Chère Laure,


Tu aimes que je te fasse découvrir des aspects un peu secrets de la vie des pays où je séjourne, pour te montrer ce qui se cache derrière le décor. Tu veux savoir ce qu'en demeurant ici, je parviens à voir qui échappe aux regards que tu as pu jeter en passant dans tes voyages plus rapides hors de notre chère patrie. Tu crois qu'en prenant mon temps, je parviens à traverser le décor et à passer de l'autre côté, où le spectacle est tout différent de ce qui s'offre au voyageur plus pressé. Et il est vrai que, par exemple, pour pénétrer dans les familles, il faut de la persévérance. Et quand on y parvient, c'est comme si on découvrait un autre monde, à l'intérieur des foyers, invisible de la rue. Mais aujourd'hui, j'ai envie de t'entretenir de quelque chose de visible pour nous au premier coup d'œil et qui n'a échappé à aucun @ qui n'ait fait même que sortir à peine de chez nous. J'espère malgré tout que tu ne seras pas trop déçue.

Il suffit de passer dans les villes du monde, et à vrai dire, il suffirait déjà d'en parcourir les campagnes, pour être frappé, comme tous les voyageurs de @, par un phénomène qui est certainement le plus visible et le plus remarqué de tous, le plus superficiel en apparence. Tu auras deviné que ce à quoi je fais allusion, c'est la publicité. Pour nous qui n'en avons pas l'expérience chez nous, elle nous saute aussitôt aux yeux, elle nous étonne, et personne ne reste indifférent à son effet perturbant, souvent désagréable. Alors, inutile de séjourner longtemps ici pour la remarquer, et tu pourras me reprocher de ne rien trouver de plus recherché à te rapporter que ce qui retient l'attention de tout @ passant en vitesse par ici.

Mais réfléchis au fait que ce qui nous frappe dès l'abord ne cesse pas de retenir notre attention quand nous demeurons plus longtemps ici. En tout cas, ma surprise ne s'est pas atténuée à mesure que je prenais davantage l'habitude de cet étrange phénomène. Elle s'est plutôt transformée, compliquée, faisant naître en moi des sentiments complexes, d'exaspération, de stupéfaction, de dégoût, d'incompréhension, de curiosité... Aussi, je ne sais si j'ai traversé le décor pour en observer l'envers. Il n'est guère possible d'en oublier l'endroit, qui retient si constamment notre attention, que nous le voulions ou non. J'en ai été obsédée, et j'ai passé de longs moments à tenter de m'en défaire, à chercher une explication qui me permettrait de lui donner une place délimitée, restreinte, et d'en venir à ne plus la remarquer. Imagine un bruit dérangeant, presque continu, que tu voudrais chasser de ton attention. Tu l'examines, tu cherches à le définir exactement, à le cerner pour le renfermer dans un espace restreint et l'oublier, afin de te tourner vers d'autres choses sans plus en être dérangée. Ou bien c'est une douleur que tu cherches à oublier en l'empêchant de mobiliser trop ton attention. Je cherchais ainsi à définir la publicité et à la rendre inoffensive, à peu près invisible. Mais je t'avoue que je n'y ai pas réussi. Et voilà pourquoi je t'en parle, espérant peut-être l'exorciser ainsi. Attends-toi donc à ce que je lui donne des dimensions telles qu'elles te paraissent disproportionnées.

