Cher Robert,
Il y a quelque temps que je ne t'ai plus écrit. Il y a eu lors des dernières pluies un éboulement qui a coupé le chemin de la vallée. On peut y aller par des petits chemins difficiles et peu praticables pour ceux qui ne sont pas habitués. Nous étions donc isolés. Mais les habitants de la région nous ont apporté l'indispensable pendant la réparation du chemin principal. Tu penses bien que je suis descendu dans la vallée dès que l'accès a été libre. J'étais d'autant plus pressé que j'avais envie de voir si je trouverais de tes nouvelles et que j'étais impatient de te faire part d'une expérience très troublante précédant de peu l'accident que je t'ai décrit. Deux amis de Hugues, Fabien et Hélène, étaient venus lui rendre visite lors d'un voyage qui les avait conduits dans la région. J'ai été invité à une petite fête qu'ils faisaient le soir entre eux. Tu sais que je discute souvent avec Hugues, et que j'apprécie infiniment sa conversation et son amitié. C'était une autre chose que de le voir avec ses propres amis. Je me suis rendu compte combien il était différent de le voir alors qu'il était en somme un étranger dans notre équipe, s'adaptant à son nouvel environnement, avec beaucoup d'habileté, et de le voir parmi des amis de son pays. La situation se renversait, parce que c'était moi maintenant qui me trouvais comme l'hôte étranger dans une rencontre de personnes de @. J'étais fort bien reçu, et tout était fait pour que je me sente à l'aise. Mais les manières d'être et de parler, toute l'atmosphère étaient celles de @, que je découvrais dans ce groupe d'amis reprenant leurs habitudes communes. Je ne crois pas que j'aurais vécu ce dépaysement aussi fortement si je n'avais pas connu Hugues, et si je ne l'avais vu se transformer si entièrement. Il me semblait le voir jouer un rôle, et je savais et je sentais pourtant qu'il revenait à son vrai caractère. Parce que je pensais très bien le connaître, le choc avec les mœurs de @ m'a frappé d'autant plus vivement à travers sa propre transformation. Encore une fois, malgré la façon si naturelle dont on m'intégrait, je me sentais comme dans un autre monde un peu irréel, et pourtant extrêmement présent. J'étais un peu comme enchanté, admiratif et en même temps incapable de m'habituer et de me comporter comme dans la réalité. Le groupe d'amis était gai. La marche pour grimper dans les montagnes jusqu'à notre campement ravive les esprits, et il y avait la joie des retrouvailles. Leur humeur se comprend. En revanche, parmi bien d'autres attitudes et comportements, leur humour, très présent et vif, me restait souvent impénétrable. Ils riaient, et je riais avec eux par sympathie, mais je ne comprenais pas ce qu'ils trouvaient drôle. Je ne voulais pas détruire l'ambiance en interrompant pour avoir des explications. De toute manière, on ne rit pas de si bon cœur quand quelqu'un nous a expliqué ce qui était comique. Mal à l'aise de rire sans savoir pourquoi, je m'aventurais quand même çà et là à lever les sourcils pour montrer mon incompréhension, ou à demander même une explication. Rassure-toi, je n'avais que rarement cette maladresse. Et je n'étais pas incité à insister beaucoup, parce qu'avec les explications qu'ils me donnaient très obligeamment, après avoir manifesté par leur expression leur étonnement de ma propre perplexité, je ne parvenais souvent pas davantage à saisir où était le comique qui leur semblait à tous si évident. Et il faut avouer qu'ils riaient encore de ces échecs de notre communication, sans que je sache bien s'ils s'amusaient de ma lenteur d'esprit ou de leur propre incapacité d'expliquer clairement l'objet de leur rire. Je suis donc rentré de cette soirée avec un sentiment ambivalent. D'une part, j'étais enthousiaste de leur joie franche, de leur conversation intelligente et sensible, de leur esprit, et d'autre part j'étais très déçu de n'avoir pas pu participer mieux à leur humeur et, tout particulièrement, à leur humour. J'ai beaucoup réfléchi à cette soirée, et après le départ d'Hélène et de Fabien, j'en ai discuté avec Hugues. Je savais que l'humour est l'une des choses les plus difficiles à comprendre chez les autres peuples, mais je n'avais pas l'expérience d'une telle étrangeté, alors que j'ai déjà fréquenté les gens de plusieurs pays différents. J'ai appris que Hugues aussi avait dû s'habituer à nous voir rire de bien des plaisanteries qu'il ne trouvait pas drôles pour sa part. Et il est vrai qu'il ne passe pas pour un compagnon très porté à rire avec les autres. Il se contente de sourire d'une manière un peu énigmatique, dont on ne sait s'il signifie une sorte de bienveillance distante ou une discrète ironie. Il me dit que souvent, quand nous badinons, il voit bien les jeux de mots ou les situations décrites, mais sans les trouver pour sa part comiques. Comme moi à présent, il s'était enquis de ce qui faisait rire exactement, et il avait noté les relations qu'on lui indiquait, sans être pourtant porté lui-même à en rire. Il s'était donc habitué à repérer de l'extérieur les éléments comiques pour nous, et il s'était même exercé à utiliser ses connaissances du sujet pour les mettre à l'épreuve en trouvant les moyens de faire rire les gens autour de lui, toujours sans sentir pour sa part l'incitation à en rire. J'étais presque vexé de ce qu'il disait, parce que cette attitude me rappelait celle que j'ai parfois dans des sociétés pour moi ennuyeuses, où, juste pour jouer mon rôle social, je fais des plaisanteries éculées qui fonctionnent, mais qui ne m'amusent pas. Imaginer qu'il nous ait traité de la même manière, et moi aussi parmi les autres dans les rencontres entre camarades de l'équipe, ne me paraissait certainement pas flatteur. Je lui ai demandé d'analyser avec moi un exemple particulier. Hélène nous avait raconté comment, en passant la frontière, peu avant de venir nous rendre visite, elle avait eu un échange avec le douanier dont le récit les avait tous trois beaucoup fait rire. Regardant son passeport et voyant qu'elle venait de @, le douanier l'avait aussitôt considérée d'un air méfiant et s'était mis à examiner son document avec plus de soin que pour les autres voyageurs. Il lui demanda : « Je ne vois pas votre nom de famille. Quel est votre nom de famille ? » Elle lui répondit qu'elle n'en