Chère Laure,


Il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de me rappeler un souvenir cher, celui de notre première rencontre alors que nous avions une douzaine d’années, quand je suis arrivée à l’école D* où tu te trouvais déjà. Cherchant une place à la cantine et parcourant les visages, j’avais été aussitôt attirée par ton air vif et pensif et je m’étais assise à côté de toi. Notre amitié date de ce jour et ne s’est jamais démentie. N’est-il pas étrange que deux filles de cet âge soient restées attachées l’une à l’autre, et se comprennent comme nous le faisons alors que nous avons évolué beaucoup, que nous avons abandonné bien des illusions, découvert mille choses, modifié nos sentiments ? Le fait que nous avons eu une éducation similaire a-t-il contribué à permettre la durée de notre amitié ? C’est très vraisemblable.

On me demande souvent ici comment nous pouvons avoir un vrai développement sentimental sans avoir connu la vie familiale. Et alors que la question m’est généralement posée par des adultes, c’est justement une fille de douze ans qui, ayant appris par la conversation générale avec ses parents que je n’avais pas eu de famille, s’est inquiétée de moi, de manière touchante, avec une pointe de pitié, imaginant que je devais avoir eu une enfance bien triste. Je lui ai dit que non, à son étonnement, et lui ai raconté quelques épisodes de mon enfance. Elle écoutait avec de grands yeux, jusqu’à ce que ses parents interviennent pour empêcher, me semble-t-il, que leur fille ne soit fascinée par la richesse de notre vie à son âge. Et en effet, quand je lui ai demandé, sous l’œil radouci de sa mère, ce qu’elle faisait d’intéressant, j’ai eu l’impression d’une vie à la fois occupée, bien sage et sans aventures, un peu morne dans une atmosphère étouffante. On lui organisait toute sorte d’activités assez artificielles, et à part l’école, qu’elle n’aimait pas trop, elle se trouvait toujours avec ses parents, qui géraient toute sa vie dans le détail. Ses relations avec les camarades de son âge, de l’école ou du voisinage, étaient assez limitées. Je ne l’imaginais pas pouvoir trouver la chance d’une amitié telle que la nôtre.

Mais je n’ai envie de me plonger ni dans la nostalgie ni dans les raisonnements sévères. Je veux t’amuser justement sur ce thème du rapport familial et plus particulièrement des mères et de leurs enfants, que j’observe souvent de l’intérieur des familles quand j’en ai l’occasion, mais aussi de l’extérieur dans toutes les situations où je les rencontre dans la vie, ce qui arrive souvent et presque partout.

Tu ne croiras pas à quel point l’amour des mères pour leurs enfants est jaloux. Quand je me trouve en visite dans une famille où il y a de jeunes enfants et que leur présence empêche la conversation entre adultes, il m’arrive souvent de préférer jouer avec les enfants plutôt que de les observer et de parler d’eux pour ne rien dire d’intéressant. S’ils jouent déjà, je me mêle à leurs jeux, et sinon je les amuse à ma façon. Tous ne sont pas disposés à entrer en contact avec des inconnus. Mais j’arrive généralement assez vite à attirer leur attention et à les engager dans de petites conversations ou dans des jeux. D’habitude les conversations entre adultes cessent, et ils nous observent, font des remarques, avertissent les enfants de faire attention à je ne sais quels dangers inexistants. Bientôt la mère appelle son enfant sous un quelconque prétexte, ou elle vient s’immiscer dans le jeu et trouve une raison de le prendre, pour lui donner quelque chose à manger ou le mettre au lit. Il y a longtemps que je ne m’étonne plus de ce comportement. Je repère bien, dès que je m’approche d’un enfant, les yeux inquiets et hostiles de sa mère. Il est évident qu’elle ne veut pas que l’enfant tourne vers moi son attention. Au début, elle rit peut-être et fait une plaisanterie, mais elle devient rapidement plus insistante. Elle semble croire que je vais gâter son cher petit. Et plus il manifeste de joie à jouer avec moi, plus sa mère s’en montre fâchée et précipite le moment de me l’enlever, parfois même avec une sorte de colère mal contenue, comme s’il était inconvenant d’entrer en rapport avec les enfants des autres. Si je porte un bébé, la mère le croit déjà étouffé ou lâché à terre. Figure-toi les cris d’angoisse et de colère si je lance le petit en l’air et le rattrape, comme je me suis aventurée à le faire ! Je me vois traitée comme si j’avais tenté de l’assassiner. Et pourtant j’avais pris soin de rassurer les parents en leur racontant les stages que j’avais faits dans nos pouponnières. Pauvres enfants, qui sont traités depuis tout petits comme s’ils étaient de verre et à conserver dans la ouate, sous les soins exclusifs de leur mère !