On pourrait croire qu'il est toujours vrai que plus une chose est nouvelle, plus elle nous frappe et retient notre attention, tandis qu'avec l'habitude elle s'estompe et ne se fait plus remarquer qu'assez rarement. C'est bien ce qui arrive en général. Et en un sens, la même chose se passe avec la publicité. Je ne nie pas que je n'éprouve plus le même étonnement que les premières fois que j'ai découvert le phénomène publicitaire. Je sais qu'il existe, et je m'y attends. En sortant dans les rues, je ne me retourne plus de tout côté, surprise de cette présence tapageuse universelle de la publicité, sous mille formes inattendues, dans les endroits les plus incongrus à nos yeux. Je suis prête à la trouver partout, et ce n'est plus que dans certains cas inhabituels que j'en suis encore vraiment surprise. Malgré cela, je ne peux pas dire qu'elle ait été effacée par l'habitude, comme le bruit monotone d'une machine qui marche depuis longtemps déjà et qu'on finit par ne plus entendre. La plupart des choses que nous percevons se présentent en quelque sorte plutôt passivement. Elles se laissent voir plus qu'elles ne s'imposent à notre vue. Le cas de la publicité est tout différent. Ici, ce qui se présente est fait pour frapper et forcer notre attention. La publicité crie pour ainsi dire tout le temps. Dans le brouhaha de ses cris, chacun d'entre eux risque de perdre son effet et de se faire étouffer par tous les autres. Mais chaque cri s'efforce de trouver aussi un moyen de se distinguer et de se faire remarquer plus que les autres. Dans cette concurrence acharnée, l'efficacité de chaque publicité individuelle est limitée, et en partie l'effet général est aussi atténué. Pour autant, il n'est pas tout à fait amorti. Lorsque l'attention n'est pas focalisée sur une publicité particulière, elle reste pourtant sollicitée, et il en résulte une fatigue sensible, surtout chez des personnes comme nous qui n'y ont pas été habituées depuis l'enfance, qui y résistent, et que cette résistance contribue à épuiser. Tu voudrais penser à autre chose, et tu te concentres sur tes pensées, tes observations. Mais tu es sans cesse dérangée, comme si des gens t'appelaient et exigeaient, souvent agressivement, ton attention. Tu parviens peut-être à rejeter ces appels, mais c'est avec effort, et tu dois constater que ta pensée en est interrompue et au moins perturbée. Alors il n'est pas étonnant que tu tendes à orienter souvent ton esprit vers ce phénomène qui s'impose à ta conscience. Alors, tu te trouves amenée à passer beaucoup de temps à l'analyser. Et tu accordes ainsi à la publicité un peu de l'attention réclamée, même si c'est pour la contrer et chercher à la neutraliser. T'es-tu déjà trouvée au milieu d'un groupe d'enfants excités qui veulent tous quelque chose de toi et rivalisent pour attirer ton attention ? Ce sont des situations qui ne durent pas. Imagine qu'elle continue sans cesse et tu auras une idée de l'effet de la publicité tel que je l'éprouve.

Quand j'ai remarqué cet effet, j'ai voulu vérifier que les gens d'ici le ressentaient aussi. Mais ils m'ont écoutée sans saisir aussitôt, et m'ont répondu ou bien qu'ils n'en avaient pas du tout conscience, ou bien que mes questions le leur faisaient remarquer, comme une sorte de curiosité dont ils se rendaient compte pour la première fois, et sans lui accorder plus d'importance qu'à une simple curiosité, justement. Il y a un état psychologique qui leur est connu et qu'ils nomment le stress. Mais ils l'attribuent aux soucis du travail, de la famille, des accidents de la vie, et ils rejettent ma suggestion d'en attribuer une bonne part à la publicité, jugeant au contraire qu'elle les divertit plutôt de ce qui les met dans leur état de grande fatigue mentale et émotive. Ils aiment, pour se détendre, cesser de diriger eux-mêmes leur pensée et ils sont soulagés de pouvoir la confier à une direction extérieure. Or parmi ce qui prétend la guider, et qui s'offre à remplir cet office avec le plus d'insistance, de la manière la plus immédiate, il y a en premier lieu la publicité. Oui, je t'assure qu'ils s'y confient avec plaisir, appréciant qu'elle soit disponible partout, qu'elle se présente elle-même, sans qu'ils aient besoin de la chercher, et qu'elle puisse agir instantanément. Là où je résiste et me sens vite exaspérée, épuisée, ils prétendent se reposer au contraire. La publicité m'apparaît comme un ennemi sans cesse occupé à m'épier et prêt à me sauter dessus à la moindre occasion, alors qu'elle est pour eux comme un ami dont la sollicitude n'est jamais en défaut. Pour eux, c'est l'inverse. Quand ils viennent en @ l'absence de publicité les angoisse.

