Guide du touriste en @




Relations sociales

Introduction

Inutile de le nier, celui qui va pour la première fois en @ doit s'attendre à subir un choc considérable. Il s'y attend d'ailleurs, tant les histoires circulent sur le sujet. Mais il convient de cerner plus précisément la mentalité de ce peuple, qui, il faut l'avouer, paraît souvent plus difficile à comprendre pour nous que les indigènes des tribus les plus sauvages et les populations dont la culture est la plus éloignée de la nôtre, même si, par la langue, par le rapport aux sciences, à la littérature et par mille points, nous sommes proches parents. Pourtant, il est courant que le premier contact avec ces gens soit, disons-le, traumatisant. Bien des visiteurs ne s'y habituent pas, et quittent le pays aussi vite qu'ils le peuvent. Toutefois, avec de la persévérance, beaucoup de volonté, on parvient non seulement à s'habituer, mais même à prendre un certain plaisir, bien qu'on ne parvienne jamais à être tout à fait à l'aise dans ce type de rapports sociaux. Mais aussi, nous n'avons pas eu leur éducation, et nous ne pouvons pas, à part quelques exceptions, oublier à tel point nos propres façons d'être. Au moins, une fois averti, s'attendant à ce qui va se passer, on peut espérer atténuer le choc. Et si de plus, on parvient à comprendre un peu l'attitude si étrange des habitants de @, on peut au moins éviter les pires malentendus. C'est le but des quelques réflexions que j'aimerais vous soumettre en introduction.

[On saute ici quelques exemples]

La façon dont on se représente le plus souvent cette attitude apparemment si hostile des @, à partir de ce que racontent presque tous ceux qui ont fait un rapide voyage chez eux, c'est que ce peuple est terriblement hautain, agressif, rustre, en tout cas sans politesse, et pourtant infatué d'une espèce de finesse très déplaisante, mal disposé face aux étrangers, prenant un malin plaisir à les insulter sans cesse. Présentés ainsi les @ sont tout à fait insupportables et condamnables. Sans nier les actes, il faut cependant corriger un peu l'interprétation. Et pour commencer, il est juste de faire remarquer à quel point l'idée qu'ils seraient mus par une haine des étrangers est fausse. Il est impossible de ne pas se sentir visé par ce qu'on appelle leurs insultes, et de ne pas chercher au début les raisons de leurs attaques en suivant notre sentiment qu'ils nous repoussent en tant qu'étrangers. Nous sommes si vexés que nous ne parvenons pas à prendre un peu de recul pour faire une constatation essentielle et qui est très importante pour nous aider à modérer nos réactions émotives : ils se comportent exactement de la même manière entre eux. Il faut donc savoir que, comme étrangers, vous n'êtes pas du tout leur cible préférée, loin de là. Si l'on comprend cela, le rapport n'en devient pas plus agréable, je le concède, mais au moins la fausse impression d'être particulièrement visé peut être contrée par une tentative de tenir compte du fait qu'il s'agit d'un mode de comportement général chez eux, qui ne nous concerne pas en particulier. Je vous conseille donc de prendre le temps, en étouffant un peu votre indignation dès que possible, d'observer les groupes de @ autour de vous et de vous convaincre qu'ils pratiquent aussi entre eux ce qui nous paraît être de l'insulte.

Pour un Américain, le contraste est aussitôt très frappant. Il vient d'un pays où l'habitude est de sourire dès qu'on entre en contact avec quelqu'un, au point que ne pas le faire est déjà une marque non seulement d'impolitesse, mais presque d'hostilité. Dans les rapports sociaux, l'habitude veut que chacun s'efforce d'éviter ce qui pourrait marquer le désaccord, et il pense devoir feindre, voire à la limite éprouver, une sorte de sympathie positive avec les pensées et les sentiments de ceux avec lesquels il entre en relation. Rien de tel en @. Le sourire est loin d'être obligatoire, il est même relativement rare, et exprime une réelle sympathie, je veux dire une sympathie particulière pour quelqu'un, qu'on n'exprime de loin pas à tout le monde. Certains éprouvent déjà l'absence de ces signes de sympathie conventionnels comme une froideur pénible. Mais s'il n'y avait que cela, on ne s'en plaindrait pas avec tant d'acrimonie. Non contents de ne pas nous sourire, ils nous insultent. C'est du moins ce que nous éprouvons, et nous avons tendance à nous fâcher, parce que nos manières sociales réprouvent l'insulte et justifient tout à fait qu'on y réagisse très vivement. On sait en revanche ce qui se passe en @, parce que la plupart des étrangers vivent la même aventure générale, et sont estomaqués de voir que leur colère, loin de pousser les @ à se sentir coupables et à chercher à se réconcilier et à se faire pardonner, provoque l'effet contraire. Pour le coup, ils se moquent ouvertement du colérique en marquant leur plus parfait mépris. Évitez donc à tout prix de vous mettre en colère, même si vous avez l'impression qu'ils cherchent à vous fâcher et que vous croyez devoir leur montrer qui vous êtes. Si vous vous y laissez aller, au lieu de vous affirmer, vous sentirez que vous vous êtes défaits et votre sentiment de dignité tombera au minimum.

