L'observatoire du féminisme


Rapport d'observation en @

Par Julie Descotes


Mon séjour de recherche en @ avec mon assistante, Marie Nicod, a duré un mois entier. Il avait été attentivement préparé. Le sujet était nouveau pour nous, parce que, et je m'en rends mieux compte à présent, les précédentes observations de Pierrette Auger, qui n'avait séjourné qu'une semaine en @ et se basait sur des témoignages trop indirects, étaient très imparfaites et trompeuses. En somme, elle avait déterminé la position très négative de notre organisme en jugeant trop exclusivement certains faits mal compris, comme surtout le traitement de la maternité en @, qui transforme les mères en professionnelles rémunérées et les oblige à abandonner leurs enfants à la naissance. C'est sur le jugement hâtif de telles pratiques que nous avons condamné ce pays comme opposé à nos idéaux, et que nous avons cessé d'envoyer des observateurs jusqu'au moment de notre séjour, dont je vous fais le rapport.

Nous sommes parties avec de forts préjugés et l'intention de trouver d'autres preuves pour dénoncer l'attitude des @ envers les femmes. Mais nous avions aussi l'ambition de trouver les raisons de leur système immoral et d'en donner une explication ou un début d'explication. C'est certainement cette dernière intention qui nous a conduites à réviser notre jugement de départ.

Nous avons été fort bien accueillies en @, où notre projet d'enquête n'était pas du tout inconnu, parce que nous n'avions pas cherché à le cacher, espérant au contraire qu'on pourrait nous aider à trouver quelques informations sur place. On nous a aussitôt offert toute l'aide dont nous aurions besoin, sans manifester de méfiance face à notre enquête, de sorte que nous en étions étonnées, et que nous avons commencé par soupçonner qu'on cherchait peut-être à nous amadouer pour mieux nous leurrer. Nous désirions voir par exemple des femmes enceintes pour discuter avec elles, d'autres qui avaient eu des enfants, et il nous était utile d'être mises en contact avec quelques-unes d'entre elles. Nos hôtes ont vite vu que nous étions méfiantes face à leurs propositions, et, en riant, ils nous ont dit très franchement, au point que nous en étions surprises, qu'il était naturel que nous ayons de tels soupçons, et que pour nous laisser libres, ils se contenteraient de nous indiquer quelques lieux où nous pourrions choisir nous-mêmes les témoins qui nous intéresseraient. Étant embauchées au service de l'État, en effet, les futures mères ont des obligations, elles doivent suivre des cours, faire certains exercices en commun, de sorte qu'il y a des institutions où elles se rencontrent régulièrement. On nous a donné une série d'adresses, très généreusement, de sorte qu'il aurait été difficile pour nous de continuer à croire qu'on puisse soudoyer tant de femmes parmi lesquelles nous pouvions chercher nos informatrices.

Nous sommes allées à l'un des gymnases spécialisés de notre liste au moment où une vingtaine de jeunes femmes faisaient leurs exercices, en partie ensemble, en partie individuellement, dans une salle aménagée exprès. Craignant encore qu'on ne nous désigne l'une d'elles, qui aurait été avertie, nous avons choisi, Marie et moi, celle à laquelle nous voulions nous adresser en les regardant terminer leur séance. Heureusement, elle était libre après ce cours, et nous avons donc pu immédiatement commencer notre interrogatoire. J'avoue que ce mot n'est pas choisi au hasard, parce que notre attitude hostile faisait que nous menions cet entretien comme des inspectrices ou des procureures. Et nous en avons eu honte ensuite. Notre victime nous répondait aimablement, mais avec un sourire moqueur, que nous jugions d'abord déplacé et suspect, mais que nous avons bien compris ensuite lorsque nous avons saisi à quel point c'étaient nos soupçons et la manière dont nous les laissions paraître qui étaient impolis, presque insultants et déplacés. Nous avons cependant été vite conquises par la franchise d'Hélène, notre interlocutrice. Nous avons interrogé d'autres femmes, mais en somme, nous avions déjà appris d'elle l'essentiel dans la série d'entrevues qu'elle nous a accordées, et les autres n'ont fait pour l'essentiel que le confirmer.

