nous avions déjà constaté ma tendance égalitaire et la tendance élitiste de Hugues, même si ce n’était pas une franche opposition entre nous deux, et nous avions remarqué aussi que cette divergence caractérisait celle des morales de nos deux cultures respectives. J’essayais donc d’argumenter en disant que, s’il est vrai qu’il m’avait déjà passablement convaincu du fait que l’idéologie égalitaire ne tenait pas strictement, je continuais à penser que, dans la plus large mesure, il fallait traiter les autres de la manière la plus égalitaire possible, indépendamment du fait de savoir si, objectivement, on pouvait établir des inégalités, et, un peu comme toi, j’ajoutais que, précisément, la plus grande confiance entretenue avec tous ou presque tous était importante pour vivre en bonne entente avec notre entourage. Hugues était d’accord en principe, tout en remarquant qu’il importait tout autant de savoir que cette égalité n’était que feinte, comme dans la politesse, et qu’il ne fallait pas la prendre plus au sérieux qu’un dispositif pour conserver la paix et l’agrément général des relations sociales. Mais si l’on voulait éviter le totalitarisme, qu’il nommait parfois le totalitarisme de la politesse, et que je tendais à nommer plutôt le totalitarisme de la bien-pensance, il fallait justement conserver assez strictement la vie privée, et en faire pour ainsi dire un article essentiel de la politesse ou de la morale générale. J’en suis venu à lui accorder ce point, mais avec la restriction qu’il valait mieux cependant privilégier la considération de l’égalité en pratique et de la plus grande franchise et transparence dans les relations privées, plutôt que d’introduire la méfiance en affichant qu’on estime ceux avec qui on vit à divers degrés comme inférieurs et indignes de partager nos sentiments et pensées.

Alors Hugues proposa une manière de revenir à notre problème en envisageant l’égalité sous un autre angle, pour mettre entre parenthèses notre divergence sur l’élitisme et l’égalitarisme. Dans ce but, il remarqua que l’égalité pouvait être vue comme signifiant une égalité de valeur, mais aussi comme signifiant une sorte d’identité fondamentale de nature, telle que les différences entre les hommes soient, sinon niées, du moins rendues accidentelles et sans grande pertinence morale. Or, dans ce sens, il affirmait pour sa part l’importance de la différence entre les individus, et d’une différence telle qu’elle rendait souvent la compréhension sur de nombreux points difficile, voire impossible, en dépit d’une sorte de communication générale qui se fondait sur la communauté de nature représentée par le fait que les hommes sont justement, sous nombre d’aspects, des semblables. Il attribuait à ce degré d’égalité générale la possibilité des morales communes, qui valent dans chaque civilisation, et qui, pour beaucoup de gens, sont presque l’ensemble de la morale. En revanche, remarquait-il, les différences importantes qui peuvent exister entre les individus correspondent aussi à des orientations morales différentes, qui peuvent être telles que la compréhension entre les unes et les autres, et aussi la compréhension qu’on en peut avoir à partir de la morale commune, est limitée et en partie impossible, du moins pour ceux qui ne sont pas capables d’une grande souplesse et sensibilité morales. Or disait-il, le respect de la vie privée par les autres, et sa défense par soi-même, donc l’aptitude et la détermination à garder des secrets, sont essentiels pour ceux qui diffèrent le plus de la norme de la nature humaine la plus commune, selon laquelle se définit aussi la norme de l’égalité morale. Bref, me disait-il, vous tendez à insister très fortement sur cette égalité, alors que nous mettons quant à nous l’accent sur l’inégalité. C’est pourquoi la tendance totalitaire lui paraissait puissante dans notre société. Et il avait beau jeu de prendre l’exemple de ce qui venait de se passer dans notre camp, en montrant que c’était cette tendance qui expliquait l’attitude finalement assez violente de nos camarades.

Il m’est encore difficile de te dire à quel point il m’a convaincu. Théoriquement, je ne vois pas comment contester son argument. Mais dans les faits, j’avoue que ma sensibilité résiste encore, et que mon penchant pour l’égalité reste vif, quoique je me demande comment éviter la conséquence totalitaire que Hugues met en évidence.

Comme tu le vois, alors que je suis très touché par ce qui est arrivé sur notre montagne, je peux trouver à cet événement au moins un point positif, c’est que j’aurai pu enfin répondre à ta question.

Ne t’inquiète pas pour la suite de notre séjour. Je crois qu’après cette crise, la tension aura diminué et que nous pourrons cohabiter avec nos camarades, sinon dans une grande sympathie, du moins dans une certaine tranquillité. Je te redonnerai des nouvelles.


Avec toute mon amitié


Jacques