IntérieurL’appartement n’avait rien de moderne, c’était même plutôt étrange qu’il soit resté dans cet état toutes ces années. Le papier peint du salon reproduisait un minuscule motif de fleurs vert sombre sur une sorte de blanc crème qu’il fallait deviner sous le jaunissement généralisé. Il n’y avait pas de téléviseur. La lampe à l’abat jour orangé, posée sur la table basse et rectangulaire, ajustée dans l’angle du mur, accentuait l’effet de chlorose que des tentures rouges sang, même lorsqu’elles laissaient pénétrées la lumière du jour, nuançaient de rose. Ajouter de véritables fleurs à ce décor rendait la pièce invivable. Lucien d’ailleurs se méfiait des fleurs. Je le vois appuyé au rebord de la fenêtre, regardant, comme à son habitude, les passants tourner le coin de la rue Lemoine, frôler la brique et remonter vers chez lui, le plus souvent, l’orme était contourné par la gauche à cause de la racine qui franchit le pavé. L’appartement était orienté vers l’est, et donc au début de l’été, l’ombre de l’orme décrivait un demi-cercle. À travers son feuillage, sous les miroitements du soleil, ce mouvement suivant l’effet composé de l’arbre et de la rotation de la terre quittait le plancher de bois vernis dès la fin de la matinée. La pièce sentait bon; la propreté du lieu contrastait avec l’impression d’enfermement qui restait en mémoire après y avoir séjourné une heure ou deux. Lucien aimait par-dessus tout ces matins d’été aussi ne faisait-il presque rien, physiquement du moins. Il s’assoyait au fauteuil bleu usé qu’il plaçait pour les vacances devant ce paysage de troisième étage urbain et lumineux. Surplombant le quartier, profitant du vent ou de la brise, pluie ou soleil selon le temps, il réfléchissait. On se serait cru dans un tableau d’Edward Hopper, la même solitude teintée de tout ce que le décor rendait sensible, la même immobilité patiente mais active, le même genre de regard tourné sur soi, que le spectateur ne voulait surtout pas rompre. Et lui que faisait-il? Eh bien! Il observait. Il n’y avait rien d’autre dans la pièce du salon : le fauteuil bleu placé presque en son centre, le papier peint aux fleurs vertes, la lampe orangée, les tentures rouges sang. Lucien avait l’habitude de déposer la tasse de café directement sur le plancher grâce à une sorte de torsion de tout le corps parce qu’il passait au dessus de l’appui bras pour atteindre son but. Sur les murs : des traces, pâles rectangles dans lesquels un clou, chaque fois au tiers de la hauteur permettait d’inférer qu’il y avait eu un cadre à cet endroit. Douze rectangles compris entre plusieurs degrés de noircissement contrastaient entre eux. La pièce était vide et propre mais vieillotte. Le visiteur ne s’y sentait pas immédiatement enfermé, mais parfaitement exclu. Et c’est libéré de l’exclusion qu’une fois dehors peut-être respirait-on mieux en imaginant que l’ambiance était étouffante. La porte permettant d’accéder à la cage d’escalier ouvre dans la cuisine, il s’agit d’une porte en bois vernis, probablement du cèdre de Colombie, poignée, serrure et penture sont en laiton. L’immeuble doit dater du début du siècle dernier. Façade en pierre, corniche avec modillons et fronton triangulaire surmontant la partie haute. Le soleil gagne la table à manger en fin d’après midi, l’hiver il n’y a que cette pièce qui profite de la lumière. Elle est très agréable, le lustre de la peinture à l’huile lui donne une sorte de profondeur, l’immense balcon plonge sur l’arrière-cour, les cordes à linge et la ruelle; étonnemment éclairée, la cuisine donne envie de vivre. Il ne fait aucun doute que Lucien ne l’a jamais repeinte, il nettoie les murs, au printemps le plus souvent avant les vacances. La nuit c’est la pièce de l’appartement qu’il préfère. Sans rideau, elle devient toute bleutée sous l’effet des lampadaires de la rue Lemoine. Il n’y a pas de vestibule. L’entrée est directe à partir du dernier palier de l’escalier. Le tapis, posé près de la porte, est nouveau, pas neuf mais nouveau, l’objet a été trouvé dans une vente de garage, motif à losanges, superpositions, couleurs délavées de brique rouillée, jaune et vert pomme avec des pointes de rose orangé, cette couleur qu’affectionne particulièrement Lucien. Couleur rare, qu’une fois il a vu exploitée par Fernand Leduc dans une série de tableaux. Immédiatement le tapis lui a rappelé Leduc. C’est la raison pour laquelle il l’a acheté. Ses amis le plus souvent demandaient pourquoi avoir cessé de peindre? «Je ne peins plus disait-il mais je n’ai pas cessé de peindre.» Ce sont les images le problème, pensait-il à part soi et c’est à ce propos qu’il avait commencé à observer pour réfléchir au jeu des affections. Après avoir jeté un rapide coup d’œil à la chambre, dernière pièce de l’appartement, l’absence de livre frappe l’imagination du visiteur. Quelque chose de livresque chez Lucien ne va pas du tout avec cette absence. «Je lis autre chose, disait-il». Vous comprendriez à le voir assis dans son fauteuil ou debout près de la fenêtre. Le lit était toujours défait il y avait là aussi une sorte d’absurdité car aucun désordre ne semblait animer l’appartement tout entier. Matelas sur le sol. Murs nus, d’un ocre pâle, boiserie, au vernis d’origine, rien d’autres qu’un lustre de salle à manger au centre de la pièce, imitation de cristal, grandiloquent et merveilleux qui décorait la chambre à lui seul. Il n’y avait aucune trace d’alcool car Lucien ne buvait pas. Le garde-robe était immense car il s’étendait sur toute la longueur de la cage d’escalier. Calorifère à eau chaude, plancher de bois, usé mais chaleureux, plinthe de dix pouces, fenêtre à deux battants. Sur le lit, toute de travers une courtepointe datant du XVIIIe siècle, un motif traditionnel, piqué... terriblement belle. Il n’y avait pas d’ordinateur, pas de tableaux sur les murs comme dans les autres pièces, pas de téléphone, rien qui puisse de près ou de loin favoriser la représentation visuelle. Il y avait un problème à résoudre avec les images et c’est à ce sujet que Lucien Sabatier s’employait à réfléchir. |