Nous lui avons demandé assez crûment de confirmer ce que nous savions, et qui était dans notre esprit comme des chefs d'accusation : qu'elle était bien embauchée et payée pour mettre au monde un enfant et qu'elle acceptait de l'abandonner à l'État à la naissance. Elle nous le confirma, comme amusée du ton que nous avions pris. Nous n'avons pas pu nous empêcher de nous exclamer, comme si un coupable avait immédiatement avoué, sans s'en sentir le moins du monde gêné. Mais notre indignation l'a fait rire. Elle nous a demandé ce que nous avions à objecter à sa profession du moment. Et là, il faut avouer que, d'autant plus que Marie et moi, nous nous entrecoupions, pressées de répondre du ton le plus affirmatif, nous avons été passablement confuses, à notre propre confusion. Nous avons presque crié pelle-mêle tous nos préjugés sur le sujet (qu'on veuille nous excuser de les nommer ainsi sans autre, mais on verra que nous avons nos raisons) : que la fonction de mère était un rapport absolument individuel et libre avec l'enfant, même l'enfant à naître, qu'il s'agissait de notre corps, et que le vendre était de la prostitution, que toute cette affaire était une question d'amour, et non de gagne-pain, qu'abandonner son propre enfant était une trahison, que les femmes avaient déjà dû lutter pour s'émanciper de leurs maris pour choisir librement une chose aussi importante pour leur vie que d'avoir un enfant, et que ce n'était pas pour tomber sous la tutelle, pire encore, de l'État, et ainsi de suite. Nous aurions dû rougir, et nous avons rougi par la suite en repensant à notre agression de cette inconnue si aimable. Pourtant, c'est elle qui s'excusa d'avoir pouffé de rire.

Elle nous expliqua qu'elle ne se sentait pas le moins du monde humiliée ou privée de sa liberté par sa condition de mère professionnelle. Déjà, c'est elle qui l'avait choisie, avec la plus entière liberté. Elle ne voyait pas en quoi sa profession était moins digne que n'importe quelle autre. Elle était bien payée pour l'exercer, mais c'était parfaitement justifié, puisqu'elle travaillait au service de sa société en engendrant un enfant, et qu'elle était une très bonne professionnelle, très consciencieuse, qui avait appris tout ce qui concernait son métier provisoire, avait passé les examens requis, et n'avait rien à se reprocher. Quant au fait que son corps était impliqué, elle n'y voyait aucun problème. N'est-ce pas le cas dans tous les travaux, demandait-elle ? « Regardez mes muscles, nous dit-elle, en relevant sa manche pour nous montrer ses biceps, fort bien développés, je les ai formés en me préparant à la profession de professeur de gymnastique et en l'exerçant. Eh bien, lorsque j'aurai accouché, mon ventre reprendra sa forme, mais ces muscles me resteront toute ma vie. Voilà une transformation de mon corps qui est due à mon métier, et que, si je ne me trompe, on ne condamnera comme honteuse dans aucun pays du monde, bien qu'elle soit plus définitive, plus importante que celle que j'aurai subie en devenant mère. De plus, n'y a-t-il pas de femmes enceintes chez vous ? Pourquoi acceptent-elles de prêter leur corps à ce processus biologique, qui vous semble peu honorable ? Pour continuer l'espèce ? Par amour de leur futur enfant, qu'elles ne connaissent pas encore ? Par devoir familial ? Ces motifs sont-ils supérieurs aux nôtres ? Nous voulons aussi donner l'existence à de nouvelles générations, et nous le faisons dans les conditions qui nous paraissent les meilleures. Car les futures mères, chez vous, sont-elles si libres que vous le dites ? J'entends dire que certaines ont des enfants qu'elles n'auraient pas voulus, souvent sous la pression des familles. Qui les entretient lorsqu'elles ne peuvent plus travailler, dans les derniers temps de la grossesse au moins ? Leur mari, leur famille ? Je préfère que ce soit l'État, selon un contrat clair. Et si vous nommez cela prostitution, je ne vois pas pourquoi vous n'appliquerez pas ce terme à toutes les autres formes de dépendance des femmes enceintes et même à tout travail physique payé. D'ailleurs, si je ne me trompe, dans plusieurs pays dits développés, l'État subvient en partie au moins à l'entretien des futures mères, puis des parents ensuite, par divers soutiens financiers ou autres. Chez nous, il ne nous soutient pas à moitié, et il nous considère même comme ayant une véritable fonction digne d'être rétribuée, et accomplie le mieux possible, selon les règles de l'art. »

