L'Amuseur des Peuples

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Des sanctions contre le gang des voleurs @

Il est neuf heures du matin. Les grandes et luxueuses limousines arrivent devant le nouveau palais de l'ONU, pour la première session de travail du conseil de sécurité depuis l'inauguration, dont on se rappellera la grande fête à laquelle elle a donné lieu. Voici la Cadillac du président Américain, B***, noire et imposante, avec le traditionnel drapeau aux étoiles. Immédiatement derrière, c'est la Bentley du premier ministre britanique, C***. Ah, la technique traditionnelle et soignée de nos amis anglais ! Mais voici la Mercedes de la chancelière d'Allemagne, le chic, le luxe, la fiabilité. Quel plaisir d'observer tout cela depuis notre salle de presse du nouveau bâtiment, sur le grand écran haute définition, don de Sony, qui fait presque toute une muraille ! Mes confrères sont éblouis comme moi, on peut voir très bien tout ce qui se passe. Voici que je perçois grâce à un zoom la Rolex du président français, qui vient d'arriver avec sa merveilleuse épouse dans la mousseline semi-transparente de sa robe Dior. Et la sécurité y gagne infiniment, depuis que seules les caméras officielles approchent les grands personnages de notre monde. Les Russes et les Chinois sont arrivés aussi. La séance du conseil de sécurité va commencer. Nous n'y aurons pas accès, mais nous allons patienter en discutant au luxueux bar qu'on a mis à notre disposition, avec l'excellent scotch offert. On voit que notre monde sait apprécier la presse.

Et de quoi discutera-t-on à cette séance très importante du conseil de sécurité ? Justement de la façon de traiter les filous qui cherchent à détruire notre ordre social. Comment contraindre à l'honnêteté une bande de voleurs qui se retranchent pour se défendre derrière leur supposée souveraineté nationale ? Comme si une quelconque souveraineté pouvait justifier le crime. Les États-Unis demandent avec insistance un renforcement des sanctions économiques contre @ et une menace ferme d'intervention militaire si dans quelques mois ces sanctions n'ont pas d'effet. Les Européens, Français, Allemands et Anglais les soutiennent, entièrement en ce qui concerne le renforcement des sanctions, mais préfèrent pour l'instant laisser ouverte la voie de la négociation. Enfin les Russes et les Chinois traînent les pieds et ne parviennent pas à se décider. Pour quels intérêts veulent-ils tolérer plus longtemps le vol à grande échelle, au niveau international ? On se le demande.

Ce nouveau palais de l'Onu est vraiment admirable. Saviez-vous que c'est l'un des bâtiments les plus solides de toute la planète ? On a fait des tests sur la structure en n'hésitant pas à y lancer deux Boeing télécommandés pour s'assurer qu'elle résisterait à leur impact. Il va falloir que Ben Laden trouve d'autres méthodes s'il veut s'attaquer à ce genre de bâtiments. Nous nous sentons très en sécurité. On nous a déjà présenté l'observatoire de la presse au-dessus de la grande salle, où l'ensemble des nations a débattu récemment, dans une certaine confusion, des questions que doit résoudre le conseil de sécurité. Nous surplombons la salle, séparés par une vitre de sécurité, dont on nous assure qu'elle pourrait résister aux tirs des plus gros calibres. J'ai été très sensible au fait qu'on prenne soin de la sécurité des journalistes, si souvent exposés au danger (seulement cette année, il y a déjà eu 32 morts ou blessés dans notre profession).

Il est toujours intéressant de savoir ce que disent nos confrères au bar. La jeune journaliste de « Pékin aujourd'hui » a mis un de ces petits tailleurs serrés et colorés tout à fait charmants qui montrent comment la mode chinoise a fait d'énormes progrès depuis quelques décennies. Je lui demande son sentiment sur cette nation criminelle de @ et leur pratique éhontée et ouverte du vol. J'aurais aimé qu'elle s'indigne avec moi sans ambiguïté. Mais, dommage, elle hésite et veut entrer dans la nuance. Sans doute quelques restes d'une vieille politesse chinoise. Mais malheureusement, elle partage peut-être l'attitude équivoque de son pays. Elle me dit que c'est un problème difficile, et elle allait entrer dans je ne sais quelles nuances diplomatiques. Je l'ai aussitôt interrompue par la vraie question : « êtes-vous en faveur du vol ? » Elle m'a répondu que non, et je suis heureux que cette charmante collègue manifeste une attitude morale.