Mais il n’est pas besoin d’entrer dans les habitations familiales pour observer cette extrême jalousie des mères. Il m’arrive quand je fais mes courses de m’adresser aux enfants ou aux mères elles-mêmes à propos de leurs petits chéris. J’ai abandonné depuis longtemps les remarques à portée éducative, parce qu’elles provoquent des réactions hystériques. Je demandais par exemple à une mère si sa petite fille ne profiterait pas plus à marcher qu’à rester assise dans le chariot avec les courses, ou s’il était prudent de laisser tel bambin manger tant de sucreries. J’aurais lancé n’importe quelle insulte que je n’aurais pas provoqué de réaction plus vive. La bonne maman devenait rouge ou blême et s’écriait indignée que je n’avais pas à me mêler de l’éducation des enfants des autres, que c’était son enfant et qu’elle était seule à savoir ce qui était bon pour lui. Tu n’imagineras pas le tollé produit quand je répondais que je pensais savoir aussi ce qui était bon pour les enfants, ayant étudié dans le domaine. Les autres mères s’approchaient fâchées, et presque tout le monde prenait leur parti, me menaçant des pires représailles, comme si je les avais frappées ou si j’avais tenté de leur enlever leur petit. Et je t’avoue que, si j’évite davantage ces altercations, je ne comprends pas davantage pourquoi le fait que l’enfant soit jugé dans ce pays la propriété exclusive et sacrée de ses parents les rend davantage aptes à savoir l’éducation qui lui convient, alors que je constate sans cesse le contraire.

Il n’est pas nécessaire que je veuille intervenir dans l’éducation des prolongements vivants des mères que je rencontre pour provoquer leur courroux. Il suffit que je m’adresse, sans même y penser, à un enfant pour lui demander quelque chose, même une chose aussi banale que s’il aime le chocolat, pour que la mère vienne le protéger de cette intolérable intrusion, l’éloigne ostensiblement de moi et mette fin à l’échange. Il arrive que le simple regard suffise à déclencher la jalousie. Il m’arrive de sourire simplement à un enfant qui me regarde, et cet échange silencieux recèle déjà aux yeux de la mère un péril qu’elle essaie de détourner, en appelant son enfant, en détournant son attention, tout en me jetant un coup d’œil fâché, comme si je risquais par cet innocent échange de lui transmettre quelque maladie ou de lui jeter le mauvais sort. C’est au point qu'il m’est déjà arrivé de voir un tout petit, à table dans sa petite chaise spéciale dans un restaurant, me regarder avec intérêt, comme fasciné par je ne sais quoi en moi, et résister aux efforts assidus des parents pour recapter son attention et la fixer sur autre chose, jouets, nourriture, gestes, babillage infantile du père, en me regardant de travers comme si j’étais responsable de détourner d’eux les regards de leur bambin ; ils insistaient même en lui tournant la tête des mains ; puis ils finirent en désespoir de cause par demander à changer de place pour aller à une table d’où on ne pouvait plus me voir. Cette extrême jalousie réclamant l’attention exclusive des enfants est très manifeste avec les plus petits, mais elle dure jusqu’à l’adolescence et au-delà de manière un peu plus subtile. Tu risques fort de ne plus te faire inviter si tu entres dans une conversation un peu passionnée sur un quelconque sujet avec la fille de la maison, pourtant déjà adolescente.

Les touristes s’étonnent de ne pas voir les enfants chez nous. Ici, on les voit, mais il est interdit de leur parler, de jouer avec eux, de les regarder même. Je ne sais où est l’avantage de les voir dans ces conditions, ni pour eux, ni pour nous, sinon pour observer ce stupéfiant phénomène de l’extrême jalousie des mères.

Que je suis heureuse que cette espèce d’étouffement sentimental nous ait été épargné dans notre jeunesse !