J'ai cru un moment qu'il me suffirait de les imiter et de céder parfois à la publicité pour la rendre inoffensive et libérer mon esprit. Je n'y ai jamais réussi. Dès que j'entre dans ce jeu, la grossièreté habituelle des procédés publicitaires, les objets vers lesquels elle tourne mes pensées, les sentiments qu'elle tente de susciter en moi, provoquent un tel dégoût que je me regimbe de plus belle, loin de me reposer selon la promesse que je pensais pouvoir tirer des aveux des indigènes. Mon caractère et mon éducation ne m'ont décidément pas préparée à avaler ce genre de nourriture. J'en souffre ici, mais je m'en réjouis, je te l'avoue.

Alors, à défaut de pouvoir m'accommoder de la publicité, il me faut pour la supporter y réagir avec hostilité. Puisque je ne peux pas en faire abstraction, comme je le préférerais, je m'amuse à la démonter, à la déjouer, à m'en moquer. Dans une certaine mesure, si je me concentre sur un exemple particulier, si je modère mon ironie, je peux même faire rire mon entourage de mes plaisanteries. C'est un petit plaisir qui me permet aussi de supporter la société de ces contrées. Mais tu vois bien qu'il me faut davantage, et que j'ai grande envie de pousser plus loin mes réflexions grâce à ta complicité.

J'aurai beaucoup à en discuter avec toi lorsque nous nous reverrons. Mais je voulais déjà te préparer à ne pas attendre de moi des récits pittoresques. Il est en fait plus intéressant de voir que ce qui me paraît le plus étrange chez d'autres peuples, ce sont des choses qui leur paraissent très banales.


Profite du privilège de vivre en @


Viviane



Chère Viviane,


Non, ne t'arrête pas déjà là. Ne reporte pas la communication de tes analyses de la publicité au moment où nous nous reverrons. Tu éveilles ma curiosité puis tu m'abandonnes au moment où j'attendais tes révélations et où je m'attendais à voir le monstre dépecé. Je ne vois aucune objection à ce qu'au lieu de passer de l'autre côté du décor, tu te mettes à en analyser la face visible, avec ce qui s'y cache pourtant. Tu me dis que tu réagis à la publicité en t'en moquant, et tu m'assures que tes moqueries font rire les étrangers parmi lesquels tu te trouves, sans me les écrire. Je veux participer aussi à ce rire. Et je veux tout connaître de tes analyses. Je te crois déjà quand tu me dis que la publicité est un phénomène bien plus grand que nous ne l'imaginons d'habitude. La manière dont tu l'éprouves, cet épuisement que tu me décris et que tu lui attribues, m'impressionnent.

En somme, le ridicule de la publicité ne m'est pas tout à fait inconnu, bien au contraire. C'est même ce qui nous en frappe aussitôt. Et lorsque nous voyageons avec des amis de chez nous, nous nous moquons aussi beaucoup de la publicité, et celle-ci forme l'une des ressources sûres de nos plaisanteries. Ce qui nous déconcerte, c'est que les autres n'en rient pas comme nous, ou en tout cas qu'ils en rient beaucoup moins que nous, car ils ne manquent pas aussi de plaisanter à ce sujet. Mais elle agit sur eux, et elle n'est pas pour eux détruite par le ridicule, comme pour nous. J'aurais jugé, moi aussi, que la publicité était un ridicule superficiel des sociétés où on la pratique. Mais ce que tu me racontes me montre que ce n'est pas le cas, et j'entrevois que l'effet qu'elle a sur les peuples qui la subissent n'est peut-être pas si vain qu'on le suppose à première vue. Je n'ai pas eu pour ma part l'occasion de la subir assez longtemps pour en être affectée autrement que par l'irrésistible envie de m'en moquer et de rire aussi de ceux qui lui accordent une quelconque importance. Quand j'ai lu que tu avais décidé de traiter ce phénomène publicitaire par la moquerie, ma première réaction a été de te répondre : évidemment. Mais je sentais que ce n'était pas si évident pour toi, justement parce que tu en avais une autre expérience et que tu en étais venue à prendre la publicité plus au sérieux, non pas faute d'avoir été comme nous portée à en rire au premier abord, mais à cause de l'effet réel que tu en avais peu à peu subi à mesure que tu y avais été exposée plus longtemps. Dans ces conditions, je comprends que ce qui me semblait la réaction évidente était devenu pour toi l'objet d'une décision et d'un effort. Ces considérations m'ont déconcertée, et je me suis mise à deviner dans l'opération de la publicité un mystère que je ne soupçonnais pas jusque là. Que se passe-t-il dans cette méchante magie ? Explique-moi ce que tu en as découvert.

