Chère Laure,


Tu ne peux imaginer à quel point mon désir d’explorer la vie dans une société véritablement différente de la nôtre est comblé. L’apparence simple des rues est déjà fort différente de ce que nous connaissons chez nous. Mais ce n’est qu’une petite partie des surprises que nous réserve la société où je me trouve. Ce n’est que peu à peu qu’on en découvre tous les aspects les plus étonnants pour nous. Si par exemple je te disais que je me rends compte que je vis à présent dans une société de mendiants, tu aurais peine à me croire. Ce n’est pas du tout l’image que nous en donnent les clichés qui circulent à son propos, et même les personnes du lieu s’élèveraient avec indignation contre une telle caractérisation. Il leur faudrait pourtant admettre que l’on voit des mendiants dans les rues, et qu’il est incontestable qu’ils mendient, en apostrophant les passants ou en se tenant assis dans un coin pour s’adresser à eux par de petites pancartes où ils réclament quelque secours pour apaiser leur faim. Tout le monde doit bien les voir. Mais les habitants du lieu se montreront un peu vexés si l’on attire l’attention sur ces mendiants évidents et si l’on demande pourquoi ils doivent recourir à de tels moyens déshonorables pour survivre. C’est vraiment chercher des poux pour le plaisir de dénigrer leur belle société, rétorqueront-ils. D’abord, une partie d’entre eux pourrait fort bien se passer de mendier, parce qu’un système de sécurité sociale leur donne de quoi vivre, au moins modestement. Ensuite, il suffit d’aller voir ailleurs sur la planète pour constater combien ce phénomène est comparativement très léger ici. C’est avouer tout de même qu’il est honteux, et qu’il vaudrait mieux ne pas s’en accommoder, mais résoudre vraiment le problème. Il faudra bien avouer par exemple que le système de sécurité sociale n’aide pas tout le monde et qu’il est souvent insuffisant, surtout dans des sociétés d’abondance paraît-il. Il est généralement interdit de mendier, mais on sent qu’on ne peut appliquer tout à fait la loi, au risque de tuer une partie d’entre ces pauvres qui font tache dans les rues. On préfère donc fermer les yeux et se fâcher contre ceux qui dirigent le regard sur eux. D’ailleurs, quelques cœurs sensibles ne les ignorent pas et tentent de leur venir en aide.

Mais je veux bien convenir que s’il n’y avait que les mendiants de la rue, cela ne justifierait pas que je qualifie ces sociétés de sociétés de mendiants. La plus grande partie de la mendicité, la plus incommode, ne se voit pas ainsi en passant dans les rues, du moins pas directement, elle ne traîne pas sur les trottoirs en haillons. Les mendiants dont je te parle à présent se déguisent en personnes honorables, et en ont tout à fait les moyens. Paradoxalement, une grande partie d’entre eux sont même richement payés. Tu me diras que c’est incompréhensible. Car pourquoi mendient-ils alors ? Si on le leur demande, mais il faut s’y prendre sans parler de mendicité si l’on ne veut pas les fâcher tout rouge, ils répondront que c’est leur profession et qu’ils le font pour gagner leur vie, en ajoutant souvent qu’ils ont le cœur tendre et qu’ils se soucient du bien-être de leurs congénères plus défavorisés. En effet, à les en croire, ils ne mendient pas pour eux (et ils ne mendient même pas du tout), mais pour d’autres. Ils sont en quelque sorte des intermédiaires organisés de la mendicité. Il y a dans le monde des misérables de toute sorte qu’il faut secourir. Les uns ont faim et n’ont pas de toit, les autres sont malades, ou accidentés, ou enfermés dans la solitude, ou dans l’inconfort, ou privés d’instruction, ou sans emploi, ou dans l’insécurité, ou brimés de mille façons, etc. Quelques têtes politiques s’interrogent çà et là sur les moyens de remédier à cet état par des institutions et des lois. Mais la plupart préfèrent voir dans ces situations déplorables l’occasion d’exercer une admirable vertu à leurs yeux, la charité. Bref, il faut qu’il y ait d’un côté les mendiants, et de l’autre ceux qui leur font la charité ou leur donnent gratuitement quelque secours. Et l’on en est si persuadé que, pour la commodité des uns et des autres, on organise cet intéressant rapport. Des entreprises charitables se forment de tout côté pour s’en charger. Et c’est là que travaillent, généralement pour de bons salaires, les mendiants en cravate dont je te parlais plus haut. Ils refusent de se dire mendiants parce qu’ils ne mendient pas pour eux-mêmes, vivant au contraire de leur salaire. Et pourtant, même s’ils le font pour d’autres, ils mendient bien, demandant aux gens les charitables dons que les mendiants espèrent d’eux. Et le paravent du salaire est assez mince, parce que c’est bien sur ces dons qu’ils le tirent, et il est par conséquent aussi le produit de la mendicité qu’ils pratiquent, même s’ils s’en attribuent la plus belle part et en camouflent la nature par le recours à l’idée de salaire. Mais, franchement, tout mendiant ne pourrait-il prétendre que ce qu’il reçoit est en somme le salaire de son travail de mendicité ? On en rirait, et en tout cas, moi, je ris de voir ces mendiants en complet prétendre qu’ils ne mendient pas et qu’ils reçoivent un salaire pour un travail dont on ne voit pas ce qu’il peut bien être, sinon la mendicité.