Jouis du bonheur de vivre en @


Viviane



Chère Viviane,


J'ai ri en lisant ta lettre sur la jalousie des mères, en me disant que tu avais dû forcer certains traits de tes anecdotes pour en augmenter l'aspect comique. Je connais des jaloux, mais à ce point, c'est rare, alors que tu feins de me décrire un phénomène presque banal. C'est d'ailleurs plaisant, parce que je t'imagine dans une belle humeur farceuse, alors que tu parais souvent souffrir des défauts de la civilisation du pays que tu visites, et dont tu vas souvent jusqu'à dénoncer la barbarie.

A vrai dire, j'ai essayé un moment de prendre tes descriptions à la lettre et de m'imaginer ce que pourrait vivre un enfant éduqué dans une telle atmosphère. Tu parles d'étouffement, et c'est tout à fait le sentiment qui m'envahit quand je fais cet exercice. Je crois me voir épiée sans cesse, non seulement mes gestes, mais les moindres expressions de ce que je sens, avec une sorte de devoir de manifester toujours, sans interruption, une sorte d'amour inconditionnel pour cette femme qui se présente comme ma mère et a décidé que je n'existais que pour elle. Ai-je déjà eu de telles expériences ? Le contact le plus étroit avec des adultes que nous avons eu dans notre enfance, c'est avec notre tuteur et nos éducateurs. J'aimais bien mon tuteur, et il m'aimait aussi, et j'aimais le voir et parler avec lui. Mais il avait plusieurs pupilles et il n'était pas question qu'il manifeste un amour jaloux pour eux ou même l'un d'eux. Quant à nos éducateurs, le contact était plus régulier au jour le jour, mais ils avaient le sens d'une tâche à accomplir qui leur importait davantage que d'entretenir avec nous un fort lien affectif, ce qui n'empêchait pas une réelle amitié avec certains d'entre eux. Et nous en changions, et savions que nous ne resterions ni toujours, ni même le temps entier de notre enfance, avec les mêmes. C'est plus tard dans la vie, dans les relations amoureuses, que je chercherais l'exemple de cette attention intense avec un autre être. Seulement, dans ce cas, la relation est libre. On ne se trouve pas avec une personne qui par sa fonction serait imposée à notre affection, comme avec la femme qui se présente à l'enfant comme sa mère, qu'il le veuille ou non, que cela soit vu comme naturel ou non, et qui lui impose ses exigences bien malgré lui. Imagine qu'on t'impose un quelconque gaillard comme amoureux, qu'on te livre à lui et que tu doives l'aimer, à sa propre satisfaction ! Quand j'y pense, c'est plus que de l'étouffement que je ressens, c'est une sorte de... oui de véritable étouffement, littéral et non figuré. Je ne peux plus respirer. Ah, que je suis heureuse de n'avoir pas eu de mère !

Voilà ce qui m'arrive pour avoir voulu prendre sottement ta plaisanterie au sérieux. Heureusement, la jalousie des mères que tu as caricaturée doit être bien anodine à côté de l'horrible image que je m'en suis faite dans ce vain exercice. Et comment tous les enfants de la société où tu es ne mourraient-ils pas asphyxiés si c'était aussi grave ? J'aimerais rire de relativement bon cœur comme à ma première lecture, mais cet essai de me représenter une situation réellement telle que tu la décris me laisse une impression de lourdeur que je ne peux plus entièrement chasser. Serais-je en train de perdre mon humour ? C'est toi qui vas rire en me lisant !

Allons, je vais me changer les idées en me rappelant les charmants souvenirs de notre amitié d'enfance. Quand nous nous sommes rencontrées, nous avions déjà toutes les deux acquis le droit de choisir notre école, et nous savions que nous pourrions continuer à aller ensemble dans celles qui nous plairaient, si nous le voulions. Personne ne pouvait nous l'interdire. Quelle confiance dans la possible durée de notre amitié cela nous donnait-il, me dis-je quand je songe au fait que les enfants où tu vis n'ont probablement pas cette liberté. Si leurs parents déménagent, ou n'aiment pas l'ami de leur enfant, ne peuvent-ils pas les séparer, sans qu'ils y puissent rien ? J'aurais éternellement détesté ma mère si elle m'avait obligée à te quitter. Combien ma vie est marquée par le fait que nous avons grandi ensemble, librement. Nous n'avions pas à brider notre amitié pour obéir à je ne sais quel devoir d'aimer quelqu'un d'autre, qui vienne se placer pour ainsi dire entre nous. Nos sentiments, nos idées se sont développés en s'entremêlant constamment. Nous nous découvrions et découvrions ensemble les choses et la vie. Et personne n'avait le droit de nous en empêcher. Pourquoi les gens avec lesquels tu vis actuellement trouveraient-ils que notre vie sentimentale devrait avoir été appauvrie par le fait qu'elle n'avait pas lieu sous la tyrannie émotive d'une mère jalouse, telle que tu me la décris ?

