Guide du touriste en @




La Fête de la Constitution

Les grandes fêtes officielles, nationales, en @, ne sont pas très nombreuses. Outre les quatre fêtes du début des saisons, il n'y en a guère. A cause de leur éducation, hors des familles, les @ ne sont pas très religieux. On n'enseigne aucune des grandes religions traditionnelles aux enfants. Il est même interdit de leur inculquer des superstitions, comme ils appellent les croyances religieuses de la plupart des autres peuples, si bien que leur pays est certainement celui du monde où il y a la plus grande proportion d'athées. Étrangement, on rencontre chez eux bien des mystiques, quoique dans leur esprit cela n'implique pas de croyances religieuses (pardon, superstitieuses selon eux). Mais mon sujet n'est pas la religion, ni la superstition, ni même l'athéisme, mais les fêtes. Et je voulais seulement vous faire comprendre pourquoi vous ne retrouverez pas dans ce pays les grandes fêtes religieuses que vous connaissez, et par exemple aucune fête chrétienne, pas même Noël. C'est assez logique, puisqu'ils ne sont pas chrétiens, quand bien même le christianisme n'est pas interdit chez eux. Mais disons que, si vous vous affichez comme croyant, on vous regardera avec un petit sourire moqueur, comme si vous étiez un peu arriéré.

Alors, n'ont-ils pas de fêtes ? Je vous signalais les fêtes assez païennes des débuts de saison. Et puis, si vous voulez connaître leur grande fête, il y a celle de la Constitution. Je crains un peu par ce terme de vous inciter à sauter immédiatement à la rubrique suivante, en concluant un peu trop vite qu'une telle fête doit être assommante et qu'il faut vite chercher d'autres activités plus passionnantes. Non, attendez un peu et lisez la suite avant de juger. Je vous assure que c'est la grande fête, et que c'est bien une fête, on ne peut plus festive, et on ne peut plus grande et impressionnante. Lisez jusqu'au bout, je vous prie, et ensuite libre à vous de ne pas partager mon enthousiasme.

Je commence par vous décrire pour ainsi dire l'ossature de la fête. Bien sûr, vous trouverez cela squelettique, froid comme les squelettes, et si vous avez la terreur de la mort, vous frémirez. Mais attendez, et vous découvrirez un peu du corps vivant ensuite.

La constitution, vous savez ce que c'est. La plupart des pays aujourd'hui en ont une. Mais ce sont des textes juridiques que personne ne lit à part les juristes. On mourrait d'ennui à les lire sans motivation professionnelle. J'ai essayé de lire celle de mon pays, et je dormais avant d'avoir atteint la fin de la première page. Inutile de vous dire que je n'ai pas continué. Je ne peux pas passer mon temps à dormir. Autrement dit, nous savons ce qu'est une constitution, et en même temps, nous n'en savons à peu près rien. Il n'en va pas du tout ainsi en @. Tous la connaissent, et, tenez vous bien, tous l'aiment et adorent la lire et la réciter. Étranges gens, certes. Mais surprenante constitution aussi. J'ai essayé de la lire, et... je n'ai pas dormi, loin de là. Une lecture passionnante, oui je vous l'assure. Et si vous ne me croyez pas, peu importe, vous n'êtes pas obligé de la lire pour vous intéresser à la fête de la constitution. De toute façon, vous l'entendrez. Cela vous paraît mystérieux ? Attendez, vous comprendrez.

Sachez que les meilleurs écrivains de @ ont travaillé à l'écriture de la constitution, sous la direction du plus grand et du plus sage d'entre eux, selon les @, Aroboba. En deux mots, cette constitution présente, explique, défend les valeurs et le projet, ou plutôt la volonté des @ dans la formation ou constitution de leur pays. Au lieu du style juridique alambiqué et soporifique que vous attendriez de ce genre d'écrits, vous découvrez un morceau poétique remarquable, et très spécial par le fait que cette poésie ne vous perd pas dans les métaphores et les brumes de l'imagination, mais est aussi très claire et précise. Ce qui est poétique, c'est bien sûr la musique impressionnante de ce discours, mais également les idées et les sentiments qui s'en dégagent et vous enveloppent comme entièrement, vous élevant pour ainsi dire à une sorte d'émotion puissante et calme en même temps que lumineuse. Mais, quoique sensible à la poésie, je ne suis pas poète moi-même, et je ne prétendrai pas vous dépeindre de manière convaincante ce puissant effet poétique.