avait pas, ce qui le mit en colère, et il l'accusa de se moquer de lui. — Mais pourquoi voulez-vous savoir mon nom de famille, alors que tous mes noms sont indiqués là, à la ligne « Nom : » ? — Je veux savoir votre nom de famille. Tout le monde a un nom de famille. Pourquoi n'est-il pas sur votre passeport ? Est-ce que ce n'est pas un faux ? — Oh, si vous voulez, nous pourrons dire qu'Hélène est mon prénom et que Suzanne est le nom de famille. — Vous vous moquez de moi ? Suzanne n'est pas un nom de famille, c'est un prénom. — Si vous voulez, mais alors il faudra dire que je n'ai que des prénoms. Mais je ne vois pas pourquoi vous refusez de prendre Suzanne pour un nom de famille. Je connais quelqu'un qui s'appelle Luc Robert. Luc c'est le prénom, et Robert, le nom de famille. Mais d'autres ont pour prénom Robert, et vous voyez donc bien qu'un prénom peut être un nom de famille. — Cessez de me prendre pour un idiot Madame. Je sais bien que Robert peut être un nom de famille, mais pas Suzanne. Ne cherchez pas à plaisanter avec un fonctionnaire des douanes. — Je m'en garderais bien. Mais voyez-vous, Monsieur le Douanier, chez nous, nous n'avons pas de nom de famille, parce que nous n'avons pas de famille, mais nous avons plusieurs noms du type de ceux qui correspondent à ce que vous appelez des prénoms, et Suzanne, à la fin de la liste de mes noms, est le premier qu'on m'a donné, à ma naissance, et si vous y tenez, il est celui qui pourrait le mieux avoir la fonction d'un nom de famille, puisque vous en voulez un. — Je vous ai dit de cesser de plaisanter. Pas de famille ! Où est indiqué votre nom de famille sur votre passeport ? Il n'y a que des prénoms. — Mais je vous l'ai dit... — Ah non, vous l'aurez voulu ! Premièrement, je ne reconnais pas ce que vous m'avez donné là comme un passeport. Sur un passeport, il y a un nom de famille ! Vous ne passerez pas. Je vous transmets à la police des douanes de l'aéroport. Heureusement, l'agente du service de police avait déjà vu des passeports de @, et du premier coup d'œil elle reconnut qu'il était conforme et le dit au douanier, encore rouge de colère, ajoutant que tout était en ordre et qu'Hélène pouvait passer. Le pauvre douanier devint encore plus rouge et s'étouffa presque, lançant à Hélène : Madame Hélène Suzanne, la prochaine fois, vous avez intérêt à déclarer aussitôt, sans badiner, que votre nom de famille est Suzanne. Puis il ajouta en hochant la tête, comme pour lui-même : voyons, Suzanne, ce n'est pas un nom ça ! Ce qu'il faut voir aujourd'hui ! Quelles gens ! Je ne t'ai rendu qu'une partie du récit d'Hélène, qui ne se contentait pas du dialogue, mais décrivait toute sorte d'aspects de la scène, avec en plus des mines et des gestes fort expressifs, qui ont dû jouer un rôle dans l'effet comique. Je déclarai donc à Hugues que, si je voyais bien qu'à la rigueur certaines répliques pouvaient être drôles, ce n'était pas au point d'en rire à gorge déployée. Il s'agissait d'un malentendu. Le douanier était borné, comme il arrive assez souvent. Et tout l'épisode était plus déplorable que comique, et somme toute plutôt banal, surtout pour ceux qui savent comment sont donnés les noms en @. Là, Hugues se mit à rire. Puis il s'excusa et resta silencieux et pensif. Après un moment, il me donna l'explication suivante, en insistant sur le fait qu'il se contentait d'un essai, sans doute fort imparfait et peu convaincant, mais qu'il y penserait encore et chercherait de meilleures explications, le sujet lui paraissant très intéressant. Selon lui, ce qui rend comique la scène au poste de douane, ce n'est pas tant les faits objectifs que la perspective dans laquelle ils ont été vus, vécus et décrits par Hélène. En effet, comme tel, le fait divers peut être perçu comme plutôt fâcheux simplement et comme suscitant la colère contre ce genre de fonctionnaires et, éventuellement, l'administration qu'il représente (quoique le fait qu'une fonctionnaire plus intelligente de cette même administration résolve aisément le cas, enlève en partie la raison de tourner l'exaspération contre cette dernière). On pourrait même excuser le douanier à cause de son ignorance des mœurs et des documents de @, et faire porter en partie la responsabilité de sa propre fureur à Hélène, qui se moque évidemment de lui. Or précisément, cette conduite d'Hélène est déjà un élément par lequel l'événement est à la fois perçu et rendu comique. En somme, à l'attitude agressive brute du douanier répond une autre démarche agressive, sur un autre plan, par la dérision, de la part d'Hélène. On peut donc comprendre qu'une disposition morale à favoriser la gentillesse mène d'un côté à s'indigner de la grossièreté du douanier, tout en l'excusant en partie par son ignorance et sa bêtise, à laquelle il ne peut rien, et par le fait qu'il accomplit finalement son devoir, et de l'autre côté à condamner le comportement au fond méprisant et arrogant d'Hélène, qui jette toujours de l'huile sur le feu au lieu de tenter d'apaiser le douanier bourru. Dans une telle perspective morale, la perception du comique est fortement atténuée, voire exclue. Mais, aussi bien par son rôle dans l'épisode que par la façon dont elle le racontait, ou si l'on veut, par la mise en scène qu'elle en faisait dans la réalité puis dans le récit, Hélène se plaçait clairement au point de vue de l'humour. Elle repère vite non seulement l'hostilité, mais aussi la bêtise du douanier, et par ses réponses et son comportement, elle s'arrange à la mettre en évidence dans une intensification qui aboutit à la crise de dépit finale. Un des ressorts du comique de cette scène est la confrontation d'un pouvoir officiel avec quelqu'un qui en est apparemment tout à fait dénué, et qui, au lieu de se soumettre pour éviter les ennuis, persiste dans le jeu de la plaisanterie, et s'y prend de plus avec suffisamment d'habileté pour renverser le rapport de force. Le plaisir pris à refuser de se situer au point de vue exigé par l'autorité, le plus bas, pour se placer au contraire au-dessus, malgré les conséquences fâcheuses probables, est, pensait Hugues, un aspect important de l'humour de sa culture. Je lui fis remarquer qu'en un sens, nous avions aussi ce type d'humour, et que nous pouvions aussi rire de voir une situation se renverser de façon