Quelques journalistes viennent d'arriver au bar et discutent vivement. Ils ont fait quelques pas dehors, et ont vu de près les manifestations, qu'on nous avait annoncées, mais qui n'ont pas été présentées sur notre écran, sans doute parce que la police les retient à bonne distance. Ils confirment ce que nous savions, que ce sont des étudiants, des partisans de ce que les gens du milieu appellent l'« open source », et naturellement, on s'y attendait bien, des membres des divers partis pirates. Les pirates et les voleurs, tout cela, c'est un monde qui se soutient. J'ai demandé si l'on n'y trouvait pas aussi les partis extrémistes. Mais ils n'ont rien vu qui leur permette de répondre.

Voilà, on nous annonce que le conseil de sécurité a décidé de maintenir et de renforcer, mais plus modérément que les Américains ne l'auraient voulu, les sanctions économiques.

J'ai eu au téléphone quelques personnalités politiques. Le socialiste R*** est assez satisfait de la décision. « Je trouve que la position des Européens est modérée et juste. » Le député de droite X*** n'est pas de cet avis : « La sécurité de notre ordre mondial est en jeu. On ne peut tolérer d'État pirate. Il faut agir plus fermement. » La présidente du parti Vert M*** est déçue du renforcement des sanctions : « Il faut donner sa chance à un pays écologiste tel que @. » On se souvient d'ailleurs qu'elle avait eu comme compagnon, il y a quelques années, un citoyen de @, fort joli garçon dit-on, mais enfin, un peu filou sur les bords comme tous ses concitoyens.

Sur notre merveilleux grand écran, apparaît le président américain, décontracté, et pourtant un peu crispé. On le comprend. Il explique que les États-Unis se réjouissent du renforcement des sanctions, quoiqu'ils auraient attendu davantage. Mais il fait remarquer que ces sanctions ne sont pas très efficaces, malheureusement, vu la nature du pays qui en est l'objet, et qu'il va falloir envisager plus sérieusement d'autres mesures, et que les États-Unis se réjouiraient de les prendre en accord avec l'Onu, mais qu'ils sont prêts également à prendre la responsabilité de la conservation de l'ordre mondial et moral eux-mêmes si c'est nécessaire. « Nous ne tolérerons le vol de la part de personne, ni des particuliers, ni d'organisations criminelles, ni d'États voyous » déclare-t-il solennellement. Aucun doute, c'est un homme qui a une certaine prestance, qui sait s'affirmer, tout en restant sympathique, comme lorsqu'il nous quitte avec le beau sourire qui nous montre la profonde humanité de ce président aux lourdes responsabilités.


A.S.




Analyses

Quotidien de réflexion au cours des événements



Qui sont les pirates ?

A la demande des États-Unis, le conseil de sécurité de l'ONU s'est réuni pour discuter de nouvelles sanctions contre notre pays afin de nous obliger à abandonner notre politique à propos de ce que l'empire du bien des riches considère comme du vol et de la piraterie. Ils ont réussi à obtenir suffisamment d'appuis des autres membres de ce conseil pour renforcer un peu, mais moins qu'ils ne le désiraient, le blocus commercial de notre pays. Vu la pression qu'ils ont exercée sur les autres gouvernements, le soutien obtenu est resté très mesuré. Comme dans l'assemblée générale en effet, nous conservons au conseil de sécurité suffisamment de sympathie pour empêcher les procédés plus brutaux que désireraient imposer les États-Unis. Ils savent d'ailleurs que ces mesures commerciales entraînent pour nous des inconvénients, mais ne nous affectent pas vraiment, grâce à la sagesse de notre peuple, qui a veillé à se donner une grande autonomie matérielle.