Si vous avez réussi à suivre mon conseil et à les observer un peu, vous remarquerez vite que — et c'est extrêmement étonnant pour nous — ils semblent généralement tout à fait insensibles aux insultes, qu'ils les prennent avec une légèreté invraisemblable, et qu'elles sont plutôt l'occasion pour eux de se moquer de celui qui les leur lance, s'ils ne les ignorent pas tout à fait. C'est pourquoi, en vous fâchant, en cherchant à les insulter à votre tour, vous provoquerez l'effet contraire à celui que vous espérez. Si vous discutez du sujet avec eux et que vous leur demandez pourquoi ils acceptent les insultes, pourquoi ils ne se sentent pas vexés et obligés à défendre leur honneur, si graves que soient les insultes, ils vous répondent qu'ils ne sont pas assez sots et bêtement émotifs pour se fâcher de mots, et que les insultes caractérisent celui qui les profère, et non celui à qui elles sont adressées. Ils ajoutent que pour cette raison, si elles expriment des sentiments bas, c'est à ceux qui s'y sont laissés porter qu'il convient d'avoir honte, et non à ceux qui les entendent. Et c'est un mystère de la puissance de l'éducation qu'ils parviennent apparemment sans peine à rire de ce qui nous fâche.

Vous me direz qu'ils se condamnent eux-mêmes par leur mépris des insultes, alors qu'ils ne cessent d'en lancer à tout le monde. Mais sur ce point, si vous restez suffisamment longtemps en @, vous en viendrez à faire une distinction importante. Premièrement le sentiment que vous avez d'être insulté à tout moment ne correspond pas au fait qu'on vous ait insulté selon leurs notions. Ou plutôt, il faut distinguer dans leur sens les basses insultes, qui correspondent à des sentiments vulgaires, et qui ne sont pas vraies, ne correspondant pas au caractère effectif de la personne insultée. Elles manifestent de la bêtise chez l'insulteur. Il en est d'autres, qui sont davantage des moqueries, et qui sont d'habitude faites sur ce ton, qui visent des ridicules réels chez celui dont on rit. Et ces moqueries sont non seulement acceptées, mais souvent appréciées, non seulement par les tiers, mais également par celui qu'elles visent. Elles peuvent donner lieu à des réponses moqueuses à leur tour, ou à l'acceptation, souvent sous une forme humoristique également, bien qu'elles puissent être prises très au sérieux.

Comme tout étranger, je me suis souvent au début de mon séjour en @ demandé quel malin plaisir les poussait à ces comportements très vexants les uns face aux autres. Soupçonnant quelque noirceur cachée sous leurs plaisanteries, j'évitais de leur en parler directement, par ce souci de politesse de chez nous, qui évite les affrontements directs. Et c'est une erreur dans ce cas. En effet, quand je me suis résolu à en parler franchement avec eux, à ma surprise, ils n'ont fait aucune difficulté pour m'expliquer leur façon de voir. Et je ne sais si j'ai pu l'accepter entièrement, mais au moins cela a beaucoup allégé mes rapports avec eux. Je vais donc vous rapporter leur explication, en espérant qu'elle aura un effet semblable sur vous et vous facilitera le saut. Car il faut bien avouer que le sentiment de recevoir à tout moment des douches froides ne peut pas être tout à fait évité, et qu'eux-mêmes ne l'évitent pas non plus d'ailleurs.

