Manuel La juste place
Introduction
Jusqu'à
présent notre religion de la juste place a fait pour l'essentiel
l'objet d'un enseignement oral, même si des écrits existent bien
sur des points particuliers, discutés entre des adeptes ou disputés
avec des contradicteurs. Or il est devenu évident pour ceux qui
connaissent de l'intérieur notre religion qu'elle ne se résume pas
à quelques préceptes, mais qu'elle représente bien une conception
entière de la vie la plus heureuse que l'homme puisse mener dans les
conditions imparfaites qui sont les siennes sur terre. Pour cette
raison, il devenait indispensable d'en présenter l'ensemble d'une
manière suffisamment systématique pour en faire voir la cohérence
et la force.
D'autre
part, l'intérêt pour notre religion grandit, et il est important
que ceux qui désirent la connaître puissent le faire autrement
qu'en interrogeant les membres de la communauté, qui se font un
grand plaisir de leur répondre, mais qui sont débordés, à la fois
par l'ampleur de la tâche et par les difficultés d'ordre doctrinal
qu'ils doivent aborder. Ce manuel est donc destiné à la fois aux
adeptes de notre religion, pour leur permettre d'en mieux saisir la
doctrine et l'esprit, et à tous ceux qui sont curieux de la
découvrir et qui désirent s'en faire une idée avant de s'engager
dans la vie de notre communauté.
Il
faut insister aussi sur le fait que notre religion ne se réduit pas
à une simple doctrine intellectuelle, mais qu'elle est également un
système pratique, dont les effets bénéfiques n'existent vraiment
que pour ceux qui l'appliquent et la vivent quotidiennement, qui en
font la référence constante de leurs décisions, qui y modèlent
leurs manières habituelles de vivre et de penser. C'est pourquoi il
s'agit avant tout dans ce manuel de permettre de conduire sa vie en
tenant compte partout de la juste place, et cela de la manière la
plus réfléchie. Dans cette intention, il leur sera utile de pouvoir
se référer à nos principes et de trouver des discussions de
certains types de problèmes qui se posent habituellement, ainsi que
de pouvoir dans les cas plus particuliers revenir aux principes qui
permettent de résoudre les difficultés imprévues.
Pour
toutes ces raisons, nous avons conçu ce manuel pour être aussi
concis que possible, aussi systématique, aussi clair qu'il convenait
pour servir à la fois d'introduction et de référence usuelle.
Récits
fondateurs
Notre
religion de la juste place est entrée dans le monde sans fracas,
sans tambours ni trompettes. Aucun dieu n'a déchiré les nues pour
se montrer ou se faire entendre à des yeux et des oreilles
stupéfaits. Nous n'avons connaissance d'aucun miracle dans
l'histoire de notre religion. Comme les sciences, elle est une œuvre
humaine, et pourtant plus puissante et plus vraie que celles qu'on
rapporte fictivement aux dieux. Son fondateur, Bertrand Gillet, homme
de bien et de génie auquel nous sommes infiniment reconnaissants,
était un simple instituteur à Rinquois, une petite bourgade perdue
sur l'île du même nom, un endroit presque oublié du monde.
Ils
se trompent bien sûr ceux qui croient qu'une petite société vivant
à l'écart est presque nécessairement heureuse de ce fait. Les
habitants de Rinquois n'étaient pas contents de leur sort pour la
plupart. Il s'était installé sur l'île un système féodal ou
maffieux qui maintenait la population dans la pauvreté, la crainte
et l'ignorance. Quelques familles possédaient tout, dirigeaient
tout, plaçaient ceux qui leur convenaient à tous les postes-clés,
et se mêlaient de commander à tout le monde sur toute chose.
Inutile de dire que la vie à Rinquois était passablement triste, et
étrangement même pour ces familles dominantes, arrogantes, se
promenant avec un air sévère et une sorte de mauvaise humeur
constante, que les éclats d'un rire brutal, méchant et faux
n'interrompaient pas. C'est la situation que Bertrand Gillet a
trouvée dans l'île quand il est venu, de l'extérieur, de @,
occuper son poste d'instituteur à la seule école du lieu, parmi
quelques mornes collègues indigènes, dont l'incompétence le frappa
aussitôt. Même eux avaient été choisis par la maffia pour leurs
caractères soumis et obséquieux.
Il
entreprit sérieusement son enseignement, et, après des efforts pour
réveiller ses élèves habitués à s'ennuyer à l'école, les
intéressa et les enthousiasma peu à peu au grand dam de ses
collègues qui le considéraient avec jalousie. Ils se mirent à le
dénigrer et ils auraient certainement réussi à lui rendre la vie
impossible s'il était resté à leur merci.
Bertrand
Gillet était curieux, et en commençant par aller voir les parents
de ses élèves, il se fit bientôt une idée du caractère et des
modes de vie des gens de l'île. La tristesse et le découragement
ambiants l'étonnèrent, et par des questions prudentes, il en
découvrit les raisons. Il se comporta d'abord à la mode d'un
anthropologue, tâchant de ne pas s'imposer, de se rendre plutôt
aussi discret que possible, mais ouvert, pour amener les gens à
s'exprimer librement. Il eut vite compris que l'île était soumise à
un système d'exploitation dur et enraciné, mais il jugea utile de
cacher son indignation tant qu'il ne se serait pas fait une idée
assez exacte de la situation.
Malgré
les mauvais rapports que ses collègues faisaient de lui auprès de
la maffia comme de tout le monde, les grandes familles furent
toutefois rassurées par sa réserve, qu'ils pensaient faire partie
de son caractère, et elles commencèrent à l'inviter pour
l'examiner et voir ce qu'on pouvait attendre de lui. Il sentit leur
intention et persista dans sa discrétion polie, afin de profiter de
l'accès à ce milieu pour l'étudier. A son étonnement, la forte
aversion qu'il avait au début pour cette race de durs exploiteurs se
mêla d'une certaine pitié quand il se mit à les connaître mieux.