à ce que l'autorité brute se voie rabattue au profit du parti le plus faible, et que je pouvais aussi trouver drôle les remarques finales du douanier, mais que pourtant je ne riais pas comme lui et ses amis à tous les épisodes de la scène. Hugues avait peut-être raison de me répliquer que précisément, nous étions probablement moins sensibles à l'humour lié à la volonté de ne pas entrer dans la perspective jugée sérieuse du pouvoir s'imposant massivement. Après réflexion, il me fit une autre hypothèse, qui ne contredisait pas ses premières remarques, mais les complétait. Ses observation parmi nous, me disait-il, lui avaient fait constater par contraste combien dans son pays on aimait la comédie, combien on aimait jouer des rôles, dans les divertissements, dans les jeux de l'imagination, mais aussi dans la réalité. C'est un peu comme si chacun refusait de n'être qu'une seule personne, et voulait se multiplier en une diversité de personnages, et prenait aussi plaisir à observer les divers personnages qu'on peut découvrir autour de soi. Par exemple, le personnage du douanier de l'épisode raconté par Hélène était détecté, puis traité de manière à le styliser, en le poussant à jouer son rôle jusqu'à ce qu'il devienne une sorte de représentation accomplie de la bêtise, ou plutôt d'une sorte particulière de bêtise. Et de plus, Hélène, au lieu de rester victime du personnage dans lequel on voulait l'enfermer, s'en dégageait pour se situer ailleurs et prendre le rôle du metteur en scène à la place de celui d'un jouet des représentants d'une lourde administration. Cet humour permettant un changement de personnages et de points de vue est ressenti par nous comme libérateur, m'expliqua-t-il. Souvent, ajoutait-il, si nous restons pris dans notre personne pour ainsi dire officielle, unique, la vie nous malmène et devient insupportable. Mais si nous savons refuser de rester enfermé dans un seul personnage, nous pouvons prendre du recul, considérer notre propre personne comme une sorte de personnage qu'on observe et dont on s'amuse, et grâce à cette distance, nous libérer des situations dramatiques que nous impose la réalité commune, et adoucir notre sort par l'humour. Mais on aurait tort bien sûr, concluait-il, de croire qu'il s'agit juste d'une sorte de thérapie, à appliquer contre le poids de la fatalité dans les malheurs, puisque l'on y prend toujours plaisir, y compris dans les moments joyeux comme lors de la fête avec Hélène et Fabien. Je trouve cette façon de voir très séduisante, et j'aimerais bien pouvoir participer à cette forme d'humour, ou y participer davantage, parce que je crois que j'en ai quand même déjà un certain sens. Mais je n'y parviens pas encore, et je reste un peu mal à l'aise, sans savoir pourquoi. Peut-être m'aideras-tu à le découvrir. Donne-moi ton avis et des nouvelles des grandes plaines.
Avec toute mon amitié
Jacques
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Cher Jacques,
Je suis heureux d'avoir de tes nouvelles et de savoir que tu te trouves toujours très bien sur les hauteurs. J'avais entendu qu'il y avait eu des éboulements en montagne après les fortes pluies, et je ne savais pas si cette situation te concernait. Vous n'en avez pas souffert et les chemins sont de nouveau ouverts. Tant mieux. Comme pour les autres sujets à propos desquels tu me présentes tes réflexions en rapport avec la culture @, j'ai beaucoup apprécié ta lettre sur l'humour. Je trouve les hypothèses d'Hugues très intéressantes. En tout cas, l'idée que l'humour aurait un lien avec notre capacité de jouer des personnages et de nous détacher de notre personne pour nous considérer d'un autre point de vue me convainc assez. Et peut-être même, me suis-je dit, me convainc-t-elle trop. Car je me suis mis à examiner les circonstances dans lesquelles je suis porté à rire, et j'en ai trouvé passablement pour lesquelles cette hypothèse convenait. Mais, et c'est là le problème, si elle vaut pour expliquer mon propre sens de l'humour, peut-elle encore servir à distinguer le genre d'humour de @ par rapport au nôtre ? Il me semble que j'aurais dû m'étonner davantage et me sentir étranger à cette conception de l'humour, puisqu'elle t'a paru si différente de la nôtre. Il faut même que je t'avoue que l'exemple que tu m'as donné ne fonctionne pas pour moi, ou si tu veux, il fonctionne trop bien. En effet, j'aurais dû rester simplement perplexe, et surtout ne pas rire. Mais c'est le contraire qui est arrivé, et j'ai trouvé la scène drôle, même sous la forme relativement sobre de ta description. Ou peut-être justement cette concision, ramenant l'élément comique à l'essentiel, lui a donné sa force pour moi. En tout cas, j'ai ri de ce dialogue, et pas seulement à la fin, en effet fort cocasse. Je n'ai pas vu Hélène raconter l'histoire, et je suis prêt à croire que la vivacité avec laquelle elle l'a fait devait ajouter encore beaucoup à l'effet comique. Mais je me suis mis à l'imaginer, et j'ai cru me le représenter assez bien pour en rire encore. Certes, malgré tout, je ne riais pas, c'est vrai, « à gorge déployée », comme tes amis de @. Mais aussi je ne voyais pas vraiment le jeu d'Hélène, ses mimiques, son ton de voix, et rien ne dit que si j'avais été à ta place, je n'aurais pas ri comme eux. Je ne veux pas dire que tu manques d'humour. Je sais bien le contraire. Mais peut-être étant un peu intimidé par cette société nouvelle n'as-tu pas réagi comme si tout cela s'était passé parmi nous. En réfléchissant encore à ta description, je suis porté à croire que simplement tes amis de @ sont d'une vivacité particulière, et qu'ils ont plus d'humour que beaucoup d'autres. Et cette idée serait compatible avec mon sentiment qu'entre eux et nous la différence est que plutôt que d'avoir un sens différent de l'humour, ils ont simplement plus d'humour. En tout cas, j'aurais beaucoup aimé être avec vous, et je crois que je me serais beaucoup amusé. J'espère que nous pourrons réaliser les projets que tu m'annonçais, de voir Hugues chez toi à ton retour, et d'aller même en @ guidés par lui, où nous aurons sans doute l'occasion de vivre de telles soirées, où je pourrai vérifier si je ris bien comme eux. Je ne te raconte rien de spécial des événements de la grande plaine, c'est ces temps-ci la monotonie ou la routine.