Ne croyez pas que ces arguments nous aient convaincues immédiatement. Nous nous sommes récriées, avons objecté ce que vous imaginez, et avons peu à peu senti que, au fond, nous ne faisions qu'affirmer que nos sentiments, non véritablement réfléchis, étaient les seuls justes et bons, mais qu'Hélène ne les partageait pas, loin de se sentir le moins du monde méprisée ou humiliée par sa profession. Elle nous fit avouer que nous jugions qu'il n'était pas souhaitable que les mères fassent n'importe quoi, selon leur pur caprice, mais qu'il fallait respecter certaines règles pour le bien de l'enfant, et les imposer aux mères. En @, on en faisait simplement une priorité, et l'on pensait que les mères devaient être formées, et être considérées comme exerçant un art et un métier. Pourquoi l'activité de notre corps, au bénéfice de la société, serait-il reconnu et rétribué dans d'autres activités, et non dans celle-ci ? N'est-ce pas, loin d'être une humiliation des femmes, une reconnaissance d'un travail qu'elles sont seules à pouvoir accomplir, et que la société ne doit pas leur confier sans le rétribuer selon sa valeur ? Je pensai à des luttes menées chez nous par certaines des féministes les plus engagées pour faire reconnaître les travaux ménagers comme ne devant pas être imposés aux femmes sans compter comme des éléments essentiels pour l'activité économique, et sans être rétribués donc de certaines manières. En somme, nous n'avions pas osé franchir le pas et considérer vraiment la maternité comme un métier.

Lors d'une de nos rencontres avec Hélène, tandis que nous étions, contre notre gré, obligées de reconnaître que sa condition n'était pas indigne pour une femme, bien au contraire, Marie trouva un autre moyen de l'attaquer, un peu spontanément, cherchant pourquoi elle continuait à éprouver une aversion profonde face à cette transformation de la maternité en métier. « Moi, j'accorde une grande importance à l'amour, dit-elle. Je ne suis pas naïve, et je ne parle pas de cet amour que les adolescentes peuvent avoir pour un homme auquel elles tendent à se soumettre. Je pense à un amour mûr, réciproque, entre sexes différents ou non, à égalité, mais pur, libre, enfin pour ce sentiment, et je veux que mon corps soit réservé à l'expression de ce sentiment, et non instrumentalisé par l'État. Voilà ce qui me déplaît si profondément, je crois, dans l'idée de considérer ce que vous faites comme un métier. Je l'ai dit, j'ai lutté contre les conceptions avilissantes pour les femmes de l'amour, mais je tiens à l'amour libre, dans l'égalité, et je ne veux pas qu'on le soumette à des impératifs sociaux, économiques ou autres. » Pourquoi n'avais-je pas pensé à le dire aussi ? En l'écoutant, je crus que Marie avait découvert l'objection décisive, mais je fus vite détrompée. Hélène, contrairement à ce que j'attendais, nous avoua immédiatement qu'elle accordait aussi une énorme importance à l'amour, et précisément dans le sens où le décrivait Marie, comme libre, égal, sans distinction essentielle entre les sexes. Mais justement, continua-t-elle, son métier préservait la possibilité d'un tel amour. Là, nous poussâmes une exclamation, tant cela nous paraissait inattendu. Pourtant le raisonnement d'Hélène était parfaitement convaincant. En @, on distinguait rigoureusement entre la fonction de reproduction de l'acte sexuel et sa fonction d'expression et de jeu amoureux, ce que la technique a d'ailleurs rendu heureusement facile aujourd'hui, la contraception permettant de détacher entièrement cette expression amoureuse de l'engendrement. « J'ai lu des quantités de romans qui font partie de votre littérature aussi, dans lesquels l'abandon d'une jeune fille ou d'une femme au plaisir de l'amour dans toutes ses dimensions, y compris sexuelles, conduisait à la catastrophe d'une grossesse inopportune, et j'en ai lu quantité d'autres dans lesquels la peur de la grossesse empêchait ou empoisonnait cette expression amoureuse. Si vous me dites que la nature a lié ces deux choses, je vous réponds qu'à mon avis, nous avons bien fait de les dissocier et de n'engendrer que lorsque nous le voulons et quand c'est utile à la société, sans pour autant restreindre la libre expression amoureuse. » Nous avons bien sûr tenté de faire des objections à cette vision très raisonnable, en lui demandant par exemple si elle ne désirait pas avoir un enfant de l'homme qu'elle aimait, et bien d'autres balivernes de jeunes filles romantiques de ce genre, auxquelles elle répliqua qu'elle n'éprouvait heureusement plus de sentiments si naïfs qu'un peu de raisonnement fait disparaître.