Étranger, et objet de méfiance, il était également souvent choisi
pour des confidences que ces gens ne faisaient pas à leurs
familiers, face auxquels ils devaient tenir un personnage précis,
dont ils croyaient pouvoir se dispenser devant lui, qui n'était pas
en quelque sorte vraiment partie prenante du contrat ou du réseau de
contrats à la base de leur société et de la vie de chacun,
d'autant que son apparente neutralité invitait à le percevoir comme
restant presque totalement dépourvu de liens réels avec l'île. Il
fut surpris de voir à travers ces confidences que plusieurs d'entre
eux, quoique prêts à défendre leurs privilèges, n'étaient
pourtant pas convaincus de s'en trouver heureux et qu'ils jugeaient
dans l'ensemble leur situation pénible. Il pensa alors que, vu ces
sentiments, la situation de l'île n'était peut-être pas
désespérée. Il ne savait pourtant comment engager un changement,
et il décida de persister dans son attitude d'observateur, en
continuant à fréquenter tous les milieux de cette société. On le
trouvait certes étrange dans les bonnes familles, de fréquenter
encore les pauvres alors qu'il était reçu chez eux, mais on le
tolérait et s'en amusait. Cette bienveillance des grandes familles
contraignit ses collègues à lui faire bonne figure, voire à dire
du bien de lui, et même, pour certains, à l'imiter un peu dans leur
manière d'enseigner.
Dans
la famille la plus puissante, la branche aînée des La Roche, il fit
la connaissance d'un des êtres les plus singuliers de l'île, leur
fille unique, Laure. En d'autres lieux elle aurait paru moins
singulière peut-être. Mais là, son caractère joyeux, spontané,
sensible et généreux contrastait vivement avec la société qui
l'entourait. Riche, belle, intelligente, vive et jeune, elle était
naturellement courtisée de tous les jeunes gens de bonne famille. Et
elle éblouit également notre instituteur, qui dut se demander s'il
ne tombait pas amoureux d'elle. Il décida sagement que ce serait une
folie, n'appartenant pas à ce milieu qui le tolérait sans
l'adopter, d'autant plus qu'il n'envisageait absolument pas non plus
pour sa part d'en faire partie. Il constata bien aussi que les
quelques aimables et émouvantes conversations qu'il avait eues avec
elle n'étaient pas du goût du groupe de ses courtisans, qui se
fâchaient à la seule idée qu'il pût oser prétendre être pour un
court instant leur rival. Il se maintint donc encore plus strictement
dans sa réserve à son égard. Toutefois Laure, pour qui il
représentait aussi une apparition inattendue et bienvenue, décida
de se procurer l'occasion de le connaître mieux, et, sachant que la
philosophie était son occupation préférée, un goût sur lequel on
le moquait régulièrement, elle lui demanda de lui en donner des
leçons. Il réfléchit bien qu'il lui fallait refuser, mais il ne
put s'empêcher d'accepter.
Ils
ne firent pas qu'étudier Descartes, Spinoza et Hume, mais ils
discutèrent souvent de la situation de l'île. Il avait une idée à
ce sujet, qui s'appliquait aussi très bien à leur situation. Non
seulement les prétendants étaient fâchés de voir Laure
s'intéresser à ce nouveau venu, mais les parents ne voyaient pas
non plus d'un bon œil leur rapprochement qui risquait de
compromettre les calculs d'alliances par lesquels les maîtres de la
maffia locale conservaient et renforçaient leur pouvoir. Aussi
Bertrand Gillet disait-il à Laure qu'ils n'étaient pas à leur
place ensemble, et que leurs rencontres qui renforçaient leurs
penchants réciproques les conduiraient à se rendre ennemies toutes
les grandes familles. Cela, ajoutait-il, n'était pas trop grave pour
lui, qui pouvait toujours repartir si la situation devenait
intenable, alors que pour elle l'île était sa patrie. Elle
répliquait qu'elle pouvait tout aussi bien s'en aller, et qu'elle
n'était pas prête à se laisser intimider. Et lorsqu'ils revenaient
à des considérations plus générales, l'instituteur lui expliquait
que, précisément, cette inadéquation entre les gens et la place
qu'ils occupaient était la cause du malheur de Rinquois. Ses
collègues, par exemple, n'étaient pas à leur poste à cause de
leurs grandes qualités de pédagogues ou de leur science, mais
seulement parce qu'on avait trouvé commode de les placer là pour
récompenser par exemple les services de leurs parents aux grandes
familles. Il en résultait qu'ils étaient incapables d'intéresser
les élèves et de leur apprendre autre chose que des rudiments, les
maintenant dans une ignorance qui contribuait fortement à la
stagnation de l'île. Et il ajoutait ainsi les exemples, montrant de
manière toujours plus convaincante l'importance que jouait cette
mauvaise distribution des places, finissant par dire, avec un soupir,
que lui aussi, en finissant contre son gré par nouer une relation si
forte avec la fille de la plus puissante famille, il sortait de sa
place. A quoi elle répondait que c'était le contraire, qu'elle
connaissait bien son cœur, et qu'aucun n'y était mieux à sa place
que lui. Notre philosophe avait bien de la peine à la réfuter sur
ce point, et il restait dans le doute, se promettant de mieux
développer sa théorie pour y comprendre aussi cette question
particulière.
Le
destin vint inopinément dénouer ce nœud. Alors que les La Roche
faisaient une traversée en mer, leur bateau sombra dans une tempête
et Laure se retrouva soudain l'héritière la plus riche de l'île.
Inutile de dire qu'on se précipita sur elle de tout côté pour
l'inciter à se marier avec l'un des meilleurs partis, capable de
l'appuyer dans la grande responsabilité qui lui revenait et qu'elle
ne pourrait assumer seule. Elle les laissa dire, sans rien répondre,
et se tourna vers une tante, veuve, très riche et puissante
elle-même, qu'elle aimait beaucoup et dont elle était aimée
réciproquement, et qui lui répétait souvent, en lui racontant son
propre sort, de ne jamais se marier, de refuser ce joug, qu'elle
avait personnellement détesté, pour mener librement sa barque.
C'était maintenant le conseil qu'elle désirait entendre, et que lui
renouvela effectivement sa tante, de sorte que, forte de cette
alliance, elle annonça, à la stupeur générale, qu'elle ne
comptait pas se marier. On soupçonna qu'elle se réservait pour
l'instituteur, mais elle préféra s'en tenir à son projet tout en
cultivant son amitié avec Bertrand Gillet, qui devint un hôte
constant de sa maison et se fit accepter, de mauvais gré d'abord,
par la maffia locale.