Si tu savais combien ces mendiants endimanchés sont incommodes, et bien plus que les autres, à cause de leur arrogance et de leur persuasion d’être du bon côté, je veux dire du côté des bons, de ceux qui donnent la charité parce qu’ils transmettent une partie de leur butin aux mendiants plus défavorisés qu’eux. Ils n’ont aucune honte à t’agresser de tout côté et à solliciter ta conscience. Ils te supposent sans cesse un devoir d’être charitable. Et du coup ils t’accusent, directement ou indirectement, d’être une personne vile et immorale si tu leur refuses la charité qu’ils réclament comme un dû. A les en croire, c’est de ta faute si tels misérables mourront de faim, si tels malades succomberont à leur cancer, si tels sans-abris devront coucher dehors, si tels étudiants devront abandonner leurs études, si les employés de tel magasin devront se passer de fêter dignement Noël, si telle université devra se contenter de son budget officiel, si les phoques se feront massacrer, si les forêts dépériront, et ainsi de suite.

Et si tu n’y fais attention, tu finiras écrasée par le sentiment que toute la misère du monde vient de ton manque de charité, sauf si, bien sûr, tu parviens à te faire payer pour travailler dans quelque organisme charitable et à tirer profit de ta grande charité.

Sais-tu quelle chance tu as de ne pas connaître ce constant harcèlement et de ne pas avoir à t’interroger sur ton immense culpabilité d’âme peu charitable ?


Profite du privilège de vivre en @


Viviane



Chère Viviane,


J’ai beaucoup aimé ta lettre d’un humour grinçant sur cette étrange charité considérée comme une vertu bien ambiguë. J’ai ri et je n’en ressens pas moins l’amertume que tu dois éprouver par ce genre de découverte d’un nouveau monde moral passablement pharisaïque.

En tout cas, tu as tout à fait raison d’insister sur la nouveauté pour nous d’une telle organisation, si je peux en juger par mon propre sentiment. A partir de mon expérience, je ne trouve pas à quoi rattacher ce phénomène. Non seulement il n’y a pas chez nous d’organisation de mendicité, mais il n’y a pas même de mendiants individuels, pittoresques comme ceux qu’on voit dans les vieux films. Qui pourrait avoir l’idée de passer son temps à mendier et à subir le mépris des passants ? Il faudrait être aux abois pour s’y résoudre, et encore, à condition de n’être pas très soucieux de son honneur. Heureusement, comme nous ne voulons pas voir des gens réduits à cette extrémité, nous avons pourvu au moyen de permettre à chacun de vivre, quelle que soit sa situation et ses capacités. Dans ces conditions, quelles raisons y aurait-il donc de mendier, individuellement ou en organisation ? Comme tu le remarques, le soin des misérables, ou plutôt le souci d’éviter qu’il n’y en ait, est une question politique, et non d’efforts privés. Cela est évident. Il y a des problèmes qu’il appartient à la société de régler politiquement et qu’on ne peut bien traiter autrement. Comment ne pas le voir ? Tu me dis d’ailleurs qu’il y a une institution chargée de ce que tu as nommé la sécurité sociale. Cela ne fonctionne-t-il pas ? Il me semble pourtant qu’il n’est pas si difficile d’instituer un revenu universel comme le nôtre.