Avec toute mon amitié
Robert |
Cher Robert,
Après avoir lu ta lettre, j'ai relu ma description de la scène avec le douanier pour voir si j'étais décidément le seul à ne pas la trouver comique. Mais je ne disais pas non plus que je n'y voyais rien de drôle. Je constatais juste que je ne la trouvais pas aussi drôle que mes amis de @. Et tu dis la même chose en somme, qu'ils semblent être plus portés à rire que nous. Toutefois je ne suis pas tout à fait à l'aise, parce que je me demande encore si tout le problème que je me suis posé ne viendrait pas d'un certain manque de sens de l'humour de ma part, même si, fort poliment, tu écartes cette possibilité. Poussé par cette inquiétude, moi qui estime le sens de l'humour et qui m'en croyais doué, j'ai relu encore quelques fois la scène. Et je ne sais plus bien si je me forçais un peu à rire ou si je le faisais spontanément, mais je me disais que je trouvais drôle ce dialogue. Comme toi, ce n'était pas au point d'en rire à gorge déployée. Au moins je me disais que je n'étais pas insensible à l'humour. Finalement j'ai vu l'absurdité de ce que je faisais, parce que ce n'est sûrement pas en relisant sans cesse le même dialogue que j'allais en rire de plus en plus. Au contraire, la spontanéité, favorable au rire, diminue chaque fois, et mes réactions devenaient de plus en plus artificielles. Tu vois, je n'ai pas réussi à sortir de mon inquiétude. Je me suis dit enfin que j'allais m'y prendre autrement. J'ai recopié exactement le petit récit de la scène que je t'ai envoyée, et j'ai été le montrer à Hugues, pour lui demander ce qu'il pensait du fait que, toi, tu ne semblais pas avoir de difficulté à en saisir l'humour, et que tu ne voyais pas en quoi ce dialogue recelait un humour caché pour toi, et que, de même, tu jugeais que son hypothèse sur la façon dont on conçoit l'humour en @ pouvait s'appliquer assez universellement. Hugues a lu attentivement mon dialogue, avec juste son petit sourire habituel quand il écoute nos plaisanteries. Je m'attendais à le voir éclater à nouveau de rire en repensant à la scène, surtout en revivant en souvenir la manière dont Hélène l'avait contée. Mais, non, j'étais gêné de le voir rester un moment sérieux et pensif après sa lecture. Il m'a dit enfin qu'il voyait en quoi, décrite à ma manière, cet épisode avait quelque chose de drôle. Il a hésité un peu, puis a ajouté que c'était cependant à la manière dont il avait l'habitude de concevoir notre propre forme d'humour, surtout. En somme, selon lui, j'avais fait une sorte de traduction, non seulement de l'oral à l'écrit, mais aussi d'une forme d'humour à une autre. Et se fiant à son expérience, il concevait bien que mon récit puisse faire rire ceux de ma culture, quoique non les porter non plus au fou-rire. Quant à lui, il ne retrouvait pas là ce qui rendait le récit d'Hélène si comique. Je l'interrompis pour lui répliquer hâtivement que, naturellement, je ne pouvais pas rendre dans l'écrit toute l'expression d'Hélène, et que je l'avais d'ailleurs reconnu en présentant mon dialogue. Mais Hugues n'était pas satisfait de cette explication. Toute ma façon de rapporter le dialogue, quoique fidèle objectivement, en gros, déplaçait les accents, cherchant justement à situer les éléments comiques de manière décalée par rapport à la narration d'Hélène. Et tout, à l'en croire, se joue justement dans ces nuances, certes très difficiles à décrire. Pour me montrer de quoi il s'agissait, il me récita de nouveau quelques répliques, sans imiter la voix ni les gestes d'Hélène, intentionnellement comme il me l'affirma ensuite. J'écoutais très sérieusement, attentif à découvrir les différences, qui me paraissaient peu significatives, et alors que j'étais encore plongé dans mes comparaisons, tout absorbé, il pouffa de rire, et je vis qu'il se retenait de le faire depuis un moment, pour poursuivre sa déclamation. Je sursautai presque, et je fus frappé, presque choqué, de voir à quel point tout ce qui faisait la différence entre ces deux formes d'humour m'échappait, puisque je n'avais pas même songé à rire, là où il ne pouvait se retenir de le faire. Et il faut avouer que je craignais un peu qu'une partie de ce qui lui paraissait si comique, ce soit ma propre attitude et mon insensibilité à sa forme d'humour. Nous avons discuté encore, et Hugues m'a fait à nouveau des hypothèses et des remarques intéressantes sur le sujet. Mais je ne juge pas utile de te les rapporter, puisque je vois bien que je ne les comprends pas vraiment. Sinon, je verrais pourquoi rire là où il rit, je rirais avec lui, alors que je n'en suis pas capable. Je n'essaie pas non plus de te raconter une nouvelle fois la scène du douanier en tentant d'imiter sa façon, puisque je ne sais pas comment changer les accents, trouver le ton juste. Bref, il me faut admettre que si je t'ai fait rire avec cette histoire, ce n'est pas à la manière de @, et que je n'ai donc pas réussi à te mettre en contact avec leur humour, mais seulement, toujours, avec le nôtre. Dis-moi, cette mésaventure te fait-elle rire ? Je soupçonne en tout cas que Hugues la voit comme assez drôle. Et je crois même qu'avec un peu d'effort, je pourrais en rire aussi. Mais je n'oserais prétendre que ce serait en y trouvant le même comique qu'un @. Il se passe ici bien des choses que j'aimerais te raconter. Mais j'attends une occasion de nous revoir pour le faire.
Avec toute mon amitié
Jacques |
Cher Jacques,
Ai-je ri de ta mésaventure ? D'abord, je suis plutôt resté perplexe. Et c'est parce que tu me posais cette question que je me suis dit que, finalement, je pourrais en rire en effet. Mais j'avoue que si tu n'avais pas suggéré cette possibilité, je n'y aurais pas même pensé, et j'aurais encore moins ri. D'ailleurs, c'est un peu artificiellement que j'ai cherché l'aspect comique de ce qui t'arrivait, sans vraiment en rire. Est-ce parce que, à la réflexion, j'ai vite senti que comme toi, j'étais impliqué aussi dans la critique de Hugues, et que moi non plus, contrairement à ce que je croyais, je ne comprenais pas ce qui faisait l'humour des @ ? Malgré tout, j'ai pour excuse que je ne les ai pas entendus, et que je devais me fier à ta façon de me rapporter la scène. Alors, si tu y a mis de l'humour à notre mode, il était normal que je rie, et que je rie aussi à la mode de chez nous. Malgré tout, tu me fais presque sentir que cet humour étrange reste inaccessible à des gens comme nous. Je savais qu'il y avait un sens de l'humour, qui n'était pas donné à tout le monde, au moins pas au même degré. Et je savais donc aussi qu'on pouvait s'exercer et devenir plus capable de repérer l'humour. Bref, selon l'hypothèse que je faisais, il me semblait qu'il suffisait, en gros, de raffiner son sens de l'humour pour devenir capable d'en apprécier toutes les formes. Mais ce que tu me dis, c'est qu'il y a des genres d'humour si différents des nôtres que nous ne pouvons plus même le percevoir. Voilà qui est