C'est
alors qu'il décida de ne pas se contenter de développer sa théorie,
mais de la mettre en pratique maintenant qu'il avait de si forts
appuis pour agir. Il procéda avec prudence, pour ne pas provoquer
dès l'abord une résistance propre à empêcher son projet dès le
début. Il commença par ce qu'il connaissait le mieux, en réformant
son école. Grâce au puissant appui financier de Laura, il put
attirer ses collègues vers d'autres postes, en fonction de leur
caractère et de leurs capacités. Tel solide gaillard devint
garde-chasse, tel autre, un peu misanthrope, s'en fut garder un
phare, et Bertrand eut le plaisir de voir qu'après les premières
hésitations, une période de malaise et de doute, ils vinrent tous
le remercier d'avoir donné plus de sens à leur vie par ces
nouvelles fonctions. Il parvint grâce à ses discours élogieux sur
le rôle important des éducateurs, et par son propre exemple, à
convaincre un ou deux fils des grandes familles, plus éduqués, et
manifestant un goût pour les sciences et les arts, de reprendre
certains postes vacants, en dépit des moqueries des leurs. Et il fit
venir de son pays les autres. Cette école moribonde lorsqu'il était
arrivé devint ainsi rapidement un foyer de vie et de culture, où
les élèves de toutes conditions allaient avec plaisir et parfois
avec enthousiasme. Ils entreprirent avec Laura, sa tante, et un ou
deux de ses cousins, d'examiner tous les emplois qui dépendaient
d'eux, de les redistribuer selon les aptitudes, avec de longues
discussions où Bertrand développait et raffinait son principe de la
juste place. Et comme c'était bien la moitié des emplois de l'île
qui dépendait de leur petit groupe de réformateurs, ils firent des
changements considérables.
Face
à eux s'était formé, dans la maffia surtout, mais dans le peuple
aussi, tout un parti de sceptiques, qui se moquaient beaucoup de ce
qu'ils nommaient leur naïveté. Car, remarquaient-ils, s'il y a une
place juste, naturellement, alors la nature doit bien savoir se
charger elle-même d'y mettre ceux qui y conviennent sans demander
l'avis d'un instituteur. Et on voyait les plus riches se donner en
exemple, eux et leurs ancêtres, que la nature avait doués du
pouvoir, de ruse et d'intelligence, et les avait ainsi conduits et
maintenus là où ils se trouvaient. Et, riant parfois de tel de
leurs parents, d'un caractère faible, peu habile, qui dirigeait bien
mal les possessions héritées d'un père plus avisé, ils disaient
que Dieu savait bien pourquoi il les avait placés là, et qu'il ne
manquerait pas d'arriver à ses fins sans qu'on veuille se mêler de
l'aider.
Cette
résistance était d'autant plus motivée que les doctrines de
Bertrand se développaient, qu'elles rencontraient toujours plus de
succès et s'attiraient des partisans de plus en plus nombreux. Or la
tentative de distribuer adéquatement les emplois pouvait encore
paraître banale et bénigne, bien qu'elle fût loin de l'être. Mais
la doctrine de la juste place prenait toujours plus d'ampleur et
s'appliquait peu à peu à tous les domaines de la vie. D'abord, ce
n'était plus seulement dans le métier que tous devaient trouver
leur vraie place, mais en politique, et dans l'organisation sociale.
On commençait donc à ne plus se contenter de mettre le plus habile
marin aux commandes du bateau, ce qui paraissait encore relever du
simple bon sens, mais à se demander si c'étaient les bonnes
personnes qui exerçaient le pouvoir en politique et dans la société.
Bref, le statut de la maffia lui-même était toujours davantage
contesté. En outre, la considération de la juste place avait
également changé en partie de direction, car Bertrand Gillet
affirmait qu'il ne suffisait pas de répartir les hommes selon les
places existantes, mais qu'il fallait aussi redéfinir les places en
fonction des hommes, en général et en particulier. Ainsi,
disait-il, il ne suffit pas de se demander qui est le plus apte à
devenir roi, ce qui est très bien, mais il faut également
s'interroger sur l'opportunité de maintenir une place aussi
difficile à pourvoir adéquatement, plutôt que de redéfinir les
places du pouvoir de façon à les adapter mieux aux capacités
réelles des hommes. Et de même, pour la richesse, il fallait non
seulement trouver ceux qui la méritent, mais aussi définir les
degrés de richesse appropriés aux capacités des riches. Bref, il
apparaissait de plus en plus que sa doctrine conduisait à une
véritable révolution, dont la maffia allait faire les frais si elle
ne réagissait pas.
Mais
les grandes familles avaient trop longtemps cru pouvoir regarder de
haut l'entreprise de l'instituteur, en lui manifestant leur mépris
et en se moquant de lui. Quand ils perçurent plus clairement la
portée révolutionnaire de son enseignement et de ses réformes, il
était trop tard. Une partie d'entre eux, ceux qui ne s'étaient pas
sentis à l'aise dans la maffia, s'étaient ralliés progressivement
à lui. Le peuple de Rinquois avait trouvé une énergie inconnue
jusque là, et était devenu plus actif de tout côté. Même chez
les membres de la maffia les plus opposés aux idées de Gillet,
leurs ouvriers et dépendants travaillaient autrement et
manifestaient plus d'initiative. Comme ils en bénéficiaient, ils ne
savaient que dire, sentant pourtant qu'il y avait là un mouvement un
peu suspect, qu'ils laissaient se développer faute de mieux. Aussi,
quand ils décidèrent de mettre fin à cette expérience, ils se
heurtèrent à une résistance d'une force qu'ils n'avaient pas
prévue. Ils possédaient encore le pouvoir officiel. Ils se
réunirent et décrétèrent arbitrairement l'exil de Gillet.
Celui-ci se retira sans opposer de résistance sur une île voisine,
donnant quelques recommandations à ses partisans. Ceux-ci prirent
leurs mesures pour empêcher la violence physique, et organisèrent
une sorte de mise à ban économique de la maffia, invitant leurs
employés eux-mêmes à venir s'intégrer dans leurs propres
entreprises, et acculèrent ainsi plusieurs d'entre les grandes
familles à la ruine. Ils négocièrent donc le retour de Gillet
largement à ses propres conditions, et la maffia perdit une grande
partie de ses pouvoirs.
