Manuel
La juste place



Introduction

Jusqu'à présent notre religion de la juste place a fait pour l'essentiel l'objet d'un enseignement oral, même si des écrits existent bien sur des points particuliers, discutés entre des adeptes ou disputés avec des contradicteurs. Or il est devenu évident pour ceux qui connaissent de l'intérieur notre religion qu'elle ne se résume pas à quelques préceptes, mais qu'elle représente bien une conception entière de la vie la plus heureuse que l'homme puisse mener dans les conditions imparfaites qui sont les siennes sur terre. Pour cette raison, il devenait indispensable d'en présenter l'ensemble d'une manière suffisamment systématique pour en faire voir la cohérence et la force.

D'autre part, l'intérêt pour notre religion grandit, et il est important que ceux qui désirent la connaître puissent le faire autrement qu'en interrogeant les membres de la communauté, qui se font un grand plaisir de leur répondre, mais qui sont débordés, à la fois par l'ampleur de la tâche et par les difficultés d'ordre doctrinal qu'ils doivent aborder. Ce manuel est donc destiné à la fois aux adeptes de notre religion, pour leur permettre d'en mieux saisir la doctrine et l'esprit, et à tous ceux qui sont curieux de la découvrir et qui désirent s'en faire une idée avant de s'engager dans la vie de notre communauté.

Il faut insister aussi sur le fait que notre religion ne se réduit pas à une simple doctrine intellectuelle, mais qu'elle est également un système pratique, dont les effets bénéfiques n'existent vraiment que pour ceux qui l'appliquent et la vivent quotidiennement, qui en font la référence constante de leurs décisions, qui y modèlent leurs manières habituelles de vivre et de penser. C'est pourquoi il s'agit avant tout dans ce manuel de permettre de conduire sa vie en tenant compte partout de la juste place, et cela de la manière la plus réfléchie. Dans cette intention, il leur sera utile de pouvoir se référer à nos principes et de trouver des discussions de certains types de problèmes qui se posent habituellement, ainsi que de pouvoir dans les cas plus particuliers revenir aux principes qui permettent de résoudre les difficultés imprévues.

Pour toutes ces raisons, nous avons conçu ce manuel pour être aussi concis que possible, aussi systématique, aussi clair qu'il convenait pour servir à la fois d'introduction et de référence usuelle.





Récits fondateurs

Notre religion de la juste place est entrée dans le monde sans fracas, sans tambours ni trompettes. Aucun dieu n'a déchiré les nues pour se montrer ou se faire entendre à des yeux et des oreilles stupéfaits. Nous n'avons connaissance d'aucun miracle dans l'histoire de notre religion. Comme les sciences, elle est une œuvre humaine, et pourtant plus puissante et plus vraie que celles qu'on rapporte fictivement aux dieux. Son fondateur, Bertrand Gillet, homme de bien et de génie auquel nous sommes infiniment reconnaissants, était un simple instituteur à Rinquois, une petite bourgade perdue sur l'île du même nom, un endroit presque oublié du monde.

Ils se trompent bien sûr ceux qui croient qu'une petite société vivant à l'écart est presque nécessairement heureuse de ce fait. Les habitants de Rinquois n'étaient pas contents de leur sort pour la plupart. Il s'était installé sur l'île un système féodal ou maffieux qui maintenait la population dans la pauvreté, la crainte et l'ignorance. Quelques familles possédaient tout, dirigeaient tout, plaçaient ceux qui leur convenaient à tous les postes-clés, et se mêlaient de commander à tout le monde sur toute chose. Inutile de dire que la vie à Rinquois était passablement triste, et étrangement même pour ces familles dominantes, arrogantes, se promenant avec un air sévère et une sorte de mauvaise humeur constante, que les éclats d'un rire brutal, méchant et faux n'interrompaient pas. C'est la situation que Bertrand Gillet a trouvée dans l'île quand il est venu, de l'extérieur, de @, occuper son poste d'instituteur à la seule école du lieu, parmi quelques mornes collègues indigènes, dont l'incompétence le frappa aussitôt. Même eux avaient été choisis par la maffia pour leurs caractères soumis et obséquieux.

Il entreprit sérieusement son enseignement, et, après des efforts pour réveiller ses élèves habitués à s'ennuyer à l'école, les intéressa et les enthousiasma peu à peu au grand dam de ses collègues qui le considéraient avec jalousie. Ils se mirent à le dénigrer et ils auraient certainement réussi à lui rendre la vie impossible s'il était resté à leur merci.

Bertrand Gillet était curieux, et en commençant par aller voir les parents de ses élèves, il se fit bientôt une idée du caractère et des modes de vie des gens de l'île. La tristesse et le découragement ambiants l'étonnèrent, et par des questions prudentes, il en découvrit les raisons. Il se comporta d'abord à la mode d'un anthropologue, tâchant de ne pas s'imposer, de se rendre plutôt aussi discret que possible, mais ouvert, pour amener les gens à s'exprimer librement. Il eut vite compris que l'île était soumise à un système d'exploitation dur et enraciné, mais il jugea utile de cacher son indignation tant qu'il ne se serait pas fait une idée assez exacte de la situation.