Nous n'avons cessé d'expliquer notre politique concernant la propriété intellectuelle, et même si elle n'obtient pas dans le monde l'approbation de nombreux politiciens, nos explications sont assez claires pour ne pas donner lieu à de trop grands malentendus. La réaction morale primaire qui s'exprime dans tant de discours nous accusant de vol (et encore dernièrement, à l'issue du conseil de sécurité, dans celui qu'a prononcé le président des États-Unis), relève davantage de la mauvaise foi que de la bêtise, quoique celle-ci ne soit pas absente non plus. Il n'est pas difficile de comprendre que nous avons aboli chez nous la propriété intellectuelle, et que par conséquent les prétentions à une telle propriété de la part des autres pays ne peuvent être reconnues sur notre territoire. Dans la mesure où l'on nous accorde la souveraineté chez nous, il n'y a donc aucun problème de principe. Nous ne reconnaissons pas les brevets des autres pays, évidemment, et il est naturel que ceux qui s'en réclament ailleurs puissent regretter de ne pas pouvoir faire les profits qu'ils peuvent obtenir dans les pays qui les reconnaissent. Il est donc normal que nous subissions une certaine pression pour nous inciter à adopter des règles analogues à celles des autres pays sur ce point. Et il est normal également que nous tentions de convaincre d'autres nations de rejeter à leur tour la propriété intellectuelle, afin d'éviter les effets néfastes que nous lui trouvons. En revanche, nous ne pouvons tolérer l'ingérence agressive de systèmes politiques que nous réprouvons à juste titre. Et nous ne céderons pas sur un point aussi essentiel de notre ordre économique et culturel, mais nous nous défendrons jusqu'au bout en dépit de toutes les condamnations extérieures.

Nous avons pu constater encore d'ailleurs, dans les débats de l'assemblée générale des Nations Unies, entre autres, que non seulement notre système est de mieux en mieux connu, grâce à nos efforts, mais aussi qu'il séduit toujours davantage. On comprend du reste que les pays les moins riches et qui possèdent le moins de capacités de tirer des revenus de la propriété intellectuelle, soient séduits à l'idée de l'abolir et de se dispenser du prix immense qu'on veut leur faire payer pour jouir des progrès des techniques, notamment. Le simple calcul de leur intérêt économique les pousse à voir d'un bon œil notre position. Et c'est même l'un des points sur lesquels nous obtenons le plus d'adhésion de la part des pays les moins riches. C'est une chance en ce qui concerne notre lutte contre la ligue des pays dont la richesse consiste de plus en plus en cette illusoire propriété intellectuelle qu'ils aimeraient faire passer pour une réalité dont la reconnaissance devrait être, par une sorte de principe moral absolu, obligatoire partout. On comprend que, pour cette raison, ils soient d'autant plus inquiets du succès que peut avoir l'idée de l'abolition de la propriété intellectuelle dans de nombreux pays qui, s'ils passaient à l'acte, cesseraient d'être leurs débiteurs pour des sommes extrêmement importantes, et qui de plus pourraient librement se dégager des restrictions imposées à leur industrie par le système des brevets. Ce succès de l'idée est donc pour nous en réalité à la fois une chance et un risque. De plus, il va de soi que les raisons de ce succès hors de nos frontières ne sont souvent pas celles qui justifient notre propre refus de la propriété intellectuelle. Car notre but n'est pas de déconsidérer la recherche scientifique et le travail intellectuel en général, mais au contraire de leur redonner leur vraie liberté en les dégageant de l'emprise des exigences commerciales. Et surtout, nous savons que cette forme de propriété est non seulement illusoire, mais néfaste aussi bien au développement des sciences et des idées qu'à la liberté des gens.