C'est
à partir de ce moment que Bertrand Gillet a pu se consacrer toujours
davantage au développement de ses doctrines à propos de tous les
aspects de la vie, à leur discussion et enseignement, à l'invention
des institutions de notre religion de la juste place et à leur
établissement pour le grand bonheur du peuple de Rinquois. Puis
certains, enthousiastes, ne se sont plus contentés de vivre heureux
sur l'île, mais sont partis au-delà des mers raconter ce qui était
arrivé chez eux. Ils ont éveillé suffisamment de curiosité pour
faire venir à l'île des étrangers désireux de voir de leurs yeux
ce qui se passait et pour se faire instruire auprès du maître
lui-même. C'est ainsi que Rinquois est devenu un phare sur notre
planète.
Principes
L'homme n'est pas
autonome, il fait partie de l'univers comme toutes choses, il y a sa
place, et hors de sa place il ne peut pas exister. C'est ainsi que
tout être vivant a un milieu nécessaire à sa vie, et hors duquel
il meurt.
*
Plus le milieu d'un
être lui est favorable, mieux il y vit et plus il s'y trouve bien.
Ce milieu favorable est sa juste place.
*
Chacun désire vivre
heureux, et pour cela il doit chercher sa juste place dans le monde.
*
L'homme, s'il n'est pas
entièrement sauvage, ne vit pas seulement dans la nature, mais
également dans la société. Outre sa place naturelle, il a une
place sociale.
*
Quand quelqu'un a
trouvé dans la société la place où il peut vivre heureux, il est
à sa juste place dans sa société.
*
Personne n'est heureux
dans une société s'il n'y trouve sa juste place.
*
Une société est
d'autant meilleure, d'autant plus favorable au bonheur de ses
membres, que davantage d'entre eux s'y trouvent à leur juste place.
*
Dans tous les rapports
humains, il y a une juste place pour chacun des partenaires qu'il
faut trouver pour que ces rapports soient bénéfiques.
*
C'est par chance, pour
l'essentiel, que les animaux trouvent leur place, mais l'homme
contribue également à la créer et à la modifier.
*
L'homme,
individuellement et collectivement, transforme sa place dans la
nature en aménageant physiquement son milieu, par des constructions,
des défrichages, la culture et la modification et exploitation de
son environnement par diverses techniques.
*
L'homme,
collectivement, transforme sa place dans la société par la
politique et toutes les entreprises qui aboutissent à des
modifications de l'ordre social.
*
L'homme transforme
également sa place dans la société grâce à la culture,
c'est-à-dire les activités qui modifient le sens qu'il attribue à
la vie et aux choses.
*
On est vraiment heureux
lorsqu'on se trouve à sa jute place à tous égards, à sa juste
place dans la nature, à sa juste place dans la société, à sa
juste place parmi ses connaissances, à sa juste place selon les
représentations qu'en donne sa culture.
*
Dans un milieu naturel
défavorable à la vie, il est difficile de trouver sa juste place.
*
Dans une société
désordonnée, il est difficile de trouver sa juste place.
*
Pour un esprit qui n'a
pas la connaissance de l'ordre naturel, de l'ordre politique et de
l'ordre culturel, il est impossible de trouver par lui-même sa juste
place.
*
Chaque place se définit
par rapport aux autres qui sont en rapport avec elle.
*
Aux diverses places
correspondent des espaces de liberté, mais également des fonctions.
*
Il y a un point de vue
principal pour juger d'une place, parfois l'individu qui peut la
prendre, parfois la société, parfois d'autres individus qui se
trouvent dans des places relatives.
*
Ce sont les fonctions
principales liées à une place qui définissent quel est le point de
vue dominant selon lequel elle peut être considérée comme plus ou
moins juste.
*
Selon que la fonction
liée à une place concerne d'abord l'individu qui l'occupe, d'autres
individus ou groupes, ou la société entière, c'est le point de vue
de cet individu, des autres ou de la société qui sert à déterminer
si elle est ou non juste.
*
Toutes les places liées
à des fonctions politiques ne s'évaluent pas par rapport à
l'avantage des individus qui aimeraient les occuper, mais par rapport
à l'avantage de la société entière, ce qui revient à dire que
les individus doivent être choisis pour la place, et non la place
pour eux.
*
...
Maximes
En toutes
circonstances, cherche la vraie condition du bonheur, cherche la
juste place.
*
Face à toute chose,
demande-toi quelle est sa place, quelle place tu as par rapport à
elle, et quelle place elle a par rapport à toi.
*
Face à toute chose,
demande-toi si tu es à ta juste place, si tu ne sens aucun malaise
dans ta position à son égard.
*
Lorsque tu sens que,
par rapport à un milieu ou à certaines choses ou personnes, ta
place n'est pas la juste place, demande-toi s'il faut changer de
place, modifier ta position ou changer d'autres personnes ou d'autres
choses de place.
*
N'oublie jamais que ta
place est relative à d'autres places, et que lorsque l'une change,
les autres se modifient aussi.
*
N'oublie pas que dans
la société, tu ne peux atteindre la juste place si tu empêches les
autres d'être à leur juste place.
*
Quand tu désires une
place, n'oublie pas que si tu ne peux l'occuper entièrement, en
remplir toutes les fonctions, tu ne seras pas à ta juste place et tu
n'y seras pas heureux.
*
Lorsqu'il s'agit de
prendre une place, si elle ne concerne que toi, tu peux n'en
considérer que ses avantages pour toi. Si elle concerne un groupe de
personnes, tu dois considérer aussi leurs avantages. Si elle
concerne toute la société, tu dois considérer d'abord ses
avantages.
*
Il ne suffit pas de
désirer une place pour ses avantages, il faut vouloir y être tout à
fait à sa place.
*
...
*
Quand tu vois des gens
occuper des places d'importance politique ou sociale dont ils ne sont
pas aptes à remplir les fonctions, ou dont ils sont moins aptes que
d'autres à les remplir, tu dois chercher, dans la mesure de tes
moyens et en fonction de ta propre place, à les en déloger et à
les remplacer par d'autres, plus aptes.