Malgré les mauvais rapports que ses collègues faisaient de lui auprès de la maffia comme de tout le monde, les grandes familles furent toutefois rassurées par sa réserve, qu'ils pensaient faire partie de son caractère, et elles commencèrent à l'inviter pour l'examiner et voir ce qu'on pouvait attendre de lui. Il sentit leur intention et persista dans sa discrétion polie, afin de profiter de l'accès à ce milieu pour l'étudier. A son étonnement, la forte aversion qu'il avait au début pour cette race de durs exploiteurs se mêla d'une certaine pitié quand il se mit à les connaître mieux. Étranger, et objet de méfiance, il était également souvent choisi pour des confidences que ces gens ne faisaient pas à leurs familiers, face auxquels ils devaient tenir un personnage précis, dont ils croyaient pouvoir se dispenser devant lui, qui n'était pas en quelque sorte vraiment partie prenante du contrat ou du réseau de contrats à la base de leur société et de la vie de chacun, d'autant que son apparente neutralité invitait à le percevoir comme restant presque totalement dépourvu de liens réels avec l'île. Il fut surpris de voir à travers ces confidences que plusieurs d'entre eux, quoique prêts à défendre leurs privilèges, n'étaient pourtant pas convaincus de s'en trouver heureux et qu'ils jugeaient dans l'ensemble leur situation pénible. Il pensa alors que, vu ces sentiments, la situation de l'île n'était peut-être pas désespérée. Il ne savait pourtant comment engager un changement, et il décida de persister dans son attitude d'observateur, en continuant à fréquenter tous les milieux de cette société. On le trouvait certes étrange dans les bonnes familles, de fréquenter encore les pauvres alors qu'il était reçu chez eux, mais on le tolérait et s'en amusait. Cette bienveillance des grandes familles contraignit ses collègues à lui faire bonne figure, voire à dire du bien de lui, et même, pour certains, à l'imiter un peu dans leur manière d'enseigner.

Dans la famille la plus puissante, la branche aînée des La Roche, il fit la connaissance d'un des êtres les plus singuliers de l'île, leur fille unique, Laure. En d'autres lieux elle aurait paru moins singulière peut-être. Mais là, son caractère joyeux, spontané, sensible et généreux contrastait vivement avec la société qui l'entourait. Riche, belle, intelligente, vive et jeune, elle était naturellement courtisée de tous les jeunes gens de bonne famille. Et elle éblouit également notre instituteur, qui dut se demander s'il ne tombait pas amoureux d'elle. Il décida sagement que ce serait une folie, n'appartenant pas à ce milieu qui le tolérait sans l'adopter, d'autant plus qu'il n'envisageait absolument pas non plus pour sa part d'en faire partie. Il constata bien aussi que les quelques aimables et émouvantes conversations qu'il avait eues avec elle n'étaient pas du goût du groupe de ses courtisans, qui se fâchaient à la seule idée qu'il pût oser prétendre être pour un court instant leur rival. Il se maintint donc encore plus strictement dans sa réserve à son égard. Toutefois Laure, pour qui il représentait aussi une apparition inattendue et bienvenue, décida de se procurer l'occasion de le connaître mieux, et, sachant que la philosophie était son occupation préférée, un goût sur lequel on le moquait régulièrement, elle lui demanda de lui en donner des leçons. Il réfléchit bien qu'il lui fallait refuser, mais il ne put s'empêcher d'accepter.

Ils ne firent pas qu'étudier Descartes, Spinoza et Hume, mais ils discutèrent souvent de la situation de l'île. Il avait une idée à ce sujet, qui s'appliquait aussi très bien à leur situation. Non seulement les prétendants étaient fâchés de voir Laure s'intéresser à ce nouveau venu, mais les parents ne voyaient pas non plus d'un bon œil leur rapprochement qui risquait de compromettre les calculs d'alliances par lesquels les maîtres de la maffia locale conservaient et renforçaient leur pouvoir. Aussi Bertrand Gillet disait-il à Laure qu'ils n'étaient pas à leur place ensemble, et que leurs rencontres qui renforçaient leurs penchants réciproques les conduiraient à se rendre ennemies toutes les grandes familles. Cela, ajoutait-il, n'était pas trop grave pour lui, qui pouvait toujours repartir si la situation devenait intenable, alors que pour elle l'île était sa patrie. Elle répliquait qu'elle pouvait tout aussi bien s'en aller, et qu'elle n'était pas prête à se laisser intimider. Et lorsqu'ils revenaient à des considérations plus générales, l'instituteur lui expliquait que, précisément, cette inadéquation entre les gens et la place qu'ils occupaient était la cause du malheur de Rinquois. Ses collègues, par exemple, n'étaient pas à leur poste à cause de leurs grandes qualités de pédagogues ou de leur science, mais seulement parce qu'on avait trouvé commode de les placer là pour récompenser par exemple les services de leurs parents aux grandes familles. Il en résultait qu'ils étaient incapables d'intéresser les élèves et de leur apprendre autre chose que des rudiments, les maintenant dans une ignorance qui contribuait fortement à la stagnation de l'île. Et il ajoutait ainsi les exemples, montrant de manière toujours plus convaincante l'importance que jouait cette mauvaise distribution des places, finissant par dire, avec un soupir, que lui aussi, en finissant contre son gré par nouer une relation si forte avec la fille de la plus puissante famille, il sortait de sa place. A quoi elle répondait que c'était le contraire, qu'elle connaissait bien son cœur, et qu'aucun n'y était mieux à sa place que lui. Notre philosophe avait bien de la peine à la réfuter sur ce point, et il restait dans le doute, se promettant de mieux développer sa théorie pour y comprendre aussi cette question particulière.

Le destin vint inopinément dénouer ce nœud. Alors que les La Roche faisaient une traversée en mer, leur bateau sombra dans une tempête et Laure se retrouva soudain l'héritière la plus riche de l'île. Inutile de dire qu'on se précipita sur elle de tout côté pour l'inciter à se marier avec l'un des meilleurs partis, capable de l'appuyer dans la grande responsabilité qui lui revenait et qu'elle ne pourrait assumer seule. Elle les laissa dire, sans rien répondre, et se tourna vers une tante, veuve, très riche et puissante elle-même, qu'elle aimait beaucoup et dont elle était aimée réciproquement, et qui lui répétait souvent, en lui racontant son propre sort, de ne jamais se marier, de refuser ce joug, qu'elle avait personnellement détesté, pour mener librement sa barque. C'était maintenant le conseil qu'elle désirait entendre, et que lui renouvela effectivement sa tante, de sorte que, forte de cette alliance, elle annonça, à la stupeur générale, qu'elle ne comptait pas se marier. On soupçonna qu'elle se réservait pour l'instituteur, mais elle préféra s'en tenir à son projet tout en cultivant son amitié avec Bertrand Gillet, qui devint un hôte constant de sa maison et se fit accepter, de mauvais gré d'abord, par la maffia locale.