Tu sais que j'ai tendance à te voir facilement en danger dans ces pays barbares et à m'en alerter. Tu ne t'étonneras donc pas d'apprendre qu'après avoir ri, je me suis mise à m'inquiéter pour toi, comme si tu te débattais dans un piège très rusé. Écris-m'en davantage, je t'en prie. N'attends pas le moment de m'en parler de vive voix.


Dans l'attente impatiente de tes nouvelles


Laure




Chère Laure,

Tu ne sais pas ce que tu risques en insistant pour me demander mes réflexions sur la publicité ! Enfin, je t'avertis que si tu y tiens, tu peux continuer la lecture de cette lettre, mais à tes propres risques. Ne te plains pas ensuite si tu te vois emportée dans ce qui te paraîtra, peut-être à juste titre, n'être que des élucubrations.

Je me suis contentée jusqu'à présent de te dire comment j'attribuais à la publicité la responsabilité d'une sorte d'épuisement, dû à une perpétuelle mobilisation de mon attention qui m'empêche trop souvent de me concentrer en moi-même pour méditer librement. Ai-je raison d'accuser la seule publicité de cette fatigue ? Ne me vient-elle pas aussi d'une habitude détestable ici de nous soumettre toujours, sans que nous le voulions, sans que nous puissions le refuser la plupart du temps, à une sorte de musique, qu'on nomme la musique commerciale ? Tu ne peux entrer dans un magasin, un restaurant, un café, une salle d'attente, etc., sans devoir la subir. On te l'impose même parfois dans la rue, on te l'impose au téléphone en te faisant attendre ton interlocuteur, tu n'y échappes jamais. Même tes voisins l'écoutent à côté de chez toi si fort que tu dois l'entendre encore retirée dans ton propre appartement. Bref, on en est inondé, on s'y noie. Quelle fatigue cette perpétuelle musique, et quelle musique ! ne provoque-t-elle pas ! J'ai intégré son effet à celui de la publicité, peut-être surtout parce qu'on l'entend toujours là où il s'agit de nous vendre quelque chose, parce qu'elle est souvent mélangée à de la publicité explicite, parce aussi qu'elle a le même caractère tapageur, le même vide de sens, la même médiocrité, la même omniprésence. Et de plus, elle semble viser à la même chose, à nous assommer pour nous rendre passifs et dociles aux suggestions de l'ordre marchand dominant ici. D'ailleurs cette musique rend les gens dépendants comme la publicité, et ils ne peuvent plus s'en passer, même pour un court instant, sans tomber dans l'angoisse. Je me sauve, me bouche les oreilles, et crie laissez-moi tranquille ! alors qu'eux, ils réclament sans cesse qu'on capte et canalise leur attention, qu'un être anonyme se charge toujours de diriger leur pensée, leurs sentiments et leurs actions. Cela doit te paraître bien bizarre, puisque tu ne peux en avoir l'expérience chez nous, où la publicité et la pollution sonore sont interdites.