*
Si ta place te permet
de contribuer à modifier d'autres places pour les rendre plus
justes, ou à les faire occuper par des personnes plus aptes, tu dois
tâcher de le faire, sans quoi tu ne sera pas toi-même à ta juste
place, et il sera juste de chercher à t'en déloger.
*
Quand tu vois un homme
qui n'a pas la place où il pourrait faire valoir ses capacités,
cherche si tu ne pourrais l'aider à trouver ou à créer une place
où elles puissent s'exercer. C'est ainsi que tu seras toi-même à
ta juste place.
*
…
*
Lorsque tu désires
l'amitié de quelqu'un, ne te demande pas seulement quels plaisirs et
avantages tu en obtiendrais, mais également combien tu serais
agréable ou désagréable à celui dont tu recherches l'amitié, et
tiens-toi ainsi à ta juste place.
*
Lorsque tu te trouves
en rivalité avec d'autres, que ce soit pour un poste ou pour une
place dans le cœur de quelqu'un, ne vise qu'à ce que chacun d'entre
les rivaux, et toi-même parmi eux, trouve sa juste place. N'utilise
pas la compétition pour les dénigrer ou les dévaluer, mais juste
pour établir la valeur de chacun, et de toi-même, et pour définir
ainsi la juste place de chacun. Ni toi ni eux, vous ne serez heureux
autrement.
*
Quand tu perds dans une
compétition, si elle est juste, réjouis-toi d'y avoir trouvé ta
juste place ; si elle est injuste, ne l'abandonne pas, mais
lutte pour la rendre juste et remettre chacun à sa juste place. Et
si tu gagnes, comporte-toi de la même façon.
*
Abandonne toi-même ta
place en faveur de ceux qui y seraient plus à leur place que toi, et
n'attends pas qu'on t'en déloge, et qu'on te montre que tu ne
mérites pas d'être heureux.
*
Rien n'est plus laid et
blâmable que d'occuper injustement une place et d'en exclure
sciemment de plus aptes que soi.
*
Sache que tu ne seras à
ta juste place que lorsque tu auras compris qui tu es et quelle est
la place qui te correspond vraiment.
*
…
*
La vanité est un
dangereux sentiment, qui conduit à occuper toujours, en réalité ou
en imagination, des places réclamant des capacités supérieures à
celles du vaniteux. Méfie-toi de ne pas te laisser pousser par elle
loin et toujours plus loin de ta juste place.
*
...
Dialogues et anecdotes
Un jour maître Gillet
reçut à dîner parmi quelques amis, un cuisinier. Alors qu'il
s'affairait à la cuisine, laissant ses invités discuter au salon,
ce cuisinier vint le trouver et lui dit « en somme, la
cuisine, ce serait ma place, à moi qui suis cuisinier, allez donc
entretenir vos amis pendant que je termine le repas. » Il
pensait avoir tiré la juste conclusion du principe de la juste
place. Mais maître Gillet lui répondit « merci de votre
générosité, mais c'est ici ma place. Car s'il s'agissait
principalement du repas, si nous étions dans un restaurant, si nos
amis étaient ici par gourmandise avant tout, alors cette place, je
le reconnais, serait la vôtre. Mais ce n'est pas le cas. Je suis
votre hôte. Ma cuisine, je crois, n'est pas si mauvaise que vous
deviez vous repentir d'avoir à la goûter. Et il convient que vous
soyez traité vous aussi comme un invité, et que vous vous détendiez
au salon avec les autres. »
*
Il fallait renouveler
un poste d'instituteur à l'école de Rinquois. Le titulaire était
là depuis une vingtaine d'années, il s'efforçait de remplir sa
fonction le mieux possible, mais son instruction et ses capacités
intellectuelles étaient limitées, ce qui faisait de lui un
instituteur assez moyen. Un jeune candidat s'était également
présenté, qui avait terminé de bonnes études, avait fait quelques
remplacements où il s'était montré dynamique, inventif, capable
d'intéresser les élèves et de les faire progresser. Plusieurs
disaient « notre collègue est de bonne volonté, il s'efforce
de bien faire, et il ne réussit pas trop mal non plus, même s'il
faut avouer que son jeune concurrent le surpasse. Mais nous devons
lui être reconnaissant de tout le travail qu'il a déjà accompli,
ce qui nous a été utile, et il faut lui témoigner notre
reconnaissance en le renommant. Son jeune rival trouvera bien du
travail ailleurs, énergique comme il est. Et nous ne lui devons
rien. » Maître Gillet leur répondit « Il est vrai que
notre collègue est de bonne volonté, et que nous n'avons rien à
lui reprocher. Il est vrai qu'il peut attendre une certaine
reconnaissance de notre part. Mais ce poste n'est pas fait pour celui
qui l'occupe en premier lieu, mais pour les élèves et leur
éducation. Or notre jeune candidat est, vous le reconnaissez, le
plus apte à remplir cette fonction. Nous devons donc le nommer sans
plus hésiter, parce qu'il y sera plus à sa place que notre ancien
collègue, brave homme, mais peu habile. Nous lui témoignerons notre
reconnaissance autrement, et surtout en l'aidant à trouver une place
qui lui convienne davantage. Nous devons la place au meilleur, et le
meilleur à la place. »
*
Un philosophe venu
visiter l'île de Rinquois, curieux de notre religion, vint trouver
maître Gillet pour s'entretenir avec lui. Ils s'entretinrent
longtemps, et parmi bien d'autres choses, ils dirent ceci :
Le philosophe :
J'apprécie votre idée de la juste place, qui me paraît bonne,
quoique peut-être pas tout à fait vraie. Car il y a davantage de
choses qui importent pour comprendre l'homme que sa place dans la
nature et la société.
Maître Gillet :
Vous avez raison, mais mon but n'est pas d'arriver à une
connaissance entière de l'homme et de la nature. Je veux seulement
trouver comment nous pouvons vivre heureux autant qu'il dépend de
nous.
— Et j'avoue que ceux
qui pratiquent votre enseignement en tirent plus de bonheur que la
majorité des autres, livrés à leurs impressions spontanées ou,
pire encore, à toute sorte de superstitions, comme c'est le cas dans
la plupart des religions ou même sans elles. Mais n'y a-t-il pas des
voies du bonheur plus radicales, qui mènent plus loin ?