C'est alors qu'il décida de ne pas se contenter de développer sa théorie, mais de la mettre en pratique maintenant qu'il avait de si forts appuis pour agir. Il procéda avec prudence, pour ne pas provoquer dès l'abord une résistance propre à empêcher son projet dès le début. Il commença par ce qu'il connaissait le mieux, en réformant son école. Grâce au puissant appui financier de Laura, il put attirer ses collègues vers d'autres postes, en fonction de leur caractère et de leurs capacités. Tel solide gaillard devint garde-chasse, tel autre, un peu misanthrope, s'en fut garder un phare, et Bertrand eut le plaisir de voir qu'après les premières hésitations, une période de malaise et de doute, ils vinrent tous le remercier d'avoir donné plus de sens à leur vie par ces nouvelles fonctions. Il parvint grâce à ses discours élogieux sur le rôle important des éducateurs, et par son propre exemple, à convaincre un ou deux fils des grandes familles, plus éduqués, et manifestant un goût pour les sciences et les arts, de reprendre certains postes vacants, en dépit des moqueries des leurs. Et il fit venir de son pays les autres. Cette école moribonde lorsqu'il était arrivé devint ainsi rapidement un foyer de vie et de culture, où les élèves de toutes conditions allaient avec plaisir et parfois avec enthousiasme. Ils entreprirent avec Laura, sa tante, et un ou deux de ses cousins, d'examiner tous les emplois qui dépendaient d'eux, de les redistribuer selon les aptitudes, avec de longues discussions où Bertrand développait et raffinait son principe de la juste place. Et comme c'était bien la moitié des emplois de l'île qui dépendait de leur petit groupe de réformateurs, ils firent des changements considérables.

Face à eux s'était formé, dans la maffia surtout, mais dans le peuple aussi, tout un parti de sceptiques, qui se moquaient beaucoup de ce qu'ils nommaient leur naïveté. Car, remarquaient-ils, s'il y a une place juste, naturellement, alors la nature doit bien savoir se charger elle-même d'y mettre ceux qui y conviennent sans demander l'avis d'un instituteur. Et on voyait les plus riches se donner en exemple, eux et leurs ancêtres, que la nature avait doués du pouvoir, de ruse et d'intelligence, et les avait ainsi conduits et maintenus là où ils se trouvaient. Et, riant parfois de tel de leurs parents, d'un caractère faible, peu habile, qui dirigeait bien mal les possessions héritées d'un père plus avisé, ils disaient que Dieu savait bien pourquoi il les avait placés là, et qu'il ne manquerait pas d'arriver à ses fins sans qu'on veuille se mêler de l'aider.

Cette résistance était d'autant plus motivée que les doctrines de Bertrand se développaient, qu'elles rencontraient toujours plus de succès et s'attiraient des partisans de plus en plus nombreux. Or la tentative de distribuer adéquatement les emplois pouvait encore paraître banale et bénigne, bien qu'elle fût loin de l'être. Mais la doctrine de la juste place prenait toujours plus d'ampleur et s'appliquait peu à peu à tous les domaines de la vie. D'abord, ce n'était plus seulement dans le métier que tous devaient trouver leur vraie place, mais en politique, et dans l'organisation sociale. On commençait donc à ne plus se contenter de mettre le plus habile marin aux commandes du bateau, ce qui paraissait encore relever du simple bon sens, mais à se demander si c'étaient les bonnes personnes qui exerçaient le pouvoir en politique et dans la société. Bref, le statut de la maffia lui-même était toujours davantage contesté. En outre, la considération de la juste place avait également changé en partie de direction, car Bertrand Gillet affirmait qu'il ne suffisait pas de répartir les hommes selon les places existantes, mais qu'il fallait aussi redéfinir les places en fonction des hommes, en général et en particulier. Ainsi, disait-il, il ne suffit pas de se demander qui est le plus apte à devenir roi, ce qui est très bien, mais il faut également s'interroger sur l'opportunité de maintenir une place aussi difficile à pourvoir adéquatement, plutôt que de redéfinir les places du pouvoir de façon à les adapter mieux aux capacités réelles des hommes. Et de même, pour la richesse, il fallait non seulement trouver ceux qui la méritent, mais aussi définir les degrés de richesse appropriés aux capacités des riches. Bref, il apparaissait de plus en plus que sa doctrine conduisait à une véritable révolution, dont la maffia allait faire les frais si elle ne réagissait pas.

Mais les grandes familles avaient trop longtemps cru pouvoir regarder de haut l'entreprise de l'instituteur, en lui manifestant leur mépris et en se moquant de lui. Quand ils perçurent plus clairement la portée révolutionnaire de son enseignement et de ses réformes, il était trop tard. Une partie d'entre eux, ceux qui ne s'étaient pas sentis à l'aise dans la maffia, s'étaient ralliés progressivement à lui. Le peuple de Rinquois avait trouvé une énergie inconnue jusque là, et était devenu plus actif de tout côté. Même chez les membres de la maffia les plus opposés aux idées de Gillet, leurs ouvriers et dépendants travaillaient autrement et manifestaient plus d'initiative. Comme ils en bénéficiaient, ils ne savaient que dire, sentant pourtant qu'il y avait là un mouvement un peu suspect, qu'ils laissaient se développer faute de mieux. Aussi, quand ils décidèrent de mettre fin à cette expérience, ils se heurtèrent à une résistance d'une force qu'ils n'avaient pas prévue. Ils possédaient encore le pouvoir officiel. Ils se réunirent et décrétèrent arbitrairement l'exil de Gillet. Celui-ci se retira sans opposer de résistance sur une île voisine, donnant quelques recommandations à ses partisans. Ceux-ci prirent leurs mesures pour empêcher la violence physique, et organisèrent une sorte de mise à ban économique de la maffia, invitant leurs employés eux-mêmes à venir s'intégrer dans leurs propres entreprises, et acculèrent ainsi plusieurs d'entre les grandes familles à la ruine. Ils négocièrent donc le retour de Gillet largement à ses propres conditions, et la maffia perdit une grande partie de ses pouvoirs.