fort étonnant ! Je veux bien te croire, provisoirement, parce que c'est toi qui a eu cette surprenante expérience, et que je te considère comme habile justement dans ce domaine de l'humour. Mais il se pourrait toujours, quand même, que cet humour très spécial nous soit accessible avec un peu d'exercice, sans qu'il faille pour autant bouleverser toute notre manière de percevoir le monde, la société, presque la nature humaine. Autant te dire que cette idée m'a occupé. J'y ai passablement réfléchi et j'en ai même un peu parlé autour de moi à des personnes que je jugeais plus aptes à s'intéresser à ces questions. Certains adorent envisager cette possibilité d'une forme d'esprit inaccessible pour nous, et ils se lancent dans des spéculations sur des êtres extraordinaires, des extraterrestres, par exemple. Tu sais que je ne suis décidément pas porté à les suivre, et je soupçonne que ni toi ni Hugues vous n'iriez du tout dans ce sens. Les autres, à la fois les plus nombreux et ceux dont j'estime le plus le bon sens, refusent tout net l'idée de modes de vie et de pensée chez les hommes vraiment très différentes des nôtres et inaccessibles à notre forme d'esprit. Ils sont prêts à soupçonner dans les manifestations de ce genre de possibilités des malentendus, recouvrant de petites différences, aisément compréhensibles une fois qu'on les aurait repérées, et ils flairent peut-être aussi un malin plaisir à tromper, une vanité poussant à se donner des airs supérieurs, et d'autres motifs manifestant plutôt une infériorité morale qu'une supériorité du sens de l'humour. Je t'avoue que si ce n'était pas toi qui me racontait ton expérience, j'aurais plutôt tendance à me rallier à ce deuxième groupe, en partie aussi pour prendre distance du premier avec sa crédulité décidément trop niaise. Je me suis mis à repenser au personnage de ton ami Hugues. Jusqu'à cette histoire de l'humour, je n'avais vu en lui que quelqu'un comme nous, mais particulièrement brillant, et qui avait en plus profité peut-être d'une éducation remarquable. Je sais qu'il vient de @, et je ne l'ai jamais oublié, entre autres parce que tu me le rappelles presque toujours, et je me figurais qu'il devait bien y avoir quelques traits de son caractère, de son allure, qui le distinguaient en lui donnant la figure typique de ce pays. Mais j'imaginais cela de la même manière que si tu m'avais dit qu'il était corse, afghan ou andin. Rien dans tes conversations avec lui que tu me rapportais ne me laissait supposer qu'il représentait un mode de vie et de pensée aussi éloigné du nôtre. Mais maintenant, je revois toutes les images que je m'étais faites de lui, pour tenter d'y ajouter ce côté d'extrême étrangeté. Et j'aimerais beaucoup que tu puisses m'aider et me décrire ce qui le fait différer si radicalement des autres hommes que nous pouvons connaître. Ne me dis pas comme pour l'humour, que cela ne peut s'exprimer. Décris-moi au moins ce que tu peux. Tu vois que tu m'as rendu encore plus curieux, alors que je l'étais déjà beaucoup.
Avec toute mon amitié
Robert |
Cher Robert,
Ta question sur ce qui distingue si fortement Hugues des autres que je fréquente maintenant ou que j'ai connus jusqu'à présent, produit sur moi un drôle d'effet. Elle ne me surprend pas, parce que je me la suis déjà posée, et même souvent. Mais elle me trouble quand même, parce qu'elle me fait réaliser que je tendais aussi à la refouler et à considérer pratiquement Hugues comme un être en fin de compte semblable aux autres. Et j'avoue que c'est cette tendance qui m'a poussé à te le décrire tel que tu l'as perçu, un être en somme pareil à nous malgré son côté particulièrement brillant. C'est peut-être d'ailleurs la raison pour laquelle l'expérience du malentendu à propos de l'humour m'a si fortement déconcerté. L'évidence de ce que je voulais me cacher me sautait aux yeux. Et en insistant, tu me montres encore à quel point il m'était difficile de l'accepter, jusqu'à la lecture de ta lettre, plus même, jusqu'au moment de tâcher de te répondre. La difficulté de saisir clairement cette différence vient certainement aussi du fait que, loin de l'afficher, Hugues s'applique lui-même à la dissimuler, et qu'il est habile à le faire. A première vue, il se fond si bien dans notre petite troupe qu'on ne le repère pas comme étranger. C'est étonnant, puisque nous venons justement de pays différents, quoique principalement d'Europe et d'Amérique du Nord, et que nous sommes pour la plupart des étrangers les uns pour les autres. On dirait qu'il a réussi à se trouver une figure moyenne représentant en quelque sorte le milieu entre nous, celui qui se démarque le moins des autres. Et d'ailleurs, s'il est particulièrement brillant en effet, c'est seulement pour celui qui le connaît assez bien, parce qu'il ne cherche pas à briller du tout. Au contraire il s'efface plutôt en société, comme s'il voulait se rendre presque invisible et ne pas même frapper par le fait qu'il se tiendrait à l'écart. Il est si discret qu'il cache même sa discrétion, en participant juste suffisamment aux conversations pour ne pas attirer l'attention. Je lui avais déjà fait des remarques sur cette sorte de modestie, et il m'avait répondu qu'il voulait être plus observateur qu'acteur dans notre vie sociale, lui qui avait tout à apprendre sur nos mœurs et nos caractères, et qui désirait en premier lieu nous connaître davantage. Malgré toute son habileté dans l'art de passer inaperçu, en fait, il n'y parvient pas entièrement, et certainement moins qu'il n'aurait aimé. Dans notre groupe, une fois que chacun a fait connaissance avec les autres, s'est trouvé des affinités et des modes de rapports sociaux avec chacun, on s'est mis à sentir de plus en plus son étrangeté. Les contacts, généralement sympathiques, qu'il avait avec la plupart, restaient un peu réservés. On sentait qu'il ne s'y impliquait pas vraiment. Et à part l'amitié qui est née entre nous, il ne s'est lié plus intimement avec personne, tout en maintenant la bonne camaraderie que tous appréciaient sans se sentir pour autant entièrement à l'aise avec lui. Après quelques semaines de vie commune dans notre petite société restreinte et isolée, il s'est fait un accord pour le trouver un peu étrange, sans savoir bien pourquoi, et peut-être justement parce que l'on n'en trouve pas la raison, à moins de dire simplement que c'est parce qu'il est un @. Cette explication rudimentaire est commode, parce qu'elle détourne de s'appesantir sur la recherche de ce qui rend ce caractère énigmatique et, pour plusieurs, légèrement inquiétant. On s'étonne même de notre amitié, se demandant ce que je peux bien trouver à fréquenter plus assidûment quelqu'un avec qui on ne doit pas pouvoir se sentir très familier. Hugues apprécie certainement comme moi cette amitié, d'autant qu'il n'en noue pas d'autres. Mais je me rends bien compte qu'il n'en a pas besoin, et que s'il n'avait trouvé d'affinité réelle avec