En réalité, nous savons que les plus intelligents de nos adversaires au moins comprennent bien que l'abolition de la propriété intellectuelle libère les activités de l'esprit. Mais ils savent aussi que leur empire marchand, fondé largement sur cette richesse illusoire, d'un point de vue commercial, risquerait de s'effondrer si on en reconnaissait la vanité et ne lui accordait plus aucune valeur. Ils savent que seule une imposition par la force, tout à fait arbitraire, peut leur permettre d'extorquer le prix de leurs soi-disant richesses intellectuelles. C'est la raison pour laquelle ils se lancent dans une absurde rhétorique vulgaire, d'accusation morale sommaire, en nous accusant de vol et de piraterie, à partir de comparaisons vagues et erronées. Les voleurs et les pirates se saisissent de biens réels, alors que nous nous contentons de ne pas reconnaître les biens imaginaires qu'ils s'attribuent, et qui ne valent que par l'arbitraire des lois de leur pays. Que notre manière de voir soit supérieure à la leur, ils prouvent qu'ils le voient parfaitement lorsqu'ils nous accusent, dans des discours qu'ils formulent encore sur le même ton de condamnation morale, d'avoir provoqué un nouvel exode des cerveaux vers notre pays, leur « volant » ainsi et leur « piratant » leurs meilleurs savants et intellectuels. Ceux-ci se rendent bien compte en effet que, là où est valorisée la propriété intellectuelle, ce sont les entreprises qui dirigent la recherche, qui s'en approprient les résultats et en profitent, et non les chercheurs et les producteurs scientifiques, si bien que ce qu'on valorise en réalité, c'est cette richesse marchande artificielle, et non la science, comme on le feint un peu grossièrement.

Nous jouissons d'ailleurs aussi de nombreuses sympathies dans les pays les plus riches et les plus actifs scientifiquement et intellectuellement. Le mouvement de l'« open source », qui s'est développé en informatique, mais s'est diffusé aussi dans bien d'autres disciplines, se sent proche de nous, et nous savons que ses partisans ont fait de notre pays en quelque sorte leur patrie adoptive. Les partis pirates, dans la mesure où ils ne revendiquent pas uniquement de laisser tomber les restrictions commerciales à l'accès à toutes les productions non matérielles (ce qui est parfaitement justifié), mais où ils réclament aussi la libre création, comme ils le font, représentent également pour nous des appuis précieux dans la guerre commerciale, et malheureusement peut-être totale bientôt, avec les grands pays défenseurs de la propriété intellectuelle. Les manifestations importantes devant le siège des Nations Unies durant les délibérations du conseil de sécurité montrent à quel point nos idées se répandent et minent de l'intérieur la tyrannie marchande sur les acteurs de la science et de la culture.

Remarquons pour terminer qu'un autre angle d'attaque est utilisé par nos ennemis. A la confusion morale, ils en ajoutent une autre, plus technique, mais efficace pour nous dénigrer, entre la propriété intellectuelle et le droit d'auteur, que nous distinguons au contraire rigoureusement. Ils tentent par là de faire croire que nous méprisons les auteurs et ne reconnaissons pas leurs droits sur leurs œuvres, comme si ceux-ci impliquaient la propriété intellectuelle, ce qui est évidemment absurde. Il convient donc de bien insister, comme nous le faisons d'ailleurs, sur la distinction entre le droit d'un auteur à la réputation que lui méritent ses œuvres, et le droit de taxer la commercialisation de ses inventions sous prétexte de propriété intellectuelle. Certains ne paraissent pas saisir comment nous pouvons par exemple condamner l'usurpation, alors que nous ne reconnaissons évidemment pas de vol dans le domaine des idées.

S'il fallait descendre au niveau où se placent nos ennemis pour leur répliquer lorsqu'ils nous accusent de piraterie, il ne serait pas difficile de montrer que les pirates ce sont ces prétendus propriétaires qui au nom d'un droit imaginaire, écument les mers et ravagent les terres, pour s'y approprier les biens matériels qu'ils y trouvent et prétendent « échanger », l'épée à la main, contre des marchandises inexistantes.

Ariane