C'est à partir de ce moment que Bertrand Gillet a pu se consacrer toujours davantage au développement de ses doctrines à propos de tous les aspects de la vie, à leur discussion et enseignement, à l'invention des institutions de notre religion de la juste place et à leur établissement pour le grand bonheur du peuple de Rinquois. Puis certains, enthousiastes, ne se sont plus contentés de vivre heureux sur l'île, mais sont partis au-delà des mers raconter ce qui était arrivé chez eux. Ils ont éveillé suffisamment de curiosité pour faire venir à l'île des étrangers désireux de voir de leurs yeux ce qui se passait et pour se faire instruire auprès du maître lui-même. C'est ainsi que Rinquois est devenu un phare sur notre planète.





Principes

L'homme n'est pas autonome, il fait partie de l'univers comme toutes choses, il y a sa place, et hors de sa place il ne peut pas exister. C'est ainsi que tout être vivant a un milieu nécessaire à sa vie, et hors duquel il meurt.

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Plus le milieu d'un être lui est favorable, mieux il y vit et plus il s'y trouve bien. Ce milieu favorable est sa juste place.

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Chacun désire vivre heureux, et pour cela il doit chercher sa juste place dans le monde.

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L'homme, s'il n'est pas entièrement sauvage, ne vit pas seulement dans la nature, mais également dans la société. Outre sa place naturelle, il a une place sociale.

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Quand quelqu'un a trouvé dans la société la place où il peut vivre heureux, il est à sa juste place dans sa société.

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Personne n'est heureux dans une société s'il n'y trouve sa juste place.

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Une société est d'autant meilleure, d'autant plus favorable au bonheur de ses membres, que davantage d'entre eux s'y trouvent à leur juste place.

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Dans tous les rapports humains, il y a une juste place pour chacun des partenaires qu'il faut trouver pour que ces rapports soient bénéfiques.

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C'est par chance, pour l'essentiel, que les animaux trouvent leur place, mais l'homme contribue également à la créer et à la modifier.

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L'homme, individuellement et collectivement, transforme sa place dans la nature en aménageant physiquement son milieu, par des constructions, des défrichages, la culture et la modification et exploitation de son environnement par diverses techniques.

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L'homme, collectivement, transforme sa place dans la société par la politique et toutes les entreprises qui aboutissent à des modifications de l'ordre social.

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L'homme transforme également sa place dans la société grâce à la culture, c'est-à-dire les activités qui modifient le sens qu'il attribue à la vie et aux choses.

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On est vraiment heureux lorsqu'on se trouve à sa jute place à tous égards, à sa juste place dans la nature, à sa juste place dans la société, à sa juste place parmi ses connaissances, à sa juste place selon les représentations qu'en donne sa culture.

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Dans un milieu naturel défavorable à la vie, il est difficile de trouver sa juste place.

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Dans une société désordonnée, il est difficile de trouver sa juste place.

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Pour un esprit qui n'a pas la connaissance de l'ordre naturel, de l'ordre politique et de l'ordre culturel, il est impossible de trouver par lui-même sa juste place.

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Chaque place se définit par rapport aux autres qui sont en rapport avec elle.

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Aux diverses places correspondent des espaces de liberté, mais également des fonctions.

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Il y a un point de vue principal pour juger d'une place, parfois l'individu qui peut la prendre, parfois la société, parfois d'autres individus qui se trouvent dans des places relatives.

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Ce sont les fonctions principales liées à une place qui définissent quel est le point de vue dominant selon lequel elle peut être considérée comme plus ou moins juste.

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Selon que la fonction liée à une place concerne d'abord l'individu qui l'occupe, d'autres individus ou groupes, ou la société entière, c'est le point de vue de cet individu, des autres ou de la société qui sert à déterminer si elle est ou non juste.

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Toutes les places liées à des fonctions politiques ne s'évaluent pas par rapport à l'avantage des individus qui aimeraient les occuper, mais par rapport à l'avantage de la société entière, ce qui revient à dire que les individus doivent être choisis pour la place, et non la place pour eux.

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Maximes

En toutes circonstances, cherche la vraie condition du bonheur, cherche la juste place.

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Face à toute chose, demande-toi quelle est sa place, quelle place tu as par rapport à elle, et quelle place elle a par rapport à toi.

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Face à toute chose, demande-toi si tu es à ta juste place, si tu ne sens aucun malaise dans ta position à son égard.

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Lorsque tu sens que, par rapport à un milieu ou à certaines choses ou personnes, ta place n'est pas la juste place, demande-toi s'il faut changer de place, modifier ta position ou changer d'autres personnes ou d'autres choses de place.

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N'oublie jamais que ta place est relative à d'autres places, et que lorsque l'une change, les autres se modifient aussi.

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N'oublie pas que dans la société, tu ne peux atteindre la juste place si tu empêches les autres d'être à leur juste place.

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Quand tu désires une place, n'oublie pas que si tu ne peux l'occuper entièrement, en remplir toutes les fonctions, tu ne seras pas à ta juste place et tu n'y seras pas heureux.

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Lorsqu'il s'agit de prendre une place, si elle ne concerne que toi, tu peux n'en considérer que ses avantages pour toi. Si elle concerne un groupe de personnes, tu dois considérer aussi leurs avantages. Si elle concerne toute la société, tu dois considérer d'abord ses avantages.

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Il ne suffit pas de désirer une place pour ses avantages, il faut vouloir y être tout à fait à sa place.

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Quand tu vois des gens occuper des places d'importance politique ou sociale dont ils ne sont pas aptes à remplir les fonctions, ou dont ils sont moins aptes que d'autres à les remplir, tu dois chercher, dans la mesure de tes moyens et en fonction de ta propre place, à les en déloger et à les remplacer par d'autres, plus aptes.