Mais apparemment, à ce que j’ai compris, la société où tu te trouves n’est pas simplement incapable de résoudre politiquement ce genre de problème, mais elle préfère s’y prendre autrement, en recourant à la charité, c’est-à-dire à des initiatives privées qui impliquent justement la mendicité. Tu t’en étonnes, et je peux t’affirmer que je ne comprends pas davantage ce désir. D’ailleurs le terme même de charité est presque inutilisé chez nous, et je me rends compte que non seulement ce sentiment et toutes les attitudes et situations qui lui correspondent n’ont pas d’importance pour moi, mais que de plus je ne comprends pas même bien le sens de cette notion, quoique je sache bien que la charité fait partie des vertus principales du christianisme. Mais qui parmi nous croit encore qu’il faut gagner le ciel par des sentiments et des actions de pur amour pour son prochain ? Va-t-on, dans le système que tu me décris, jusqu’à maintenir politiquement l’existence de misérables pour donner aux privés le supposé avantage moral de leur faire la charité ? Ou croit-on qu’il puisse être efficace de laisser à l’initiative privée la responsabilité de mettre fin à la misère ? De toute manière, si la charité est une forme d’amour, je comprends mal qu’on puisse lui donner une place plus que strictement minimale, puisqu’il n’est certainement pas charitable de contraindre les misérables à la honte terrible de devoir mendier. Quant à ce que tu me dis de ces mendiants salariés par les organismes de charité, je trouve ridicule la façon dont s’unissent intimement chez eux la charité et la mendicité, les deux ayant lieu à travers les mêmes personnes. Et naturellement, comme la mendicité est une honte, tandis que la charité passe pour un honneur, on ne s’étonne pas de les voir préférer oublier leur qualité de mendiants pour s’attribuer le seul avantage de passer pour des êtres charitables. J’imagine que les humoristes doivent souvent prendre ces tartuffes pour objets de leur satire. Plus j’y pense, plus je me réjouis que cette notion de charité et toute la morale qui tourne autour d’elle n’aient plus cours chez nous.

Est-ce que, toi qui vis parmi ces gens, tu as été amenée à donner un sens plus riche à la charité et à comprendre mieux ce qui les pousse à lui attribuer tant de valeur ? Sont-ils encore suffisamment croyants pour sacrifier réellement la vie terrestre à l’espoir de gagner le paradis au-delà de la mort ? Tu dois te sentir assez drôle parmi des peuples dans lesquels règnent encore des superstitions qui chez nous ont très largement disparu. Heureusement que tu peux observer tout cela avec humour.


Dans l'attente de te lire et de te revoir


Laure




Chère Laure,

Quel plaisir, comme toujours, de recevoir tes lettres qui me font sentir que je ne suis pas seule à réprouver ce que la morale d’ici approuve. Tu me fais sortir pour un instant de l’exil intérieur, moral, dans lequel je me sens mal à l’aise plus encore que dans l’exil géographique. Et je m’émerveille toujours de constater à quel point tu saisis aussitôt des situations que j’ai mis du temps à débrouiller, en te fiant à ma seule description rapide et bien schématique. Ah, que cette affinité de nos sentiments et de nos idées me fait du bien ! Tu m’aides à analyser des phénomènes que tu n’as pas vus, comme si tu les voyais aussi bien que moi, à travers mes propres yeux, par le pauvre reflet que je t’en donne.

Tu as parfaitement raison de soupçonner une forte influence de l’idéologie chrétienne chez les hommes qui m’entourent. Mais peu d’entre eux l’avoueraient. Davantage encore, la plupart ne s’en rendent pas même compte, et croient plutôt s’être entièrement émancipés de la morale et de la religion de leurs ancêtres. Dans leurs attitudes réelles, on voit bien que ce n’est pas le cas, loin de là. Sinon, en effet, ils ne donneraient pas tant d’importance à leur hypocrite charité. Et surtout, tu fais bien d’insister sur le fait qu’ils semblent prêts, sans l’avouer, sans peut-être même se l’avouer, à maintenir ou à créer une situation politique qui engendre la misère de manière à se donner l’avantage douteux d’avoir des mendiants pour exercer leur charité et se flatter de leur supposé bon cœur. Car s’il est bien vrai par exemple qu’ils ont une forme de sécurité sociale, elle est organisée de manière justement à en faire une sorte d’institution de charité publique, à travers laquelle tous ceux qui gagnent leur vie sans en avoir besoin peuvent prétendre y participer grâce aux impôts (car il y a l’impôt sur les personnes ici). Et comme la contribution est obligatoire, ils ont l’avantage moral de pouvoir osciller entre deux attitudes, en se plaignant de ce que leur coûtent les mendiants de la charité publique, d’un côté, et en s’attribuant la vertu d’êtres charitables, de l’autre côté. Pour garder le caractère charitable à cette institution politique et le caractère de mendicité à ses bénéficiaires, on a choisi de ne soutenir que ceux qui en sont réduits à ne plus avoir de ressources et à devoir mendier auprès des autorités compétentes une aide qu’on ne leur octroie qu’en leur laissant sentir à quel point leur situation est honteuse. Pour l’obtenir, ils doivent prouver qu’ils sont dénués de tout, qu’ils ont fait tous les efforts pour s’en passer, on leur demande sans cesse des comptes, on les oblige à chercher du travail aussi longtemps qu’il y a quelque espoir de les y contraindre, on leur interdit ensuite d’avoir des revenus complémentaires autres que minimaux, y compris par leur propre travail, sous peine de se voir exclus de la charité, on les surveille sans cesse et les soupçonne impudemment de fraude, on les contraint à vivre en marge, et on les méprise d’autant plus universellement que le travail, l’héritage et la spéculation sont les seules manières honorables de vivre selon les normes de ces sociétés.Bref, même lorsque l’État se charge des misérables, c’est encore dans le même esprit de conserver une condition de mendiants avec l’humiliation qui la caractérise.