personne, il ne se serait pas trouvé malheureux pour autant, capable de se retirer en lui-même et de se satisfaire de ses propres pensées et observations, sans éprouver l'urgence de les partager avec des interlocuteurs qui ne les comprendraient pas. Cette capacité d'être seul, même parmi les autres, voire ce goût pour la solitude, est d'ailleurs l'un des traits marquants de sa personnalité, et, selon lui, un goût fréquent dans son pays. Elle ne correspond pas pourtant à un caractère fermé, farouche, comme j'ai pu le constater aussi bien par le plaisir qu'il prend à nos propres échanges amicaux qu'à l'occasion du passage de ses amis, par la joie qu'il manifestait à communiquer plus spontanément à leur fête de retrouvailles, dont j'ai déjà essayé de te décrire bien imparfaitement l'atmosphère. Je crois que pour nos compagnons, une partie de son étrangeté vient déjà de la perception qu'ils ont vaguement de ce goût si bizarre à leurs yeux de la solitude et de la méditation, que Hugues estime bien au-dessus de la sociabilité normale. C'est sans doute aussi l'indépendance réelle que lui donne ce goût, qui suscite chez eux la vague inquiétude qu'ils éprouvent en sa présence. Je me rends bien compte de l'insuffisance de ma description, qui ne fait que te redire ce que tu sais ou devines déjà. Car le goût de la solitude se trouve, quoique assez rarement, chez nous, et il n'explique pas le caractère particulier de Hugues ou des @. Mais c'est comme pour l'humour, je ne parviens pas à mettre le doigt sur ce qui est vraiment spécifique dans sa manière d'être, et je me contente de te désigner des qualités réelles, mais trop générales. Faudrait-il que je sois poète pour te faire sentir ce que tu désires connaître ? Alors, c'est désespéré, vu mes aptitudes assez restreintes en poésie. Faute de pouvoir te donner une description directe pertinente, plutôt que de continuer à énumérer des qualités trop peu particulières, je vais tenter une autre voie, indirecte, et à certains égards inverse. Parmi mes sujets de discussion avec Hugues, vu notamment sa curiosité pour nos propres manières de concevoir la vie, il y a un thème assez fréquent, qui consiste en l'examen de nos camarades, de leurs attitudes, de leurs actions, de leurs gestes, de leurs paroles, pour tenter de les comprendre le plus à fond possible, à partir de leurs sentiments les plus fondamentaux. C'est, je te l'ai déjà signalé, un sujet de curiosité important pour Hugues, et c'est aussi pour moi un sujet d'intérêt très vif, parce que j'aime découvrir nos manières d'être à partir de la lumière que jette un regard très nouveau pour moi. J'espère ainsi, par ce genre d'observations sur mes camarades, et par là, sur nous, te laisser entrevoir comme en creux le point de vue de Hugues. Cette discussion sur les manières de penser, de sentir et de vivre de nos camarades s'est développée graduellement, presque depuis les débuts de mes conversations avec Hugues. Au commencement, il n'abordait ce sujet que délicatement, sans insister, juste pour avoir mon point de vue sur tel ou tel épisode de la vie courante de notre petite équipe. Il n'intervenait guère que pour reformuler à sa manière ce que je lui disais et me demander s'il comprenait bien, et pour m'inciter discrètement à développer mes observations si je le désirais. Peu à peu, il s'est mis à m'approuver ou à formuler des doutes, puis à me faire part de ses propres observations et interprétations. J'ai d'ailleurs remarqué sa prudence, et je lui en ai demandé la raison une fois qu'il s'était mis à se communiquer avec plus de confiance. Il m'a expliqué que premièrement il préférait ne pas se précipiter dans ses jugements face à des phénomènes qui lui étaient trop peu familiers et qu'il savait peu connaître, et que, deuxièmement, il n'oubliait pas qu'il parlait à quelqu'un qui était impliqué dans l'état d'esprit qu'il examinait et critiquait éventuellement. Aussi, il voulait éviter de me choquer inutilement, et s'assurer que j'avais suffisamment de distance face à ces modes d'être que nous examinions pour en parler assez librement. Et en effet, ses critiques sont souvent dures, et heureusement que je suis moi-même porté à la virulence face aux ridicules des gens, pour apprécier justement un regard perspicace et affranchi des préjugés de la morale ordinaire. Ce qui m'a le plus frappé dans ces discussions où, tentant de comprendre ensemble ce qui se passait dans des événements concrets, parfois d'apparence insignifiante à première vue, c'est combien, avec Hugues, nous ne nous contentions pas d'approfondir l'examen moral selon une perspective de morale ordinaire ou plus raffinée des faits et gestes et des expressions que nous analysions. Nous tâchions de pénétrer dans l'esprit des acteurs de ces scènes, jusqu'à nous représenter et à vivre en imagination leurs sentiments et le contexte du sentiment vital qu'ils enveloppaient, comme le fond sur lequel ils trouvaient leur sens. Et, tandis que nous nous intéressions à des caractères individuels et à des situations singulières, dans des circonstances particulières, justement par là nous découvrions impliquées des attitudes et des représentations communes à notre civilisation, parfois en un sens plus étroit, parfois en un sens plus large. Mais comment te décrire le résultat de toutes ces discussions, dans lesquelles nous entrions dans des détails qui n'avaient de sens que pour ceux qui, comme nous, connaissaient concrètement les personnes impliquées et le détail des événements que nous analysions aussi précisément que possible ? Impossible de te rapporter ces discussions elles-mêmes, qui ne te diraient rien ou peu de chose, faute d'avoir perçu ces circonstances précises. Car s'il fallait que je cherche à te les décrire, il me faudrait un talent de romancier et des développements qui n'en finiraient plus. Et quand j'essaie de tirer les conclusions plus générales, j'ai l'impression de me trouver devant un chaos d'impressions, qui font sens pour moi, sans pourtant que je puisse tirer un fil cohérent, parce qu'il me vient plutôt une foule de petits fils, qu'il faudrait tisser, une activité qui m'entraînerait dans ce genre d'entreprise littéraire gigantesque que je veux éviter pour m'en tenir aux dimensions d'une lettre et de mes propres capacités. Bref, je me résignerai à te donner une idée imparfaite et assez confuse de ce point de vue étranger sur l'échantillon de notre civilisation que représentent nos camarades actuels. Tu sauras faire la part des choses et tenir compte de la déficience de mon aperçu. Tu auras de toute façon l'occasion de me faire le reproche : tant de préliminaires pour si peu de chose ! J'en viens donc à cette chose qui me coule entre les doigts quand je veux la saisir. Je commence par des traits qui sont plus universels chez l'homme, comme ce que nous avons souvent analysé sous le nom de vanité. Hugues était étonné, non d'apprendre ce qu'était la vanité, parce qu'il y en a