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Si ta place te permet de contribuer à modifier d'autres places pour les rendre plus justes, ou à les faire occuper par des personnes plus aptes, tu dois tâcher de le faire, sans quoi tu ne sera pas toi-même à ta juste place, et il sera juste de chercher à t'en déloger.

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Quand tu vois un homme qui n'a pas la place où il pourrait faire valoir ses capacités, cherche si tu ne pourrais l'aider à trouver ou à créer une place où elles puissent s'exercer. C'est ainsi que tu seras toi-même à ta juste place.

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Lorsque tu désires l'amitié de quelqu'un, ne te demande pas seulement quels plaisirs et avantages tu en obtiendrais, mais également combien tu serais agréable ou désagréable à celui dont tu recherches l'amitié, et tiens-toi ainsi à ta juste place.

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Lorsque tu te trouves en rivalité avec d'autres, que ce soit pour un poste ou pour une place dans le cœur de quelqu'un, ne vise qu'à ce que chacun d'entre les rivaux, et toi-même parmi eux, trouve sa juste place. N'utilise pas la compétition pour les dénigrer ou les dévaluer, mais juste pour établir la valeur de chacun, et de toi-même, et pour définir ainsi la juste place de chacun. Ni toi ni eux, vous ne serez heureux autrement.

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Quand tu perds dans une compétition, si elle est juste, réjouis-toi d'y avoir trouvé ta juste place ; si elle est injuste, ne l'abandonne pas, mais lutte pour la rendre juste et remettre chacun à sa juste place. Et si tu gagnes, comporte-toi de la même façon.

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Abandonne toi-même ta place en faveur de ceux qui y seraient plus à leur place que toi, et n'attends pas qu'on t'en déloge, et qu'on te montre que tu ne mérites pas d'être heureux.

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Rien n'est plus laid et blâmable que d'occuper injustement une place et d'en exclure sciemment de plus aptes que soi.

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Sache que tu ne seras à ta juste place que lorsque tu auras compris qui tu es et quelle est la place qui te correspond vraiment.

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La vanité est un dangereux sentiment, qui conduit à occuper toujours, en réalité ou en imagination, des places réclamant des capacités supérieures à celles du vaniteux. Méfie-toi de ne pas te laisser pousser par elle loin et toujours plus loin de ta juste place.

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Dialogues et anecdotes

Un jour maître Gillet reçut à dîner parmi quelques amis, un cuisinier. Alors qu'il s'affairait à la cuisine, laissant ses invités discuter au salon, ce cuisinier vint le trouver et lui dit « en somme, la cuisine, ce serait ma place, à moi qui suis cuisinier, allez donc entretenir vos amis pendant que je termine le repas. » Il pensait avoir tiré la juste conclusion du principe de la juste place. Mais maître Gillet lui répondit « merci de votre générosité, mais c'est ici ma place. Car s'il s'agissait principalement du repas, si nous étions dans un restaurant, si nos amis étaient ici par gourmandise avant tout, alors cette place, je le reconnais, serait la vôtre. Mais ce n'est pas le cas. Je suis votre hôte. Ma cuisine, je crois, n'est pas si mauvaise que vous deviez vous repentir d'avoir à la goûter. Et il convient que vous soyez traité vous aussi comme un invité, et que vous vous détendiez au salon avec les autres. »

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Il fallait renouveler un poste d'instituteur à l'école de Rinquois. Le titulaire était là depuis une vingtaine d'années, il s'efforçait de remplir sa fonction le mieux possible, mais son instruction et ses capacités intellectuelles étaient limitées, ce qui faisait de lui un instituteur assez moyen. Un jeune candidat s'était également présenté, qui avait terminé de bonnes études, avait fait quelques remplacements où il s'était montré dynamique, inventif, capable d'intéresser les élèves et de les faire progresser. Plusieurs disaient « notre collègue est de bonne volonté, il s'efforce de bien faire, et il ne réussit pas trop mal non plus, même s'il faut avouer que son jeune concurrent le surpasse. Mais nous devons lui être reconnaissant de tout le travail qu'il a déjà accompli, ce qui nous a été utile, et il faut lui témoigner notre reconnaissance en le renommant. Son jeune rival trouvera bien du travail ailleurs, énergique comme il est. Et nous ne lui devons rien. » Maître Gillet leur répondit « Il est vrai que notre collègue est de bonne volonté, et que nous n'avons rien à lui reprocher. Il est vrai qu'il peut attendre une certaine reconnaissance de notre part. Mais ce poste n'est pas fait pour celui qui l'occupe en premier lieu, mais pour les élèves et leur éducation. Or notre jeune candidat est, vous le reconnaissez, le plus apte à remplir cette fonction. Nous devons donc le nommer sans plus hésiter, parce qu'il y sera plus à sa place que notre ancien collègue, brave homme, mais peu habile. Nous lui témoignerons notre reconnaissance autrement, et surtout en l'aidant à trouver une place qui lui convienne davantage. Nous devons la place au meilleur, et le meilleur à la place. »

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Un philosophe venu visiter l'île de Rinquois, curieux de notre religion, vint trouver maître Gillet pour s'entretenir avec lui. Ils s'entretinrent longtemps, et parmi bien d'autres choses, ils dirent ceci :

Le philosophe : J'apprécie votre idée de la juste place, qui me paraît bonne, quoique peut-être pas tout à fait vraie. Car il y a davantage de choses qui importent pour comprendre l'homme que sa place dans la nature et la société.

Maître Gillet : Vous avez raison, mais mon but n'est pas d'arriver à une connaissance entière de l'homme et de la nature. Je veux seulement trouver comment nous pouvons vivre heureux autant qu'il dépend de nous.

— Et j'avoue que ceux qui pratiquent votre enseignement en tirent plus de bonheur que la majorité des autres, livrés à leurs impressions spontanées ou, pire encore, à toute sorte de superstitions, comme c'est le cas dans la plupart des religions ou même sans elles. Mais n'y a-t-il pas des voies du bonheur plus radicales, qui mènent plus loin ?