— Je
ne sais à quoi vous pensez. J'ai pratiqué un peu la philosophie,
et je suis prêt à croire qu'un disciple de Spinoza, par exemple,
pourrait parvenir à une sagesse et à une félicité plus parfaites
que celles qu'on atteint par la religion de la juste place. Mais
vous savez aussi que Spinoza nous avertit, à la fin de son Éthique
que la sagesse qu'il nous propose est difficile et rare. Elle est
même très rare, je crois. Je désire pour ma part rendre aussi
heureux que possible cette multitude de gens qui ne pourraient pas
devenir des sages aussi sublimes que les veut Spinoza.
— Que
je suis heureux de vous entendre citer Spinoza ! Vous qui
l'avez lu, n'êtes-vous pas aussi enthousiaste à l'idée de cette
félicité si parfaite, et ne vous semble-t-il pas que lorsqu'on
entrevoit cette possibilité, tout bonheur plus médiocre semble
sans goût ? Soit, le but est difficilement atteignable, mais
il est si désirable qu'on ne peut l'abandonner dès qu'on l'a
conçu, même imparfaitement. C'est prendre un risque que de se
lancer sur cette voie extrême. Mais ne faut-il pas le prendre ?
— Vous
parlez en connaissance de cause, je veux dire comme quelqu'un qui a
pu se former une conception de cette félicité et qui en est en
quelque sorte tombé amoureux. Pour vous, je comprends qu'il ne soit
plus question de renoncer à poursuivre dans cette voie. Mais la
majorité des gens n'ont pas même la plus petite idée de cette
félicité parfaite, et l'invitation à prendre ces chemins escarpés
les laisserait froids. Il me faut en quelque sorte une sagesse plus
praticable si je veux les pousser à améliorer leur sort et à se
rendre plus heureux. Si vous me dites que vous visez plus haut, je
suis prêt à vous applaudir, pourvu que vous ayez la force de
monter vraiment plus haut que ce bonheur très grand qui résulte de
l'atteinte de la juste place.
— Mais
supposons que votre religion conduise bien au bonheur que vous
visez, ce qui me semble être le cas, aussi bien par l'examen de
votre doctrine que par l'observation de son effet dans votre île,
où j'admire de voir une population si joyeuse. Ne craignez-vous pas
que, si parmi ses adeptes, il se trouve un homme capable de la
philosophie, de prendre la voie tracée par un Spinoza, il ne
s'arrête trop tôt pour avoir cherché seulement sa juste place ?
— Je
ne sais. Pour le moment, je pense surtout à tous ceux qui, hésitant
à prendre la voie que vous proposez, resteraient dans la misère.
— On
peut espérer pourtant que celui qui s'engage sur la voie de la
sagesse ne reste pas misérable jusqu'au moment où il l'atteindrait
et l'embrasserait tout entière. Spinoza nous décrit ce chemin
comme étant déjà celui de la plus grande joie, si bien que, même
si nous devions rester toujours en route, nous aurions déjà gagné
le plus grand bonheur qui nous soit accessible. Et il nous reste la
possibilité d'atteindre au plus haut point.
— Je
me suis déjà posé cette question, et maintes fois. Je veux dire
que je serais désolé que la religion de la juste place représente
une limitation pour les esprits les plus vigoureux. Et à vous dire
vrai, quand je lis Spinoza, quand je pense à sa philosophie, je
ressens fortement cette inquiétude. Mais je ne crois pas que celui
qui pratique sérieusement la doctrine de la juste place doive se
fermer par là à l'effet d'un Spinoza et se trouver ainsi limité.
N'y a-t-il pas d'ailleurs chez Spinoza lui-même quelque chose comme
l'idée de l'importance de saisir quelle est exactement sa place
dans le monde ?
— Oui,
il est vrai qu'il peut y avoir des coïncidences. Mais cela ne
suffit pas. Le mouvement conduisant à la plus parfaite sagesse,
celui de la philosophie, n'est pas le même que celui qui convient à
votre religion, si je vois bien. Disons que c'est le mouvement de la
raison, défaisant toutes les illusions de l'imagination, qui anime
la philosophie. Je ne dirais pas que votre religion ne soit pas
rationnelle, elle l'est passablement, me semble-t-il, et comporte
beaucoup de bon sens. Mais elle ne l'est pas absolument, et par là,
elle détourne d'une culture entière de la raison, elle invite à
s'arrêter à quelque chose qui paraît raisonnable, mais qui
pourrait rester en partie illusoire.
— Je
vois ce que vous voulez dire. En quelque sorte, vous craignez que la
doctrine de la juste place n'invite à monter sur un sommet qui ne
soit pas tout simplement le plus haut, de sorte qu'arrivé en haut,
on soit plus loin de l'autre sommet plus élevé que lorsqu'on se
trouve encore en bas.
— C'est
une belle image.
— Je
veux pourtant espérer qu'elle ne soit pas tout à fait juste. La
recherche de la juste place incite à raisonner sans cesse. Il faut
toujours réfléchir à toutes les circonstances dans lesquelles on
se trouve pour évaluer sa place. Et, contrairement à ce qui se
passe dans les religions superstitieuses, il y a dans celle de la
juste place un véritable exercice rationnel, qui ne s'arrête
jamais, et qui ne doit donc pas rendre les esprits les plus forts
étrangers à la philosophie, mais les aguerrir au contraire pour
l'aborder.
— L'idée
a, je l'avoue, de la vraisemblance. En tout cas, je désire
connaître mieux encore votre religion, m'y exercer même un peu,
pour me rendre compte de son effet. Vous voyez que je suis déjà
passablement séduit. Car moi aussi, lorsque je pense à tous ceux
qui n'ont aucune chance de voir ou d'entrevoir la vraie félicité
réservée aux sages, je me demande s'il n'y aurait pas aussi un
salut pour eux.
— Et
songez que, si vous êtes si heureux de pratiquer la philosophie,
c'est sans doute parce qu'elle correspond à votre juste place, ce
qui n'est pas le cas hélas pour tous ceux qui s'occupent de cette
discipline, assez stérilement.