Tout bien considéré, bien d'autres choses que cette musique commerciale appartiennent encore à la publicité, prise dans son sens large et plein. Je me vois sans cesse agressée par des messages, des invitations, des injonctions, par écrit, par oral : faites ceci, faites cela, attention, évitez ceci ou cela... Je roule sur l'autoroute, et par une chance rare, il y a peu de trafic. Une affiche m'avertit avec insistance que je ne serai pas heureuse si je ne mange pas les hamburgers de Macdonald, une autre me recommande de ne pas rouler trop vite, sous peine d'accidents mortels, une troisième me menace de contrôles de police, et puis on veut attirer mon attention sur le fait que des animaux pourraient traverser inopinément la route, puis le gouvernement se vante d'avoir dépensé tant de millions pour restaurer le pont que je vais traverser, puis on m'assure (à moi qui suis étrangère et ne vote pas) qu'il faut que je vote pour tel parti si je ne veux pas que la situation du pays se dégrade, et ainsi de suite. Je voulais profiter de la tranquillité de la circulation ce jour-là pour réfléchir à mon gré, et me voilà obligée de me laisser divertir par ces inepties. Y suis-je obligée ? Oui, hélas, parce que je ne sais pas ce qui dans tout ce bavardage correspond à des commandements obligatoires ou à une vaine publicité. Tout se confond. Tu me diras que l'une seule de ces affiches était de la publicité et tu me soupçonneras de n'être pas loin de tomber dans le délire si j'insiste sur le fait que les autres sont aussi des cas de publicité au sens large ou plein. On te crie dans une rue attention ! et tu ne sais pas s'il s'agit de t'avertir de t'écarter parce qu'un pot de fleur tombe du dernier étage ou si, comme c'est plus souvent le cas, on veut te vanter les vertus d'un parfum aphrodisiaque, dont tu ne te soucies pas le moins du monde. Si cela arrive une fois, c'est un épisode drôle, dont tu ris. Si cela se répète sans cesse, c'est insupportable. Et, hélas, cela se répète sans cesse. Tu avoueras qu'il faut un effort pour continuer d'en rire et que, pour renouveler ce rire, pour lui permettre de surmonter la fatigue, il faut de l'invention, un changement de perspective.

Voilà. Maintenant j'en viens à mon analyse — ou plutôt à une série de remarques.

S'il est fatigant de se faire interpeler sans cesse, il l'est encore plus quand les raisons pour lesquelles on nous dérange nous paraissent injustifiées, voire méprisables. Or ce qui caractérise la publicité telle qu'on l'entend au sens strict, c'est qu'elle vise à nous vendre quelque chose, et donc à nous le faire acheter. Pour y arriver, elle tente de nous faire sentir qu'il est très important pour nous d'acquérir telle chose, qui prend la forme générale d'une marchandise, que ce soit un objet concret ou un service au sens large. On nous présente la marchandise comme déjà disponible, et ne requérant plus que l'achat pour nous appartenir et nous permettre d'en jouir. Il s'agit donc de nous faire croire, sentir, qu'il y a quelque chose dont nous avons besoin, ou qui nous manque pour nous sentir mieux, dont nous ne sommes séparés que par l'opération de son achat, la simple formalité permettant de passer de notre argent à notre désir. Et l'argent, indispensable, on cherche à nous convaincre qu'il est lui-même déjà disponible, soit que nous le possédions déjà, soit que le marché se propose à nous le fournir, une partie de la publicité visant à nous vendre pour ainsi dire l'argent manquant sous forme de prêt. Sous toute sorte de variations, la publicité nous chante la même chanson : une simple formalité vous sépare de votre bonheur, déjà prêt pour vous sur le marché.