— Je ne sais à quoi vous pensez. J'ai pratiqué un peu la philosophie, et je suis prêt à croire qu'un disciple de Spinoza, par exemple, pourrait parvenir à une sagesse et à une félicité plus parfaites que celles qu'on atteint par la religion de la juste place. Mais vous savez aussi que Spinoza nous avertit, à la fin de son Éthique que la sagesse qu'il nous propose est difficile et rare. Elle est même très rare, je crois. Je désire pour ma part rendre aussi heureux que possible cette multitude de gens qui ne pourraient pas devenir des sages aussi sublimes que les veut Spinoza.

— Que je suis heureux de vous entendre citer Spinoza ! Vous qui l'avez lu, n'êtes-vous pas aussi enthousiaste à l'idée de cette félicité si parfaite, et ne vous semble-t-il pas que lorsqu'on entrevoit cette possibilité, tout bonheur plus médiocre semble sans goût ? Soit, le but est difficilement atteignable, mais il est si désirable qu'on ne peut l'abandonner dès qu'on l'a conçu, même imparfaitement. C'est prendre un risque que de se lancer sur cette voie extrême. Mais ne faut-il pas le prendre ?

— Vous parlez en connaissance de cause, je veux dire comme quelqu'un qui a pu se former une conception de cette félicité et qui en est en quelque sorte tombé amoureux. Pour vous, je comprends qu'il ne soit plus question de renoncer à poursuivre dans cette voie. Mais la majorité des gens n'ont pas même la plus petite idée de cette félicité parfaite, et l'invitation à prendre ces chemins escarpés les laisserait froids. Il me faut en quelque sorte une sagesse plus praticable si je veux les pousser à améliorer leur sort et à se rendre plus heureux. Si vous me dites que vous visez plus haut, je suis prêt à vous applaudir, pourvu que vous ayez la force de monter vraiment plus haut que ce bonheur très grand qui résulte de l'atteinte de la juste place.

— Mais supposons que votre religion conduise bien au bonheur que vous visez, ce qui me semble être le cas, aussi bien par l'examen de votre doctrine que par l'observation de son effet dans votre île, où j'admire de voir une population si joyeuse. Ne craignez-vous pas que, si parmi ses adeptes, il se trouve un homme capable de la philosophie, de prendre la voie tracée par un Spinoza, il ne s'arrête trop tôt pour avoir cherché seulement sa juste place ?

— Je ne sais. Pour le moment, je pense surtout à tous ceux qui, hésitant à prendre la voie que vous proposez, resteraient dans la misère.

— On peut espérer pourtant que celui qui s'engage sur la voie de la sagesse ne reste pas misérable jusqu'au moment où il l'atteindrait et l'embrasserait tout entière. Spinoza nous décrit ce chemin comme étant déjà celui de la plus grande joie, si bien que, même si nous devions rester toujours en route, nous aurions déjà gagné le plus grand bonheur qui nous soit accessible. Et il nous reste la possibilité d'atteindre au plus haut point.

— Je me suis déjà posé cette question, et maintes fois. Je veux dire que je serais désolé que la religion de la juste place représente une limitation pour les esprits les plus vigoureux. Et à vous dire vrai, quand je lis Spinoza, quand je pense à sa philosophie, je ressens fortement cette inquiétude. Mais je ne crois pas que celui qui pratique sérieusement la doctrine de la juste place doive se fermer par là à l'effet d'un Spinoza et se trouver ainsi limité. N'y a-t-il pas d'ailleurs chez Spinoza lui-même quelque chose comme l'idée de l'importance de saisir quelle est exactement sa place dans le monde ?

— Oui, il est vrai qu'il peut y avoir des coïncidences. Mais cela ne suffit pas. Le mouvement conduisant à la plus parfaite sagesse, celui de la philosophie, n'est pas le même que celui qui convient à votre religion, si je vois bien. Disons que c'est le mouvement de la raison, défaisant toutes les illusions de l'imagination, qui anime la philosophie. Je ne dirais pas que votre religion ne soit pas rationnelle, elle l'est passablement, me semble-t-il, et comporte beaucoup de bon sens. Mais elle ne l'est pas absolument, et par là, elle détourne d'une culture entière de la raison, elle invite à s'arrêter à quelque chose qui paraît raisonnable, mais qui pourrait rester en partie illusoire.

— Je vois ce que vous voulez dire. En quelque sorte, vous craignez que la doctrine de la juste place n'invite à monter sur un sommet qui ne soit pas tout simplement le plus haut, de sorte qu'arrivé en haut, on soit plus loin de l'autre sommet plus élevé que lorsqu'on se trouve encore en bas.

— C'est une belle image.

— Je veux pourtant espérer qu'elle ne soit pas tout à fait juste. La recherche de la juste place incite à raisonner sans cesse. Il faut toujours réfléchir à toutes les circonstances dans lesquelles on se trouve pour évaluer sa place. Et, contrairement à ce qui se passe dans les religions superstitieuses, il y a dans celle de la juste place un véritable exercice rationnel, qui ne s'arrête jamais, et qui ne doit donc pas rendre les esprits les plus forts étrangers à la philosophie, mais les aguerrir au contraire pour l'aborder.

— L'idée a, je l'avoue, de la vraisemblance. En tout cas, je désire connaître mieux encore votre religion, m'y exercer même un peu, pour me rendre compte de son effet. Vous voyez que je suis déjà passablement séduit. Car moi aussi, lorsque je pense à tous ceux qui n'ont aucune chance de voir ou d'entrevoir la vraie félicité réservée aux sages, je me demande s'il n'y aurait pas aussi un salut pour eux.

— Et songez que, si vous êtes si heureux de pratiquer la philosophie, c'est sans doute parce qu'elle correspond à votre juste place, ce qui n'est pas le cas hélas pour tous ceux qui s'occupent de cette discipline, assez stérilement.