Te souviens-tu quand nous avions des stages à faire dans la société des adultes, ou que nous devions faire des épreuves à part l'une de l'autre, comment une ou deux semaines de séparation nous semblaient longues, et comment nous nous racontions déjà mentalement tout ce que nous vivions, en nous préparant à nous le dire lorsque nous nous retrouverions ? Et alors, nous parlions presque continûment pendant des heures et des heures, riant, pleurant, comme si nous avions passé une éternité l'une sans l'autre.


Dans l'attente de te lire et de te revoir


Laure




Chère Laure,

Hélas, je ne crois pas avoir caricaturé les scènes de jalousie maternelle dans ma dernière lettre. Je voulais t'amuser, et je vois que le sujet n'était pas moins démoralisant que d'autres. Moi aussi, je suis triste quand j'observe ces enfants, jouets de l'affection égoïste de leurs mères. Moi non plus, je n'arrive pas à croire que j'aurais pu supporter de me trouver à leur place. Et pourtant, il me faut bien constater qu'ils s'en accommodent. Et le plus étrange à mes yeux c'est qu'ils ne songent pas, comme toi (et comme moi) à se révolter contre cette terrible tyrannie. Au contraire, ils chantent toute leur vie en chœur la supposée douceur de la vie de famille. Ou plutôt, n'exagérons pas, plusieurs s'en plaignent, et même assez amèrement. Et certains vont (en vain me semble-t-il) chez les psychanalystes pour tenter de recoudre les plaies inguérissables que leur a laissées cette tyrannie affective.

En général, le traitement qu'ils ont subi paraît avoir eu une influence très profonde sur eux. Au lieu de développer leur résistance, il les a affaiblis et les a rendus passifs, quoique profondément insatisfaits. Leur colonne vertébrale est brisée. Je vois de jeunes hommes s'adresser aux filles auxquelles ils veulent plaire comme si elles étaient d'autres mères possibles pour eux. Ils font de grands efforts, qu'ils cachent souvent sous un air dégagé, pour attirer servilement leur approbation sur tous les aspects de leur personne, se contorsionnant pour tenter de correspondre à l'image du brave enfant (ou du petit polisson) que pourrait désirer voir en eux la jeune fille courtisée. Et ce qui me paraît le plus étrange dans cette attitude, c'est qu'elle révèle une attention sans cesse tournée vers soi, plutôt que vers la personne supposément aimée, si bien que j'ai peine à croire justement qu'ils soient capables d'aimer vraiment quelqu'un d'autre qu'eux-mêmes. Ils observent celle qu'ils voudraient séduire, mais uniquement pour deviner ce qu'elle attend d'eux et adapter leur rôle en conséquence. Je ne les vois presque jamais attentifs à elle dans le but de la connaître pour elle-même, par véritable désir amoureux de la comprendre et de l'aimer pour elle seule. Comme ils ont dû le faire avec leur mère, ils continuent à jouer l'amour sans apparemment l'éprouver, juste pour s'attirer la bienveillance, dont ils ont acquis un besoin maladif. Il n'est pas étonnant que leurs partenaires les méprisent souvent. Et les filles ne valent guère mieux, ayant appris à satisfaire et à imiter leur mère, s'estimant le droit de rendre à leur tour sentimentalement esclave l'homme qui leur plaît et se montre si docile à jouer ce rôle, en attendant de continuer avec leurs propres enfants. Bref, l'amour maternel, au lieu de développer les sentiments et la générosité, l'ouverture aux autres, enferme les gens dans leur petit égoïsme, caché sous les sourires hypocrites, qu'on nous adresse partout ici.