De toute façon, je m'emporte, alors que je vous avais promis de vous montrer d'abord un froid squelette. Le voici donc. Durant la semaine précédant la fête, ce sont comme tous des jours de petites fêtes dans tout le pays. On y fait le concours de récitation de la constitution. Les citoyens peuvent se présenter devant des jurys qui sélectionnent les meilleurs, progressivement, jusqu'à retenir celui qui récitera dans la capitale, puis les autres, qui réciteront dans les autres villes en fonction de leur importance. Je ne vous assomme pas avec la description du mécanisme par lequel cette sélection a lieu. Il suffit de remarquer que ces récitations sont publiques, et que bien des auditeurs y assistent, et se répartissent ensuite dans les cafés pour discuter des performances des concurrents et chercher à les hiérarchiser. Vous imaginez qu'ils s'entretiennent de sujets bien ennuyeux. Mais pour décrire la vivacité de leurs discussions, il faudrait la comparer à celles de passionnés d'un sport durant un championnat, quoique le sujet soit très différent, et la tournure des discussions aussi. Non seulement ils parlent de ce qu'ils ont vu et entendu, mais ils imitent, récitent à leur tour, se levant pour faire leur démonstration, corrigent tel défaut à leur goût, de sorte que l'animation est très grande. Je ne vous dirai pas qu'il se passe la même chose dans les familles, puisqu'ils n'en ont pas. Par contraste, les lieux publics en sont d'autant plus animés.

Décidément, j'oublie d'en rester au squelette. J'y reviens. Donc la veille de la fête, le vainqueur, qui récitera dans la capitale, puis les autres, qui réciteront ailleurs, sont annoncés. Et l'on prépare la scène pour la récitation du lendemain. Il faut savoir que les villes de @ ont, au centre, une très grande place, qui sert à diverses réunions, mais qui m'a toujours semblé construite principalement pour cette fête. Si vous voulez vous la représenter mieux, pensez à la célèbre grande place de Sienne, avec ses côtés inclinés, et adaptez-la proportionnellement à la grandeur de la ville.

Et nous voici au jour de la fête. J'en reste d'abord au schéma. C'est très simple, le moment fort, c'est bien sûr la récitation, qui a lieu en fin d'après-midi. Tout le monde veut y assister, dans les petites villes comme dans la capitale. Mais bien sûr, c'est dans la capitale que se rassemble de loin la plus grande foule, pour écouter et voir celui qui a été choisi comme le meilleur.

C'est un peu court, dites-vous, et vous aimeriez en savoir davantage pour vous persuader de l'intérêt d'aller à cette fête. Vous croyez que le plus excitant doit se trouver dans les autres activités. C'est faux, mais il se passe bien sûr, comme dans toutes les fêtes, mille choses en dehors de la principale manifestation. Et maintenant, je vous ai donné le squelette, et bien plus déjà. Je peux donc ajouter quelques descriptions sur le vif.

Durant cette fête, vous aurez l'occasion de voir les citoyens en toge de fête. Vous savez peut-être qu'ils se distinguent par un habit particulier, la toge, justement, lorsqu'ils remplissent leurs fonctions de citoyen. Quand ils vont voter par exemple, ou quand les élus se rassemblent dans leurs parlements, quand le gouvernement se présente comme tel, quand les fonctionnaires agissent publiquement au nom de l'État, ils doivent porter une toge, éventuellement une toge différente pour les diverses fonctions. Et ils ont de plus une toge de fête, qu'ils ne sont pas obligés de porter à la fête de la constitution, mais qu'ils ont le droit d'y porter. Et on en voit de grands nombres dans ces riches habits festifs, qui donnent à la fête un caractère particulier, faisant penser un peu au carnaval, bien qu'il y ait un esprit différent. D'ailleurs, la fête comporte, le matin et le soir un aspect de carnaval, où les gens font toute sorte de facéties, comme s'ils voulaient compenser par là la solennité de la cérémonie de la récitation de la constitution. Et bien des visiteurs de @ ont décrit ces aspects pittoresques et truculents de la fête, où l'on fait concurrence aux grands carnavals, tels que ceux de Venise ou de Rio.

Vous pouvez, si vous y tenez, vous contenter de cette partie de la fête, plus traditionnelle en somme, mais ce serait dommage. La récitation de la constitution est un moment très émouvant, que vous soyez d'accord ou non avec ce qui s'y exprime. Le moment est solennel, je l'ai dit. Tout le monde écoute dans un silence recueilli. L'orateur n'essaie pas de produire des effets faciles. Rien ne sent la foire ou le cirque ici. Il doit réciter le texte d'une voix posée, majestueuse, en faisant des gestes très expressifs, mais mesurés, stylisés. Il s'agit de faire sentir le caractère presque sacré du texte, en mettant en valeur sa musique, forte, subtile, et grandiose. En évitant tous les artifices voyants, la récitation produit un effet très puissant qui soulève une émotion à la fois vive et contenue, l'impression de se trouver devant quelque chose de grand et de beau, certains diraient de sublime.

Mais je me laisse emporter, et vous allez croire que je me suis fait convertir à toute la conception des @. Je n'irais pas jusque là. Mais si vous désirez encore un avertissement, alors soyez sur vos gardes en allant écouter cette récitation si vous vous êtes mis en tête de ne pas partager du tout les sentiments fondamentaux de ce peuple. Vous risquerez de vous y sentir transporté. Pour un moment au moins. Et qui sait ?

Je vous disais qu'il y aurait de quoi frémir.