*
La mère d'un des
jeunes élèves de maître Gillet vint le trouver un jour pour se
plaindre que son fils se détachait d'elle, qu'il ne pensait plus
qu'à l'école, aux jeux avec ses camarades, qu'il ne parlait plus
que des lectures qu'il faisait, de ce qu'il entendait lors de ses
cours, et n'était comme plus présent à la maison. Elle aurait aimé
que l'instituteur lui apprenne qu'il devait avant tout se soucier
d'aimer ses parents et d'occuper sa place dans la famille, comme elle
disait. Maître Gillet lui répondit que la place d'un homme n'était
pas d'abord dans sa famille, mais dans sa société, parmi ses amis,
et qu'il était normal que les enfants apprennent jeunes déjà à
occuper la place qui serait la leur, et que le rôle d'une mère
était de veiller à leur faire place assez tôt pour ne pas les
entraver dans cette préparation importante. Comme la mère lui
répliquait qu'elle savait bien que sa place était auprès d'elle,
qu'elle l'avait porté dans son ventre, puis dans ses bras, sur son
sein pour l'allaiter, et qu'il était comme une partie d'elle, il lui
répondit que c'était au temps où il ne savait pas marcher, mais
que maintenant il savait même courir, ce qui montrait bien qu'il
était fait pour s'éloigner de son berceau.
*
Un riche propriétaire
terrien, voyant maître Gillet discourant face à un groupe de gens
du peuple, agacé de son influence néfaste à ses intérêts, se
moqua de lui en lui criant « Monsieur l'instituteur, vous
devriez rester à votre place et vous contenter d'instruire les
enfants ! » Celui-ci lui répliqua « Une huitre est
parfaitement à sa place dans le logement exigu de sa coquille, mais
l'homme est libre, il lui faut de la place. » « Et,
ajouta-t-il avec un sourire moqueur à son tour, il lui faut aussi
faire place nette lorsque l'espace est encombré de gens qui prennent
trop de place pour ce qu'ils savent en faire. »
*
Un dimanche,
rencontrant le curé attendant d'éventuels paroissiens pour la messe
devant son église vide, maître Gillet se mit à le taquiner, et ils
entrèrent en conversation.
— Monsieur
le curé, vous méritez vraiment d'être appelé un homme de foi,
car vous voilà bien fidèle à votre poste, quoiqu'on ne voie plus
d'autres fidèles dans votre église. Je crains que le miracle ne
s'accomplisse pas, et qu'il ne vienne personne. Comme vous savez un
peu de latin, ne devriez-vous pas venir à notre école l'enseigner
aux nouvelles générations, car de catéchisme, personne n'en a
plus besoin.
— Ah,
Monsieur Gillet, vous avez beau jeu de plaisanter, mais Dieu ne
permettra pas que vous triomphiez longtemps, et une fois l'épreuve
passée, c'est moi qui vous inviterai à vous joindre avec tous les
autres à la messe. Quelle pitié, avouez-le, que tous ces braves
gens, dont beaucoup étaient de bons catholiques quand vous êtes
arrivé, se soient détournés du vrai Dieu pour la vaine religion
par laquelle vous les avez séduits.
— Quand
je suis arrivé, en effet, beaucoup cherchaient quelques
consolations illusoires dans votre église, parce qu'ils vivaient
bien misérablement, mais aujourd'hui qu'ils sont plus heureux, ils
n'en ont plus besoin. Ils ont vu que s'il y avait quelque vrai Dieu,
les faits montreraient qu'il me favorise davantage que votre église,
et que je le sers donc mieux qu'elle. Ils ont choisi fort sagement
entre une religion qui les laissait malheureux avec le vain espoir
de quelque improbable bonheur après la vie, et une autre religion
qui leur apprend comment être heureux effectivement, dans leur vie
même.
— Oui,
oui, la juste place ! Leur juste place c'est Dieu qui la leur
définit. Mais, les malheureux, ils en sont justement sortis pour la
chercher selon vos enseignements aventureux et prétentieux. De
toute façon, le vrai commandement, c'est de s'aimer les uns les
autres, et non de se faire dur pour remettre les autres à leur
supposée place. La charité nous demande de laisser à Dieu seul le
soin de juger de ce que nous valons, et de lui abandonner donc à
lui seul le droit de nous attribuer notre place, alors que vous,
vous voulez que chacun se mêle d'en juger et de bouleverser la
société et la vie des gens en fonction de leurs opinions vaines et
folles. Ce n'est pas l'ordre, mais le désordre que vous
introduisez, ce n'est pas l'amour, mais la rivalité.
— Vous
faites bien de parler de l'amour en effet. « Aime ton prochain
comme toi-même ! » N'est-ce pas beau, ce précepte ?
Et que j'aimerais le voir pratiqué dans votre église ! Hélas,
il semble qu'on ait oublié d'en définir le mode d'emploi. Eh bien,
c'est justement moi qui le donne. Car aimer quelqu'un sans autre,
c'est ce que personne ne sait faire. Nous aimons tel ou tel pour
telles qualités, et nous-mêmes également. Et pour cette raison,
nous n'aimons pas quelqu'un comme nous-mêmes, mais, au mieux, comme
il le mérite, et chacun d'une manière différente. Or cela suppose
que nous ne renoncions pas à juger, comme vous le voudriez. Vous
renvoyez toute la pratique à Dieu, et vous vous en dispensez ainsi.
Vous aimez abstraitement le riche et le misérable, et vous laissez
Dieu s'occuper de leur attribuer leur place, d'apprécier leurs
qualités, de les rendre ou non heureux. Vous vous accommodez donc
fort bien de voir le misérable rester misérable, et le riche
continuer à l'exploiter. Et vous m'accusez de jouer le rôle de
dieu, parce que je prétends que nous avons à nous occuper de
définir nos places. Fort bien, il faut que quelqu'un s'en charge.
Libre à vous de compter sur votre Dieu imaginaire, qui ne fait rien
et qui vous laisse seul devant son église. Mais on peut être plus
ambitieux.
— Malheureux,
ne blasphémez pas, que le Tout-puissant ne vous punisse ! (Le
bon curé fit le signe de croix.) Même si je suis seul pour ma
messe, je ne manquerai pas, par cette charité que vous ridiculisez,
de prier pour vous et tous ceux que vous avez séduits.
