Guide du touriste en @Faire son marché
A quel point @ est pour nous une culture étrangère, cela se voit au fait que même les actions les plus courantes de la vie ordinaire nous sont peu familières et demandent une adaptation de notre part. Aujourd'hui, nous avons l'habitude de faire nos courses dans de grands magasins, en circulant parmi les rayons pour choisir et prendre ce qui nous convient avant de passer à la caisse. Et nous savons ce que nous allons payer si nous avons pris soin de faire l'addition au fur et à mesure, en nous fiant aux prix indiqués sur les produits où sur des étiquettes placées à l'endroit où ils sont exposés. Le passage à la caisse n'est plus qu'une formalité, pour effectuer le paiement avant d'emporter avec soi ses achats. Si l'on va dans de plus petits magasins, la différence n'est pas grande. On se fait peut-être davantage conseiller, et certains produits doivent être demandés, mais sinon, c'est pareil. A première vue, vous ne constaterez pas une différence très importante en @, et il vous semblera qu'on trouve des magasins semblables aux nôtres, excepté que l'absence de publicité, y compris sur l'emballage des produits, l'absence de musique d'ambiance, nous font sentir aussitôt que nous nous trouvons dans une autre culture. Mais pratiquement, tout semble devoir se passer de la même façon, parce qu'il est souvent aussi possible de faire son tour et de sélectionner soi-même les produits sur les rayons. Vous trouverez nombre de magasins petits et moyens, et apparemment de grands magasins aussi où l'on trouve de tout. Mais en regardant mieux, vous verrez des différences assez importantes par rapport à ce dont vous avez l'habitude. Par exemple, dans les grands magasins, vous ne trouverez pas les séries de caisses à la sortie, comme chez nous, ce qui, pour quelqu'un qui ne serait pas familier avec cette disposition, pourrait donner l'impression qu'on est comme enfermé dans une prison, d'où il faut sortir en montrant patte blanche à la guérite des gardiens. En @, au contraire, la disposition vous rappellera davantage les anciens grands magasins, avec des caisses réparties un peu partout, à chaque rayon ou département. On paie ainsi à plusieurs endroits, chaque fois sur place, un peu comme si le grand magasin était composé de nombreux plus petits. En observant davantage, vous constaterez que les acheteurs ne se comportent pas comme nous avons l'habitude de le faire, en prenant pour acquis que le passage à la caisse n'est que la formalité que j'ai décrite, où l'on paie la somme des prix indiqués en fonction de ses achats, avant d'être libéré et de pouvoir sortir. Vous verrez alors que certains clients font comme vous l'estimez naturel et paient rapidement, tandis que d'autres s'attardent aux caisses et se mettent à entrer dans des discussions. Non, ce n'est pas comme il arrive chez nous, des échanges entre personnes qui se connaissent, où l'on se donne des nouvelles de la famille, des connaissances communes, de sa santé et des événements de la journée. Si vous les écoutez, vous verrez qu'ils entrent dans des marchandages. Le client trouve que le prix indiqué est trop élevé, et il propose un prix qu'il accepterait de payer pour tel ou tel de ses achats. Et on se met ainsi d'accord ou non. A vrai dire, votre surprise n'est pas telle que vous n'ayez aucune expérience et compréhension de ce qui se passe. Vous aurez déjà été au marché chez vous, je veux parler de ces marchés traditionnels, où le paysan par exemple vient vendre ses légumes. Et vous ne vous serez donc pas choqué de voir de tels marchandages. Votre étonnement viendra plutôt de l’incongruité à votre sens de telles pratiques dans des magasins modernes, d'allure normale, et surtout dans de grands magasins. Car de quelle autorité les vendeurs peuvent-ils bien disposer pour décider ainsi des prix à leur guise ? Il vous semble que c'est le désordre qui doit résulter de telles pratiques, qui vous paraîtraient éventuellement à leur place lorsque vous avez affaire à un petit commerçant indépendant, traditionnel, aux mœurs un peu anciennes. Et vous ne saurez pas comment vous comporter dans cette situation inhabituelle. Allez-vous tenter comme tel autre, de proposer un prix réduit pour un article parce que vous en prenez plusieurs ? ou de remarquer que vous trouvez telle marchandise un peu chère, d'autant que vous l'avez vue ailleurs à meilleur marché ? C'est tout un art en effet d'apprendre où il est pertinent de marchander, et à quel point on peut le faire sans se ridiculiser. Si vous vous contentez d'observer et de conformer votre pratique aux us et coutumes, vous vous adapterez probablement assez vite à cet art du marchandage. Mais si vous désirez vous y retrouver, et savoir comment cela se passe, vous resterez