partout chez les hommes, mais de voir à quel point elle était dominante chez nous et parmi nos camarades. Il lui semblait que la série de ses effets était inépuisable et qu'il en découvrait partout les symptômes. J'étais à mon tour surpris de voir quelle importance il lui attribuait et de combien d'attitudes il la découvrait comme la cause. Votre morale veut voir dans l'égoïsme, me disait-il, le grand vice qui explique le comportement des hommes. Et je ne nie pas qu'il joue son rôle. Mais combien la vanité est-elle plus puissante ! Loin de regarder leur avantage privé froidement, pour agir en conséquence, nos camarades le sacrifient le plus souvent pour se donner une meilleure image d'eux-mêmes aux yeux des autres et par là aux leurs propres. Et il ne tarissait pas d'exemples, sans avoir à les chercher, mais en découvrant dans la plupart des épisodes de la petite vie sociale que nous examinions l'influence prépondérante de la vanité. Elle se voyait dans les actions et les gestes les plus manifestes aussi bien que dans les plus petits détails des expressions, qu'il aimait tout particulièrement observer et analyser. La moindre petite conversation lui en donnait quantité d'exemples, dans la façon dont on cherchait à prendre la parole pour se rendre intéressant, dans le choix des histoires racontées pour se donner bonne figure, dans la façon d'écouter et les postures choisies afin de paraître intéressant et de se donner encore de l'importance comme auditeur privilégié, dans les mines calculées pour s'attirer la sympathie ou l'approbation, éventuellement en exprimant sa propre approbation des plus influents, et sa désapprobation ce ceux qu'il était avantageux de déprécier pour se faire bien voir. Bref, il la dénichait partout et ne cessait de s'étonner de l'empire immense qu'elle avait sur les membres de notre groupe. Il s'exclamait : observe tout ce qu'ils font, et tu verras qu'ils passent le principal de leur temps, qu'ils consacrent l'essentiel de leurs efforts à satisfaire leur vanité ; s'ils étaient dans un milieu où la richesse est admirée, ils s'efforceraient de devenir riches, mais si, comme parmi nos camarades ici, il est mieux vu de s'adonner à des activités apparemment désintéressées, ils s'y consacrent avec énergie, ou le feignent au moins ; combien parmi nous ne sont ici que parce qu'ils comptent se faire applaudir pour leur dévouement et admirer pour l'aventure pittoresque de notre séjour en montagne ! Il était intarissable sur le sujet. L'extension d'un tel esclavage affectif le poussait sans cesse à proposer toute sorte d'hypothèses pour l'expliquer, et à me demander si tel aspect de notre éducation ou de notre culture pourrait en être la cause. Quant à moi, je t'avoue que je ne cessais de m'émerveiller de cette découverte des motifs vaniteux de tant d'actions, alors que la vanité me semblait certes répandue, mais assez circonscrite, sinon chez certains personnages que nous avons l'habitude de nommer vaniteux justement. Maintenant, j'en venais à me dire qu'entre les vaniteux reconnus et les autres, il n'y avait que peu de différence au fond, mais qu'ils se distinguaient surtout par le degré auquel ils parvenaient à dissimuler leur vanité, souvent parce qu'ils la coulaient dans les moules habituels. A mon tour, j'en étais venu à déceler partout ce désir de s'attirer l'approbation et la louange. Le moindre sourire, la moindre réplique, la plupart des gestes, me semblaient exprimer cette vanité. Et je me mettais aussi à m'examiner et à trouver davantage son influence en moi que je ne l'aurais cru. Si Hugues s'étonnait de l'empire universel de la vanité chez nous, j'en étais venu à m'étonner à l'inverse qu'elle puisse n'avoir pas cette importance dans une autre culture. Puisque je n'avais comme exemple que Hugues, je cherchais, je l'avoue, à surprendre en lui quelques signes de vanité, et j'étais surpris qu'ils soient en effet si rares. Je me demandais même si le fait qu'il ne participait pas aux échanges de demandes d'approbation et de démonstrations d'approbation ne représentait pas une bonne partie de ce qui le rendait étrange, intimidant, peu accessible, voire inquiétant, pour nos camarades. Pour moi, au contraire, cette relative indifférence à la pression de l'opinion d'autrui apporte à nos relations une franchise et une liberté qui me donne le sentiment d'être avec lui comme dans l'air pur, frais, léger et clair de nos montagnes. Il est assez logique qu'une telle disposition s'accompagne d'une autre caractéristique, l'hypocrisie. Le vaniteux vise à l'apparence plus qu'à l'être, et il s'y concentre tant qu'il devient totalement un acteur de sa propre personne, jouée en conformité avec les modèles admis, appréciés et à la mode dans sa société. Il s'agit en somme de se déguiser perpétuellement, et de se déguiser à soi-même, pour jouir davantage de l'approbation des autres. Quant à tout ce qui dévie du personnage requis, il faut le cacher ou le présenter sous un faux jour de manière à le rendre convenable. Cette conclusion découle d'une considération psychologique générale et vaut pour toutes les formes de vanité. Nous l'avons encore vérifiée par nos observations. Hugues comparait souvent le déguisement de la vanité à celui de la politesse. Car il est bien vrai que l'homme poli se montre autrement qu'il n'est, affiche des sentiments qu'il n'a pas et agit autrement que ce que lui inspire son mouvement spontané. Il y a donc une hypocrisie, qui paradoxalement incite justement nos camarades à rejeter la politesse, surtout quand elle est évidente et raffinée, pour lui opposer une relation spontanée, franche et sans gêne. Mais la politesse, surtout quand elle est raffinée, est une sorte d'hypocrisie avouée, dont le but est moins de se faire approuver que de rendre les relations aisées en agissant avec un certain respect des autres et avec une sorte de cordialité jouée, évitant les heurts directs constants et inévitables des sentiments réels. Il arrive que la politesse soit si bien jouée qu'elle fasse illusion, mais il reste entendu qu'elle ne prétend pas en principe correspondre à la réalité des sentiments éprouvés, même si elle tend souvent à les influencer et à les infléchir du côté du sentiment exprimé. Or ce masque de la politesse, porté explicitement comme un masque, peut être levé pour donner lieu à une relation franche entre amis. Au contraire, l'hypocrisie de nos camarades nous paraissait beaucoup plus profonde, puisqu'elle refusait la conscience explicite du déguisement, et visait au contraire à faire croire à celui même qui se déguisait qu'il ne faisait qu'exprimer sa propre personnalité. Et en effet, ici le déguisement ne sert pas à ménager l'autre, mais à s'attirer son approbation, de sorte qu'il est tourné finalement vers soi, à travers le regard de l'autre. On imagine à quel point cette hypocrisie qui s'affiche et se perçoit comme franchise est profonde, rendant presque impossible pour les