— A
la bonne heure, Monsieur le curé, et, puisque le proverbe dit que
charité bien ordonnée commence par soi-même, n'oubliez pas de
prier aussi pour vous, pour que votre Dieu vous libère et vous
laisse mieux voir où se trouve votre juste place.
*
Un malade avait fait
appeler maître Gillet pour le faire venir auprès de lui, parce
qu'il ne pouvait plus se lever de son lit, et ne le pourrait plus
jamais, ayant appris que son mal était incurable. Or il désirait
lui poser une question importante. Quand maître Gillet fut à son
chevet et se fut informé de son état, il lui exposa son problème.
— Il
y a longtemps que je suis devenu disciple de la religion que vous
nous avez enseignée, et je m'en suis réjoui et fort bien porté.
Je vous en suis infiniment reconnaissant. Je me suis efforcé de
trouver ma vraie place et de la faire trouver à tous et à tout
autour de moi, autant que je le pouvais. J'ai réussi plus ou moins
bien, mais j'ai toujours été content de l'avoir tenté, et j'ai
toujours trouvé un moyen de résoudre mes problèmes, en y
réfléchissant souvent et parfois beaucoup. Mais maintenant que je
suis malade, attaché à mon lit, sans espoir de guérir, je ne vois
plus quelle place pourrait être la bonne pour moi, et la seule qui
me soit assignée, ce lit et ce corps souffrant, me rend triste et
malheureux. Je vous avoue que, à mon corps défendant, je suis
tenté de revenir aux consolations de la religion catholique, dont
vous nous avez si bien appris combien elles étaient illusoires.
Mais quelle place ai-je encore pour vivre, en dehors du monde des
rêves ?
— Hélas,
il est bien vrai que nous ne pouvons pas nous attribuer une
meilleure place que celle que nous laisse la nature, quand nous
avons tout fait pour nous la rendre le plus favorable. Et je crois
que, malheureusement, la médecine et vos propres efforts n'ont pu,
il est vrai, vous permettre de sortir de ce lit ni vous en donner
l'espoir. Si les douleurs ne vous empêchent pas de vous élancer
dans l'espace des rêveries, pourquoi en effet vous refuseriez-vous
ces plaisirs ? Mais pour cela, il n'est pas utile de revenir à
la superstition, qui ne manquera pas de vous gâter cet espace-là
par des craintes compensant largement vos espoirs. Vous aimez rêver
d'un paradis ? Faites-vous poète pour vous-même, le mieux que
vous le pouvez, et amusez-vous à vous le représenter tel qu'il
vous plairait. Pour cela, vous n'avez pas besoin d'autre chose que
de votre imagination, et les dogmes superstitieux ne vous aideront
pas.
— Mais
il n'est pas facile de me concentrer même pour développer mes
rêveries. Je crois que ma maladie m'a aussi rétréci cet espace
imaginaire.
— Oui,
c'est triste. Mais il vous faut vivre dans l'espace qui vous reste.
Aidez-vous pour l'aménager des arts, si vous pouvez. Êtes-vous
sensible à la musique ? Écoutez celle qui vous plaît et
renforcez-y votre imagination. Écoutez des récits, des poèmes.
Tout cela, ce sont aussi des instruments pour agrandir et aménager
nos espaces imaginaires. Je ne vous dis pas de vous confier à votre
mémoire, vous le faites sans doute naturellement, et vous pouvez
vous exercer à le faire mieux encore.
— Et
il viendra un jour où mon esprit sera englué par la douleur.
— Hélas,
pour nous tous, il viendra un jour où nous n'aurons dans ce monde
plus aucune place. Mais le pire est que ceux à qui la nature en
accorde une n'en jouissent presque pas et se plaignent seulement de
celles qu'ils n'ont pas ni ne pourront avoir.
— Vous
avez raison, je ne veux pas me laisser manger l'espace qui me reste
par les tristes sentiments de la superstition. Puisque je dois
rester dans mon lit, que mon lit devienne un monde, autant que
possible.
— Merci,
j'aime à voir votre courage.
*
...
Jeux symboliques
Le ballon relancé.
Sur un terrain de football, deux équipes de quinze joueurs devront
tenter de marquer des buts dans le camp adverse. Ils se lanceront le
ballon avec les mains en se disposant de manière à pouvoir se le
lancer sans jamais courir ou marcher avec le ballon, mais en se
déplaçant uniquement sans ballon. L'équipe qui n'a pas le ballon
tente
de l'intercepter pour se le passer à son tour. De cette manière, il
n'y aura aucun jeu individuel autre
que de chercher à se placer toujours le mieux possible,
chacun n'intervenant que pour attraper le ballon et le relancer si
possible à un membre de son équipe qui se sera placé
favorablement. Il s'agira donc de trouver toujours la bonne place,
pour recevoir le ballon de ses coéquipier ou pour l'intercepter, et
pour tirer au but lorsqu'on se trouvera
à la bonne distance.
*
Le chant aux notes
fixes. On s'amusera à chanter à
plusieurs des chants simples ou plus complexes selon l'habileté des
chanteurs et leur nombre, mais de telle manière que chacun d'entre
eux ne chante qu'une seule note, toujours la même, chaque fois
qu'elle revient dans le chant. Cette note, il faudra la choisir pour
chacun de manière à ce qu'elle soit autant que possible celle qu'il
sait le mieux chanter, qui correspond le mieux à sa voix. Ensuite il
faudra moduler ces notes en fonction de leur place et valeur
expressive dans le chant.
*
Les
jeux d'échec et de go reçoivent une nouvelle signification
lorsqu'on considère qu'il s'agit de trouver toujours le meilleur
placement des pièces ou des pions.
Rites et fêtes
Comme les païens, nous
célébrons les solstices qui rythment l'année terrestre, et
marquent notre place dans l'univers. Au solstice d'été, nous fêtons
le jour, au solstice d'hiver, la nuit. Nous nous levons avec le
soleil et nous couchons avec lui, au solstice d'été, et nous nous
levons au contraire au crépuscule et allons nous coucher à l'aube
au solstice d'hiver...
*
L'une des formules par
lesquelles nous terminons nos lettres est la suivante :
« Puisses-tu trouver l'ordre dans lequel tu vibres avec le
monde. »
*
...
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