Leur éducation leur a appris à développer leur esprit critique sur toute chose, et tout particulièrement sur ce qui concerne la conduite des hommes, la leur comme celle des autres. Or ils estiment que cette perpétuelle réflexion morale ne serait pas complète, peut-être pas même vraiment possible, si elle ne pouvait se faire ouvertement dans les rapports sociaux. Il faut disent-ils que chacun puisse critiquer les autres, et cela dans ses comportements concrets, et il faut aussi que chacun puisse savoir autant que possible la façon dont les autres jugent et éprouvent sa propre conduite. Peut-être ne serions-nous pas tout à fait opposés à cette idée. Mais nous ajouterions qu'il faut prendre des précautions quand nous critiquons quelqu'un, pour ne pas le blesser, pour lui présenter les choses de la manière la plus posée et la plus raisonnable. Nous ajouterions que la franchise de la critique ne doit pas aller jusqu'au point de limiter la liberté des autres, et qu'il faut respecter leur sphère privée, leurs sentiments, en évitant d'interférer autant que possible, et en ne le faisant qu'avec de grands ménagements lorsque c'est nécessaire. Car, ajouterions-nous, chacun a le droit de penser comme il lui plaît et d'agir de même, tant qu'il ne nuit pas aux autres. Nous éprouvons donc leur façon directe, sans ménagement, de faire savoir aux autres ce qu'ils pensent d'eux et de leurs manières d'agir comme une façon intolérable d'intervenir dans leur sphère intime et de bafouer leur liberté.

Ce n'est pas du tout ainsi qu'ils raisonnent. Ils prétendent même donner une bien plus grande valeur à la liberté que nous. La vraie politesse, entre personnes libres, disent-ils, ne consiste pas à cacher aux autres ce qu'on pense d'eux. Cela, c'est de l'hypocrisie, et une forme de mépris profond pour eux, puisqu'on pense en fait que peu importe qu'ils vivent dans l'illusion. Il faut au contraire leur faire savoir ce qu'on pense, et non seulement ce qu'on pense, parce que dans le domaine moral, c'est aussi ce qu'on sent qui compte. Le respect de leur liberté de penser exige qu'on les aide à percevoir les diverses manières dont on peut voir et sentir ce qu'ils font, car c'est alors seulement qu'ils peuvent décider en connaissance de cause et juger d'une manière véritablement libre. Ce qu'on s'interdit, pour respecter leur sphère de liberté, c'est de les contraindre à adopter un mode de comportement qu'ils refusent, au moins lorsqu'il ne s'agit pas de les empêcher de nuire. En revanche, leur dire et leur montrer notre façon de les juger, c'est les aider à devenir plus libres. Quant à ceux qui ne supporteraient pas de savoir que les autres les désapprouvent sur certains points, ils manifesteraient par là combien ils sont peu libres, et combien il méritent justement d'être blâmés. Et s'ils ne reculent pas devant la moquerie, les remarques acerbes, qui nous choquent tant, c'est parce que, disent-ils, les pensées qu'il s'agit de faire connaître ne sont pas des idées abstraites, mais des sentiments moraux, et que c'est leur mode d'expression sans lequel on ne peut les comprendre.

Il m'a fallu assez longtemps pour accepter cette façon de voir et au moins pour pouvoir me raisonner et ne pas trop me sentir vexé face à leurs remarques et attitudes. Je ne dirai pas que j'en sois au point de me sentir tout à fait à l'aise avec eux, mais j'avouerai que, m'efforçant de prendre leurs critiques dans un bon sens, j'ai souvent été amené à modifier, dans un sens positif à mon avis, bien des façons de voir. Heureusement, lorsque je reviens chez nous, après un petit temps d'adaptation, où mes habitudes prises en @ provoquent bien des indignations, je retrouve vite mes vieilles coutumes, je redeviens souriant et un compagnon tolérable dans nos contrées. C'est vous dire — ce qui vous plaira certainement — que, quand ils viennent chez nous, les @ ont également des efforts à faire pour apprendre à cacher leurs sentiments et à jouer les rites de notre politesse. Mais je les connais, et je vois bien que leurs sourires supposément bienveillants gardent quelque chose de très moqueur pour celui qui les connaît. Bref, je ne crois pas par ces explications vous épargner le choc, et si j'étais un @, j'ajouterais que je ne le veux surtout pas, quoique je sois persuadé aussi qu'il faut l'atténuer en éliminant autant que possible les malentendus, qui subsisteront de toute manière en nombre bien suffisant, afin que ce choc puisse devenir bénéfique au visiteur qui saura persister dans sa volonté de comprendre l'étonnant pays de @.