Pour te montrer à quel point on aime perpétuer ce genre de rapports, je vais te décrire une autre pratique qui est restée courante et institutionnalisée dans plusieurs pays, notamment en Amérique. On y pratique, obligatoirement, la tradition du pourboire. Tu me diras que c’est de nouveau un terme dont nous avons si peu l’habitude qu’il est difficile d’en saisir la signification. En réalité, je crois que nous la saisissons même mieux que les gens d’ici, qui ne pensent plus à la manière dont le mot est formé. En effet, il s’agit bien en fin de compte d’une somme qu’on donne à quelqu’un pour boire, en quelque sorte. Ou si tu veux, c’est une somme non due, donnée pour améliorer un peu, par charité, la situation de ceux qui la reçoivent. Mais la pratique est si courante ici qu’on en oublie en partie le sens. Le pourboire est réservé aux gens de professions dans lesquelles il s’agit de rendre service personnellement à quelqu’un, serveurs de restaurants, de cafés et de bars, femmes de chambre, porteurs, conducteurs de taxis, coiffeurs, livreurs, etc. Ces gens sont payés pour leurs services, mais moins qu’il ne faudrait, de telle manière qu’ils ont besoin d’une somme supplémentaire pour arriver au salaire convenable. Et cette partie, le pourboire, n’est pas comptée dans le prix du service, mais la coutume veut que le bénéficiaire du service donne librement un montant, souvent selon des barèmes traditionnels, en plus du prix. Le fait que le pourboire soit donné gratuitement en principe, même s’il est attendu légitimement, et le fait qu’il puisse être refusé, pour manifester par exemple qu’on n’est pas content du service, maintiennent le rapport entre celui qui donne à son gré la charité et le mendiant, qui doit, lui, faire effort, se montrer aimable et complaisant pour l’obtenir ou pour en obtenir le plus possible. C’est le rapport du maître qui a l’avantage de pouvoir se montrer plus ou moins bienveillant, et du serviteur qui cherche à lui plaire parce qu’il dépend de sa bonne volonté. Or on tient beaucoup à conserver cette tradition des vieux temps. Quand je demande pourquoi, on me répond généralement que c’est parce qu’il y a avantage à pouvoir juger de la qualité du service rendu, et à contraindre ainsi le serviteur à faire de son mieux et à se montrer justement complaisant, au point que par exemple, le sourire peut-être vu comme une exigence de plusieurs de ces professions à pourboire, et par extension des autres qui leur sont analogues. Si je réponds qu’on pourrait aussi bien réduire le prix des marchandises et laisser à l’utilisateur le choix d’ajouter un supplément pour manifester sa satisfaction, ou à le refuser pour signifier qu’il n’apprécie pas tant l’objet de son achat qu’il n’avait espéré, on me regarde avec surprise, presque stupéfaction, estimant les situations sans aucune proportion. Mais on ne parvient pas à m’expliquer de manière convaincante en quoi réside la différence apparemment si patente. Quant à moi, je pense l’avoir vue en observant à quel point on veut garder le rapport de charité et de mendicité avec ceux qu’on considère comme à son propre service et comme dépendants. Le plus étonnant, à mes yeux, est que ceux qui reçoivent généralement de bons pourboires défendent ce système plus ardemment encore que ceux qui les leur donnent, et se font même un honneur de la manière dont ils bénéficient de leur position peu honorable.

Pour moi, je suis toujours gênée de donner des pourboires, et je les calcule selon la règle de la coutume officielle, rigoureusement, pour les transformer autant que possible en une sorte de partie normale du salaire de ceux qui me servent. Et je passe sur le mépris dans lequel est tenu chez nous le salariat lui-même. Tu es libre de tels soucis, et je me réjouirai d’en être délivrée quand j’aurai la chance de revenir et de te revoir en chair et en os.


Profite du privilège de vivre en @


Viviane