C'est ridicule. Tu riras et ne croiras pas qu'un tel slogan, même exprimé de façon moins directe, puisse tromper qui que ce soit. J'ai ri aussi, et maintenant je me fâche, parce que la mauvaise plaisanterie continue comme si de rien n'était. Pour en rire à présent, il me faut autre chose que le premier mouvement que nous avons au début, quelque chose qui puisse me faire rire de tout le processus, un certain humour par lequel je rie de me voir me fâcher. Cette idée que des inconnus puissent prétendre me connaître si intimement qu'ils sachent en quoi consiste mon bonheur, ou simplement mon bien, et l'idée qu'ils aient déjà préparé tout ce qui va le réaliser, sous la forme de toutes les marchandises qu'on m'offre sur le marché, me paraît insultante. Et j'éprouve la publicité comme une insulte en effet. Que savez-vous de moi ? leur crié-je. Votre vulgaire conception du bien et du bonheur ne me concerne pas. Et je m'étonne de voir que tant d'autres se laissent si facilement persuader qu'au contraire leurs congénères se chargent avantageusement de leur fournir les instruments du bonheur dont ils ont besoin, et même que leur bonheur lui-même s'y trouve contenu. Ne sont-ce pas des enfants, des esclaves ? Ils se sont laissé façonner jusqu'en leur cœur, et ils croient que d'autres les connaissent suffisamment pour pouvoir leur procurer leur bien, sans qu'ils aient davantage à s'en soucier que d'acheter ce qu'on leur vante. Car c'est bien ce que la publicité leur crie partout : vous serez heureux si vous achetez ceci. Et ils le croient !

Tu penseras que j'exagère, parce que c'est impossible et qu'on voit les gens ici se moquer çà et là de telle ou telle publicité. Admettons que j'exagère à peine. Mais c'est bien moins que tu ne l'imagines. Combien de fois ai-je vu ceux avec lesquels j'avais ri de telle publicité, courir néanmoins s'acheter ce qu'on leur recommandait avec l'illusion qu'au fond, la publicité disait vrai ! Et s'ils résistaient à une tentation, c'était pour tomber aussitôt dans une autre, du même ordre.

Le pire, c'est que leur crédulité dépasse les suggestions explicites de la publicité, pour se rapporter à son fondement, si du moins il est celui que je crois y voir et que je te formulais ci-dessus, l'idée qu'on achète son bonheur. Il semble y avoir une généralisation que je m'explique ainsi. En un premier temps, ce sont les marchandises recommandées par la publicité qui sont vues comme bonnes, et un peu magiques par leur effet euphorique attendu. Les déceptions devraient ramener une certaine sobriété. Mais l'effet constant de la publicité efface ces mauvaises impressions et relance le désir et la crédulité. Ensuite, cette façon de penser prend de l'ampleur, et le raisonnement (s'il y en a un) s'inverse. Au lieu de dire simplement, telle marchandise me promet le bonheur, donc il doit y être contenu, on se met à penser : je désire le bonheur, il doit donc y avoir quelque chose à acheter qui me le procurera. A ce moment, les publicités singulières n'ont plus besoin d'exciter le désir, mais seulement de l'orienter. Elles n'ont plus besoin d'attirer l'attention de quelqu'un qui se soucie d'autre chose, mais l'adepte de l'achat du bonheur interroge lui-même la publicité et lui demande de l'attirer. Et quand il ne trouve pas la publicité adéquate, il se la procure en l'inventant lui-même. Interroge l'un de ces intoxiqués errant dans un magasin, au moment où il penche vers l'objet magique à acheter. Il se mettra à te le louer, à te vanter ses propriétés euphoriques, comme s'il avait lui-même la charge de se le vendre. Ainsi, tu entendras partout des gens qui se font ce genre de publicité les uns aux autres. Tu croiras peut-être qu'ils ne font que comme nous, qui nous conseillons aussi concernant les avantages et inconvénients de telle ou telle chose. Mais quand tu auras l'oreille, tu entendras quelque chose de plus, la promesse du bonheur attaché à la chose. Et observe un samedi les gens faisant leurs courses en famille, passant à la caisse, et payant avec une expression béate, comme si l'acte d'achat était lui-même devenu l'extrême jouissance. Comprends-tu que je me dise alors qu'ai-je affaire avec ces misérables créatures ?

Je pourrais m'arrêter ici. Mais me voici lancée, et je vais continuer encore un peu mes élucubrations.