Notre amitié aurait-elle été possible dans ce pays ? Il me semble inconcevable qu'elle ait pu être empêchée. Et pourtant j'en doute. En tout cas, je vois assurément à quel point l'amitié (comme l'amour) est rendue presque impossible par cette éducation.

Combien notre propre éducation en revanche, délivrée de la jalousie maternelle, nous a été favorable, je m'en rends mieux compte par les comparaisons que je suis amenée à faire ici. Nous avons appris à connaître la variété et les nuances des sentiments, dans des expériences réelles, où nous n'étions pas obligées à feindre sans cesse pour survivre. Nous n'étions pas les esclaves inconscientes de certaines personnes auxquelles nous aurions été livrées sans recours. Au contraire, nous apprenions à nous rendre plus libres, et c'était un but avoué, que nous recherchions toujours plus explicitement au cours de notre développement. Nos tuteurs et éducateurs n'avaient pas, normalement, pour but de s'attirer notre sympathie, mais de nous éduquer à devenir autonomes, pratiquement comme sentimentalement. Nous apprenions par des exercices concertés et fréquents à supporter la solitude, à exprimer en société nos réels sentiments dans la mesure du possible, à tenir compte de ceux des autres, à supporter la désapprobation, à nous méfier de la flatterie, à nous juger nous-mêmes aussi objectivement que possible. Tout cela nous a donné une fierté que je ne remarque guère ici.

Nous nous étonnons toutes deux que les jeunes d'ici ne se révoltent pas contre le traitement qu'ils subissent. Et en fait, certains se révoltent bien, souvent de manière capricieuse, sans endurance, pour revenir dans le bon chemin et s'excuser de leur mouvement. Quelques-uns, plus rares, tentent de se rendre vraiment plus autonomes, et y réussissent plus ou moins. Or ce qui m'étonne, à l'inverse, c'est que nous sommes plus portés, nous, à nous révolter rapidement contre tout ce qui attaque notre liberté, alors que, justement, notre jeunesse n'est pas marquée par la césure de la révolte adolescente caractéristique des pays d'éducation familiale, où durant une période une partie des jeunes affirment qu'ils veulent désobéir et affichent des comportements comme destinés à fâcher leurs parents (et par là, à attirer encore leur attention d’ailleurs). Bien sûr, comme nous n'avons pas de parents, nous ne pouvons nous révolter contre eux. Mais nous sommes soumis à des autorités aussi, et nous n'avons pas, sauf exceptions, ce moment de défoulement avant de devenir adultes. Je crois que c'est parce que nous avons appris depuis jeunes à nous rapporter à nos désirs en les jugeant et en les affirmant selon que nous le jugions bon, en affrontant précisément la réprobation qui ne nous paraissait pas justifiée. Pourquoi aurions-nous ressenti subitement, à l'adolescence, le besoin de nous dégager d'un esclavage que nous n'avions pas subi ? Et loin que nous soyons pour autant devenus dociles, nous gardons un pouvoir de nous révolter qui se manifeste très vivement à la seule vue de situations où nous pouvons nous imaginer pris dans des liens de servitude.

Te souviens-tu de cet éleveur chez qui nous passions quelques jours pour nous familiariser avec les animaux, en l'aidant à diverses tâches ? Il avait voulu nous obliger à déménager une remise, sous prétexte qu'il devait le faire et qu'il avait à nous diriger dans nos travaux. Nous lui avions répliqué vertement que cela n'avait rien à voir avec sa mission, liée uniquement aux animaux, que nous voulions bien emmener boire les vaches, donner de l'avoine aux chevaux ou les étriller, mais que son déménagement ne regardait que lui. Il s'était entêté, et nous nous étions fâchées tant et si bien que nous étions parties aussitôt à pied quoique le chemin de retour à notre école fût long. Et quand il s'était repenti et nous avait rejointes en voiture pour nous reconduire, nous avions sèchement refusé d'y monter et avions marché plus d'une journée, redevenant bientôt joyeuses, et jouissant d'une des plus belles marches que j'aie faites à travers la campagne, luxuriante durant cette belle période de fin de printemps.

Je suis impatiente de revenir pour faire une de ces longues promenades que nous aimons tant.


Jouis du bonheur de vivre en @


Viviane