*

La mère d'un des jeunes élèves de maître Gillet vint le trouver un jour pour se plaindre que son fils se détachait d'elle, qu'il ne pensait plus qu'à l'école, aux jeux avec ses camarades, qu'il ne parlait plus que des lectures qu'il faisait, de ce qu'il entendait lors de ses cours, et n'était comme plus présent à la maison. Elle aurait aimé que l'instituteur lui apprenne qu'il devait avant tout se soucier d'aimer ses parents et d'occuper sa place dans la famille, comme elle disait. Maître Gillet lui répondit que la place d'un homme n'était pas d'abord dans sa famille, mais dans sa société, parmi ses amis, et qu'il était normal que les enfants apprennent jeunes déjà à occuper la place qui serait la leur, et que le rôle d'une mère était de veiller à leur faire place assez tôt pour ne pas les entraver dans cette préparation importante. Comme la mère lui répliquait qu'elle savait bien que sa place était auprès d'elle, qu'elle l'avait porté dans son ventre, puis dans ses bras, sur son sein pour l'allaiter, et qu'il était comme une partie d'elle, il lui répondit que c'était au temps où il ne savait pas marcher, mais que maintenant il savait même courir, ce qui montrait bien qu'il était fait pour s'éloigner de son berceau.

*

Un riche propriétaire terrien, voyant maître Gillet discourant face à un groupe de gens du peuple, agacé de son influence néfaste à ses intérêts, se moqua de lui en lui criant « Monsieur l'instituteur, vous devriez rester à votre place et vous contenter d'instruire les enfants ! » Celui-ci lui répliqua « Une huitre est parfaitement à sa place dans le logement exigu de sa coquille, mais l'homme est libre, il lui faut de la place. » « Et, ajouta-t-il avec un sourire moqueur à son tour, il lui faut aussi faire place nette lorsque l'espace est encombré de gens qui prennent trop de place pour ce qu'ils savent en faire. »

*

Un dimanche, rencontrant le curé attendant d'éventuels paroissiens pour la messe devant son église vide, maître Gillet se mit à le taquiner, et ils entrèrent en conversation.

— Monsieur le curé, vous méritez vraiment d'être appelé un homme de foi, car vous voilà bien fidèle à votre poste, quoiqu'on ne voie plus d'autres fidèles dans votre église. Je crains que le miracle ne s'accomplisse pas, et qu'il ne vienne personne. Comme vous savez un peu de latin, ne devriez-vous pas venir à notre école l'enseigner aux nouvelles générations, car de catéchisme, personne n'en a plus besoin.

— Ah, Monsieur Gillet, vous avez beau jeu de plaisanter, mais Dieu ne permettra pas que vous triomphiez longtemps, et une fois l'épreuve passée, c'est moi qui vous inviterai à vous joindre avec tous les autres à la messe. Quelle pitié, avouez-le, que tous ces braves gens, dont beaucoup étaient de bons catholiques quand vous êtes arrivé, se soient détournés du vrai Dieu pour la vaine religion par laquelle vous les avez séduits.

— Quand je suis arrivé, en effet, beaucoup cherchaient quelques consolations illusoires dans votre église, parce qu'ils vivaient bien misérablement, mais aujourd'hui qu'ils sont plus heureux, ils n'en ont plus besoin. Ils ont vu que s'il y avait quelque vrai Dieu, les faits montreraient qu'il me favorise davantage que votre église, et que je le sers donc mieux qu'elle. Ils ont choisi fort sagement entre une religion qui les laissait malheureux avec le vain espoir de quelque improbable bonheur après la vie, et une autre religion qui leur apprend comment être heureux effectivement, dans leur vie même.

— Oui, oui, la juste place ! Leur juste place c'est Dieu qui la leur définit. Mais, les malheureux, ils en sont justement sortis pour la chercher selon vos enseignements aventureux et prétentieux. De toute façon, le vrai commandement, c'est de s'aimer les uns les autres, et non de se faire dur pour remettre les autres à leur supposée place. La charité nous demande de laisser à Dieu seul le soin de juger de ce que nous valons, et de lui abandonner donc à lui seul le droit de nous attribuer notre place, alors que vous, vous voulez que chacun se mêle d'en juger et de bouleverser la société et la vie des gens en fonction de leurs opinions vaines et folles. Ce n'est pas l'ordre, mais le désordre que vous introduisez, ce n'est pas l'amour, mais la rivalité.

— Vous faites bien de parler de l'amour en effet. « Aime ton prochain comme toi-même ! » N'est-ce pas beau, ce précepte ? Et que j'aimerais le voir pratiqué dans votre église ! Hélas, il semble qu'on ait oublié d'en définir le mode d'emploi. Eh bien, c'est justement moi qui le donne. Car aimer quelqu'un sans autre, c'est ce que personne ne sait faire. Nous aimons tel ou tel pour telles qualités, et nous-mêmes également. Et pour cette raison, nous n'aimons pas quelqu'un comme nous-mêmes, mais, au mieux, comme il le mérite, et chacun d'une manière différente. Or cela suppose que nous ne renoncions pas à juger, comme vous le voudriez. Vous renvoyez toute la pratique à Dieu, et vous vous en dispensez ainsi. Vous aimez abstraitement le riche et le misérable, et vous laissez Dieu s'occuper de leur attribuer leur place, d'apprécier leurs qualités, de les rendre ou non heureux. Vous vous accommodez donc fort bien de voir le misérable rester misérable, et le riche continuer à l'exploiter. Et vous m'accusez de jouer le rôle de dieu, parce que je prétends que nous avons à nous occuper de définir nos places. Fort bien, il faut que quelqu'un s'en charge. Libre à vous de compter sur votre Dieu imaginaire, qui ne fait rien et qui vous laisse seul devant son église. Mais on peut être plus ambitieux.

— Malheureux, ne blasphémez pas, que le Tout-puissant ne vous punisse ! (Le bon curé fit le signe de croix.) Même si je suis seul pour ma messe, je ne manquerai pas, par cette charité que vous ridiculisez, de prier pour vous et tous ceux que vous avez séduits.