Ce qui distingue la publicité, nous savons bien que c'est son caractère illusoire, et c'est une importante raison pour laquelle nous l'interdisons en @. Quand je regarde ici une publicité avec quelqu'un et que j'en montre le ridicule et démonte le mirage, seuls les plus sots refusent de me suivre. Les autres sont bien prêts à rire avec moi. Mais si j'en conclus que la publicité est néfaste, ils se regimbent. Ils m'assurent qu'ils sont, eux aussi, assez dégourdis pour percer l'illusion, mais que, justement, elle est pour cette raison inoffensive. Parfois on me donne l'exemple de la fiction littéraire, et on me fait remarquer qu'elle n'est pas néfaste du fait qu'elle n'est pas vraie, mais imaginaire et illusoire. J'ai mis un certain temps à considérer cette objection, à chercher et à découvrir la réponse convaincante, à mes yeux en tout cas. Dans la littérature, le jeu de l'imagination est explicite, et c'est expressément ce dont il s'agit. En revanche, dans la publicité, il y a la prétention de révéler la réalité par la fiction, bref, la publicité ment et trompe. Et il y a un enjeu, qui est dans l'échange des biens matériels, ou de leur représentant, l'argent. Cet enjeu est celui de la publicité, mais non de la littérature. L'enrichissement justifie étrangement la tromperie dans la pensée publicitaire. Une bonne publicité n'est pas celle qui amuse le plus, en soi, mais celle qui trompe le mieux et qui rapporte le plus pour le vendeur. Au lieu de distinguer entre la fiction et la réalité, la publicité tend à les confondre, lorsqu'il y a des raisons marchandes de le faire. Et bien évidemment, comme dans toute tromperie, elle est ici niée. En somme, les marchandises vantées ne sont-elles pas réellement bonnes ? Ne rendent-elles pas plus heureux ? Et s'il y a un coup de pouce, c'est pour la bonne cause. Car, tu le croiras à peine, la bonne cause c'est l'enrichissement, qui loin d'être limité par l'honnêteté, justifie la tromperie. Le mensonge n'est donc pas mauvais. Il ne ment pas même tant, puisque la marchandise est bien euphorisante. Et pour celui qui vit dans ce monde d'illusions, y a-t-il encore une vraie différence entre la réalité et l'illusion ?

Imagine-toi penser suffisamment longtemps dans ce monde. Je sais, tu n'y parviendras pas vraiment. Mais si tu y parvenais, tu verrais que ceux qui y sont pris ne doivent plus voir de différence sensible entre le mensonge et la vérité, entre l'illusion et la réalité. Et cette manière de penser, crois-tu qu'elle se cantonne dans le domaine du marché proprement dit ? Je constate sans cesse qu'elle s'étend au contraire à tout. On finit par croire que dans tout domaine, s'il y a un intérêt à mentir et à tromper, il est normal de le faire. Il va de soi que les politiciens se moquent de révéler leurs intentions réelles quand ils cherchent à vendre leur candidature, puis leur politique, en disant ce qui peut plaire plutôt que ce qu'ils pensent. Mais le journaliste ne fait pas autre chose, il vend son journal, support lui-même de publicités, et ses nouvelles ou fausses nouvelles en fonction de la propagande à faire passer. Même le savant ne pense plus qu'à vendre ses projets de recherche pour obtenir des subventions, et à vendre ses résultats en fonction des désirs des clients plutôt que d'une vérité scientifique à laquelle il ne croit plus vraiment. Le simple cynique dira juste c'est cela, la réalité, et il sourira d'un air entendu ou moqueur. D'autres, plus portés à la spéculation me regarderont avec un sourire ironique et me demanderont « voyons, crois-tu encore à la vérité, à la réalité ? » Si je réponds que oui, et si je veux faire des distinctions, ils baisseront ostensiblement les bras avec un soupir, comme s'ils se trouvaient face à une attardée. Et pourtant, ils croient dur comme fer à la réalité du marché qui justifie le mensonge constant à leurs yeux.