perplexe. Quel sens y a-t-il à perdre son temps à tout cela dans une société moderne, comme semble l'être @ ? Certes, vous pouvez personnellement renoncer à marchander, privilégier la vitesse aux quelques intérêts pécuniaires de cette pratique, et vivre autant que possible comme chez vous. Mais vous serez peut-être agacé, déjà parce que d'autres vous feront perdre du temps par leurs marchandages, et aussi parce que le manque d'efficacité de ce système, selon vos conceptions, vous dérangera. Vous serez aussi intrigué par la manière dont ces mœurs peuvent être compatibles avec une gestion moderne de grands magasins, par exemple. Comment, vous demanderez-vous, pourrait-on imaginer qu'on dise aux employés de telle grande chaîne de chez nous, de fixer le prix qui leur paraîtra raisonnable quand les clients ne trouveront pas juste pour eux celui qui est affiché ? Ne serait-ce pas le chaos et la ruine rapide de ces chaînes, ou de magasins plus modestes aussi bien ? Vous aurez ainsi un sentiment d'insécurité face à ce système qui vous paraîtra menacer sans cesse de s'effondrer. Vous pourrez certes demander des explications. Mais à qui ? Il n'est pas sûr qu'on veuille s'attarder à vous expliquer suffisamment la logique de ces pratiques pour satisfaire votre curiosité et apaiser vraiment votre inquiétude. C'est pourquoi je vais tenter ici de vous donner les raisons, ou quelques-unes du moins, de la manière dont fonctionne cet ordre du marché. En effet, on pourrait dire que les @ prennent le marché plus au sérieux que nous, et par là l'activité essentielle qui accompagne l'échange, c'est-à-dire justement le marchandage. Vous savez que les économistes de chez nous raisonnent également à partir de ce qu'on nomme la fiction d'un individu rationnel prenant ses décisions individuellement, en fonction de ses intérêts. Mais une fois qu'ils expliquent le fonctionnement du marché, il semble qu'ils aient dévié passablement de leur fiction. Chez les @, le marché est encore le lieu où les individus marchandent, au moins chaque fois qu'ils en ont envie. Et si vous pensez que c'est impossible, que c'est le chaos, alors vous ne croyez pas comme eux au fonctionnement du libre marché. C'est ce que les @ nous disent, avec un sourire moqueur, car ils savent que nous nous considérons généralement comme de vrais partisans du marché. La représentation que vous vous faites d'un magasin, et cela d'autant plus qu'il est plus grand, c'est celle d'une structure hiérarchique, avec à sa tête des chefs divers qui prennent les décisions, de ce qu'il faut acheter, des prix qu'il faut fixer, de la publicité à faire, des employés à embaucher et à former, etc., et de l'autre côté, justement, ces employés, payés pour faire chaque fois ce qu'on leur demande, et pour s'en tenir à cela, sans prendre de décisions qui ne sont pas de leur compétence, notamment en ce qui concerne les prix. Eh bien, en @, c'est généralement tout le contraire, même s'il y a quelques assez rares magasins de ce type. Ce que vous prenez pour des employés, et qui vous servent et tiennent les diverses caisses, ce sont en réalité de petits entrepreneurs, soit tout à fait indépendants, soit intégrés à une structure plus vaste, de caractère souvent plus ou moins coopératif. C'est pourquoi ils prennent eux-mêmes leurs décisions à propos de ce qu'ils vendent, et notamment en ce qui concerne les prix. Et, étant notamment en concurrence entre eux, comme le veut le marché, ils sont toujours prêts à négocier leurs prix quand il leur semble avantageux de le faire. Et voilà pourquoi ils ne refusent pas de marchander, mais s'y prêtent volontiers chaque fois que les propositions des clients leur paraissent raisonnables. Ainsi, dans un grand magasin, vous croyez être dans un ordre organisé d'en haut, d'une manière uniforme et presque mécanique, alors que vous vous trouvez dans une sorte d'organisme où chaque organe, chaque cellule, prend ses propres décisions, en coordination certes avec les autres, mais d'une manière dynamique et souple que nous ne connaissons que très peu chez nous. Quant au fonctionnement de tout ce système, il serait un peu exagéré de chercher à me lancer maintenant dans sa description. Je m'en tiens à ces indications qui doivent vous permettre de saisir superficiellement la situation. En pratique, si vous avez l'habitude d'aller dans nos bons vieux marchés, vous ne serez finalement pas si désorienté que je le supposais au début, mais vous retrouverez vite les bonnes manières de vous rapporter à ces structures de vente, en imaginant que, d'un rayon à l'autre d'un magasin, c'est un peu comme si vous passiez d'un stand à l'autre au marché. N'hésitez donc pas à apprendre le marchandage, qui s'applique partout, que ce soit pour l'achat d'une voiture ou d'une pomme. |