— A la bonne heure, Monsieur le curé, et, puisque le proverbe dit que charité bien ordonnée commence par soi-même, n'oubliez pas de prier aussi pour vous, pour que votre Dieu vous libère et vous laisse mieux voir où se trouve votre juste place.

*

Un malade avait fait appeler maître Gillet pour le faire venir auprès de lui, parce qu'il ne pouvait plus se lever de son lit, et ne le pourrait plus jamais, ayant appris que son mal était incurable. Or il désirait lui poser une question importante. Quand maître Gillet fut à son chevet et se fut informé de son état, il lui exposa son problème.

— Il y a longtemps que je suis devenu disciple de la religion que vous nous avez enseignée, et je m'en suis réjoui et fort bien porté. Je vous en suis infiniment reconnaissant. Je me suis efforcé de trouver ma vraie place et de la faire trouver à tous et à tout autour de moi, autant que je le pouvais. J'ai réussi plus ou moins bien, mais j'ai toujours été content de l'avoir tenté, et j'ai toujours trouvé un moyen de résoudre mes problèmes, en y réfléchissant souvent et parfois beaucoup. Mais maintenant que je suis malade, attaché à mon lit, sans espoir de guérir, je ne vois plus quelle place pourrait être la bonne pour moi, et la seule qui me soit assignée, ce lit et ce corps souffrant, me rend triste et malheureux. Je vous avoue que, à mon corps défendant, je suis tenté de revenir aux consolations de la religion catholique, dont vous nous avez si bien appris combien elles étaient illusoires. Mais quelle place ai-je encore pour vivre, en dehors du monde des rêves ?

— Hélas, il est bien vrai que nous ne pouvons pas nous attribuer une meilleure place que celle que nous laisse la nature, quand nous avons tout fait pour nous la rendre le plus favorable. Et je crois que, malheureusement, la médecine et vos propres efforts n'ont pu, il est vrai, vous permettre de sortir de ce lit ni vous en donner l'espoir. Si les douleurs ne vous empêchent pas de vous élancer dans l'espace des rêveries, pourquoi en effet vous refuseriez-vous ces plaisirs ? Mais pour cela, il n'est pas utile de revenir à la superstition, qui ne manquera pas de vous gâter cet espace-là par des craintes compensant largement vos espoirs. Vous aimez rêver d'un paradis ? Faites-vous poète pour vous-même, le mieux que vous le pouvez, et amusez-vous à vous le représenter tel qu'il vous plairait. Pour cela, vous n'avez pas besoin d'autre chose que de votre imagination, et les dogmes superstitieux ne vous aideront pas.

— Mais il n'est pas facile de me concentrer même pour développer mes rêveries. Je crois que ma maladie m'a aussi rétréci cet espace imaginaire.

— Oui, c'est triste. Mais il vous faut vivre dans l'espace qui vous reste. Aidez-vous pour l'aménager des arts, si vous pouvez. Êtes-vous sensible à la musique ? Écoutez celle qui vous plaît et renforcez-y votre imagination. Écoutez des récits, des poèmes. Tout cela, ce sont aussi des instruments pour agrandir et aménager nos espaces imaginaires. Je ne vous dis pas de vous confier à votre mémoire, vous le faites sans doute naturellement, et vous pouvez vous exercer à le faire mieux encore.

— Et il viendra un jour où mon esprit sera englué par la douleur.

— Hélas, pour nous tous, il viendra un jour où nous n'aurons dans ce monde plus aucune place. Mais le pire est que ceux à qui la nature en accorde une n'en jouissent presque pas et se plaignent seulement de celles qu'ils n'ont pas ni ne pourront avoir.

— Vous avez raison, je ne veux pas me laisser manger l'espace qui me reste par les tristes sentiments de la superstition. Puisque je dois rester dans mon lit, que mon lit devienne un monde, autant que possible.

— Merci, j'aime à voir votre courage.

*

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Jeux symboliques

Le ballon relancé. Sur un terrain de football, deux équipes de quinze joueurs devront tenter de marquer des buts dans le camp adverse. Ils se lanceront le ballon avec les mains en se disposant de manière à pouvoir se le lancer sans jamais courir ou marcher avec le ballon, mais en se déplaçant uniquement sans ballon. L'équipe qui n'a pas le ballon tente de l'intercepter pour se le passer à son tour. De cette manière, il n'y aura aucun jeu individuel autre que de chercher à se placer toujours le mieux possible, chacun n'intervenant que pour attraper le ballon et le relancer si possible à un membre de son équipe qui se sera placé favorablement. Il s'agira donc de trouver toujours la bonne place, pour recevoir le ballon de ses coéquipier ou pour l'intercepter, et pour tirer au but lorsqu'on se trouvera à la bonne distance.

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Le chant aux notes fixes. On s'amusera à chanter à plusieurs des chants simples ou plus complexes selon l'habileté des chanteurs et leur nombre, mais de telle manière que chacun d'entre eux ne chante qu'une seule note, toujours la même, chaque fois qu'elle revient dans le chant. Cette note, il faudra la choisir pour chacun de manière à ce qu'elle soit autant que possible celle qu'il sait le mieux chanter, qui correspond le mieux à sa voix. Ensuite il faudra moduler ces notes en fonction de leur place et valeur expressive dans le chant.

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Les jeux d'échec et de go reçoivent une nouvelle signification lorsqu'on considère qu'il s'agit de trouver toujours le meilleur placement des pièces ou des pions.





Rites et fêtes

Comme les païens, nous célébrons les solstices qui rythment l'année terrestre, et marquent notre place dans l'univers. Au solstice d'été, nous fêtons le jour, au solstice d'hiver, la nuit. Nous nous levons avec le soleil et nous couchons avec lui, au solstice d'été, et nous nous levons au contraire au crépuscule et allons nous coucher à l'aube au solstice d'hiver...

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L'une des formules par lesquelles nous terminons nos lettres est la suivante : « Puisses-tu trouver l'ordre dans lequel tu vibres avec le monde. »

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