Si je leur dis que le bonheur est autre chose que la richesse et l'acquisition des biens répertoriés sur le marché, ils me jetteront un regard chargé d'une pitié infinie et démonstrative, tant leur esclavage leur reste insensible. Comment est-ce possible ? C'est ce que tu te demanderas et que je me suis demandé face à l'inconsistance invraisemblable de tels caractères. J'y ai répondu en suivant mon obsession de l'influence massive de la publicité. Elle fait le lien entre le vendeur et l'acheteur, et elle est d'abord l'initiative du premier. Car chacun sait en ces pays que l'idée selon laquelle c'est la demande qui gouverne la production est fausse. C'est le producteur qui crée le demandeur, par la publicité justement. Voilà l'idéologie nouvelle, qui paraît assez bien fonctionner dans les pays de publicité. Tout semble orienté vers le bonheur de l'acheteur. Mais dans la réalité, c'est le vendeur qui mène le jeu, à son propre profit. En effet le vendeur veut tromper pour s'enrichir réellement, au détriment de l'acheteur, selon la même idée qu'ayant la richesse, il aura tous les instruments du bonheur, et qu'il sera, lui, le véritable possesseur des meilleures marchandises, et donc le plus heureux. Il rira dans sa barbe d'utiliser ses dupes comme esclaves pour l'enrichir. Et il sera finalement le héros dans cette société. Savoir vendre, l'habileté du publiciste, voilà donc la grande qualité dans cette société. Or, pour ces gens qui voient tout sous forme de marchandise, c'est eux-mêmes qu'ils finissent par considérer de cette manière. Il y a donc quelque chose que tous peuvent vendre, leur possession première, à savoir eux-mêmes. La grande affaire devient donc pour eux de savoir se vendre. Tu n'imagines pas à quel point on entend souvent donner ce conseil, se vanter de cette aptitude, objet d'une grande vanité. Il me semble que je vois les gens se demander qui ils sont et répondre, non en se souciant de se connaître, mais en cherchant comment ils peuvent se présenter de façon à mieux se vendre. Ils trompent sur eux-mêmes comme sur les autres marchandises, et, je crois, se trompent allégrement eux-mêmes sur ce qu'ils sont, pourvu qu'ils fassent bonne figure dans la publicité par laquelle ils comptent se vendre, comme prostitués, comme esclaves, leur idéal. Tu ne sais à quel point ils croient me blâmer quand ils me reprochent de ne pas savoir me vendre.

Là, excuse-moi, je ne peux plus continuer, tant s'agitent en moi des sentiments violents, de dégoût, de révolte, d'indignation. Et je suis sûre que, revenue en @, je rirai à en mourir de cette étrange idéologie publicitaire.

Je viens d'aller marcher un peu dans les rues pour me calmer. Nous sommes en période d'élections, et je vois des affiches avec les photos des candidats, prenant des poses, souriant, grimaçant, cherchant à attirer l'attention, à plaire, d'une manière souvent artificielle et ridicule, comme s'ils tentaient de se donner une image étrangère à leur propre nature. Je vois d'autres affiches, d'appartements à vendre, que j'avais d'abord confondues avec les premières, parce que ce sont les courtiers qui, je ne sais pour quelle raison, en exposant leur ridicule et indélébile optimisme, semblent vouloir se vendre eux-mêmes plutôt que les appartements. Je m'arrête pour regarder la télévision à travers une vitrine, et je suis frappée par la manière dont les présentateurs se mettent en scène et appellent l'admiration bienveillante du public, comme si c'était le principal, mis en évidence par le fait que je n'entends pas leurs discours. Je me retourne et observe les passants. Je crois voir une foule d'acteurs jouant leur personnage, c'est-à-dire celui qu'ils voudraient être et faire croire qu'ils sont, avec le même manque de naturel et la même insistance pour appeler le regard. Partout la publicité.


Profite du privilège de vivre en @


Viviane