vaniteux aussi bien la connaissance réciproque que la connaissance de soi-même. Cette hypocrisie conduit inévitablement à une sorte de vie par procuration, à une aliénation, dont nous trouvions également mille exemples chez nos camarades. Une autre conséquence nous semblait se montrer dans les sentiments que nos camarades avaient les uns pour les autres. Hugues était étonné au début de voir la bonne volonté de chacun, son désir de ne pas choquer les autres, de leur plaire, comme si tous s'aimaient foncièrement et désiraient vivre ensemble non seulement en paix, mais dans une sorte de bain d'amour réciproque, un peu comme dans les familles idéalement (selon ma propre remarque, puisque cette comparaison ne pouvait pas venir facilement à l'esprit de Hugues, qui ne connaissait pas par expérience cette structure sociale). Tout le monde souriait à tout le monde, affichait son extrême bonne volonté de devenir l'ami de tous et d'agir comme tel. En somme c'était comme si la fiction de la politesse se réalisait, ou comme si l'on se traitait déjà comme les bienheureux au paradis. Et la morale de cette sorte de gentillesse universelle était d'ailleurs sans cesse affirmée à travers toutes sortes de sentences et de professions de foi. Tous les hommes, indépendamment de la race, du sexe, de l'âge, de la culture, de la classe sociale, étaient vus comme bons au fond et dignes d'être considérés comme des amis. Quelle différence, se disait Hugues, par rapport à ma société, où une politesse plus raffinée et plus formelle n'empêche pas la manifestation de sentiments conflictuels, et le choc des conceptions dans tous les domaines de la vie, avec certes des démonstrations d'amitié et de respect, mais aussi d'inimitié et de mépris. Toutefois l'illusion d'une gentillesse réelle entre nous s'était vite dissipée dans son esprit. Il avait découvert ce que nous savons tous, que nous n'aimons pas tant nos prochains, mais que nous prenons au contraire un grand plaisir à leur trouver des défauts et à nous moquer d'eux en leur absence. Bref, notre gentillesse est le plus souvent hypocrite. En y réfléchissant, il apparaissait que c'est sans doute parce que nous tenions tant à ne pas nous trouver confrontés à la désapprobation, au mépris et à la haine des autres, que nous jouions assez consciencieusement ce jeu de l'universelle gentillesse, cachant la concurrence sous-jacente des vanités. Et peut-être parce que le contraste entre l'apparence et la réalité avait si fortement frappé Hugues, il tendait à la conclusion inverse, celle de la haine réciproque universelle parmi nous, soigneusement dissimulée, toujours dans un rapport hypocrite aux autres et à nous-mêmes. Il semblait à Hugues que cette profonde hypocrisie, ce désir de se faire applaudir pour sa performance d'acteur de sa propre vie, conduisait non seulement à une incapacité de connaître la réalité, celle de ses propres sentiments et de ceux des autres aussi bien que du monde extérieur, mais aussi à une incapacité de se définir, de se former de réelles convictions et de s'engager sérieusement dans un mode de vie propre. Ici, la figure n'était plus juste celle de l'acteur, mais de la marionnette. En effet, on observait que presque tout chez nos camarades leur venait de l'extérieur, d'instances sociales qui tiraient tous les fils de leur vie extérieure et intérieure. Ils cherchent en effet non seulement à s'adapter les uns aux autres pour pouvoir s'approuver réciproquement, mais ils tirent tous leurs modèles d'ailleurs. La musique qu'ils écoutent, leurs habits, leurs gadgets, leurs manières de se coiffer, de manger, leurs habitudes, leurs attitudes, le détail de leurs gestes et de leurs expressions, leur viennent de modèles extérieurs et des modes, qu'ils tendent à suivre scrupuleusement, même en ce qui concerne leurs idées, leurs convictions, leurs sentiments. Et ce qui frappe le plus, ce n'est pas la relative uniformité de leurs vies, mais le caractère très superficiel et emprunté de tout ce qui les constitue et qu'ils affirment comme étant leur être. Faute d'avoir par exemple des convictions méditées, ils adoptent les idées à la mode, et se modèlent sur des stéréotypes tout faits et à libre disposition pour le temps où ils restent à la mode, dont on change facilement, comme d'habits, parce qu'ils n'ont pas de racines profondes, quoiqu'ils dirigent toute la vie, y compris les sentiments de ceux qui s'y conforment. Il faudrait entrer dans le détail pour décrire ce que sont nos camarades, et finalement la plupart de nos contemporains, dans la lumière de cette critique assez impitoyable que nous avons passé de longues heures à élaborer avec Hugues. Mais je ne sais si je ne m'écarte pas de mon but, qui était de te faire deviner le caractère impliqué de l'autre côté, dans le point de vue d'où cette critique a lieu. Et je crois malheureusement que je n'ai guère réussi dans cette intention. Il aurait fallu que je te rende plutôt l'atmosphère de nos conversations. Mais il faudrait que tu connaisses ceux dont nous parlons et que tu les aies vus dans leur réalité quotidienne. Or, comme je te le disais, je ne suis pas romancier pour te faire des descriptions qui se substitueraient à l'expérience directe pour t'en donner un équivalent. Ainsi, la superficialité extraordinaire de nos camarades, je la perçois maintenant très fort en tout ce qu'ils sont, font, expriment. Je les vois dans ces montagnes comme entièrement étrangers à elles, faisant tache. Quand je reviens d'une promenade avec Hugues, où nous nous sommes imprégnés de l'austérité, de la grandeur, du silence de ces paysages, sans nous interdire de converser, quand nous les avons assimilés par tous nos sens, par nos muscles, notre respiration, notre rythme vital, et que nous arrivons à notre campement, il me semble voir des animaux sans aucun rapport avec ces espaces, jurant avec toute leur atmosphère, se comportant comme s'ils étaient encore dans la ville, malgré une adaptation tout extérieure, technique pour ainsi dire, imperméables à leur milieu, encore guidés par les musiques commerciales médiocres et inconsistantes qui façonnent leurs sentiments, enfermés dans leurs habits, emportant avec eux une ambiance de camp de vacances pour touristes, alors même qu'ils se veulent en contact avec la nature et la matière, loin de la société marchande, exprimant encore cette critique superficielle qu'ils en font selon les normes de ce qu'ils croient rejeter, incapables d'entrer réellement en rapport avec autre chose, pas plus qu'avec eux-mêmes d'ailleurs. Je voulais te faire en creux un portrait de Hugues, mais je crois que c'est malheureusement très insuffisant. Heureusement, tout n'est pas perdu, puisque tu sais que je l'ai invité chez moi et que tu pourras le voir. Je me moque parfois de la vie des plaines où tu te trouves, mais tu auras compris que du point de vue de la compagnie, nos montagnes ne valent hélas pas mieux.
Avec toute mon amitié
Jacques |