De même, comme elle nous avait dit qu'elle était enceinte pour la deuxième fois, nous lui demandâmes comment elle avait pu se résoudre, comme c'était obligatoire en @, à abandonner son enfant pour le confier au système éducatif du pays. Elle nous répondit qu'elle n'en avait pas souffert le moins du monde. Elle s'était proposée pour le métier de nourrice après son accouchement, métier pour lequel elle s'était préparée également et avait passé les épreuves officielles. Elle ne désirait pas retourner immédiatement après son accouchement dans son autre profession, mais s'occuper un moment des nouveaux-nés. Comme d'habitude dans ce cas, son enfant lui avait été retiré avant qu'elle ait pu le reconnaître, elle en avait allaité un autre, et même plusieurs, auxquels elle s'était attachée un moment, mais sans que cela l'ait retenue après quelques mois de revenir, comme elle en éprouvait le désir, à son métier de professeur de gymnastique et d'abandonner les petits enfants. Ici aussi, quand Marie lui objecta que l'attachement à nos enfants était comme inscrit dans notre nature, et qu'on ne pouvait pas faire fi de cet amour maternel, elle nia tout net l'importance d'un tel amour, affirma qu'elle n'avait jamais souffert d'avoir laissé son enfant entre de bonnes mains, heureuse au contraire de savoir que d'autres l'éduqueraient avec l'attention avec laquelle elle l'avait mis au monde, même si elle serait à jamais incapable de le reconnaître, ce qu'elle ne désirait d'ailleurs pas. Nous lui répliquâmes que cette différence de sentiments entre nous et elle devait venir de la différence de nos éducations. Hélène convint de cette possibilité. Mais elle cita des faits divers de nos pays, où les mères se débarrassent de leurs nourrissons, les maltraitent, et manifestent de nombreuses manières qu'elles ne les aiment pas, malgré la pression sociale qui les contraint en principe à le faire ou au moins à le faire croire. Quant à elle, elle se réjouissait de ne pas avoir à s'engager à s'occuper pour des années d'enfants dont elle ne pouvait savoir d'avance si elle aurait pour eux un sentiment suffisant d'amour, ce qui restait en somme aléatoire. Et elle avouait même que, dans un pays où la mère était obligée de s'occuper de ses enfants jusqu'à la majorité, et même au-delà, elle n'aurait pas voulu être mère, ni même femme, tant elle accordait d'importance à la liberté de construire sa vie sans être figée, emprisonnée dans la profession de mère. J'avoue que je n'ai pas d'enfants et que la franchise d'Hélène me délivrait d'une sorte de vague reproche que me fait malgré moi ma conscience.

Je me rends bien compte du fait que mon rapport prend une tournure peu habituelle. Au lieu de repérer une série de comportements manifestant un mépris des femmes, j'argumente sur les critères de leur distinction, et ce sont les arguments de la personne que j'interroge qui m'y conduisent. Mon objet de recherche transforme les critères de cette recherche. C'est étrange, mais c'est bien ainsi, et je ne peux faire autrement que de le reconnaître, en espérant qu'on me suive pourtant.

Comme je l'ai dit, Hélène n'est pas la seule que nous ayons interrogée. Mais les autres, avec des variantes non négligeables, ont pourtant confirmé ce sens de la dignité qu'ont les femmes qui exercent ces professions que nous estimons indignes, et pour lesquelles nous tendons à utiliser le terme de prostitution, tout à fait inapproprié. Encore une fois, notre jugement a été complètement inversé, et peu à peu c'est nous qui arrivions à ces entretiens avec le sentiment que nous ne savions pas encore bien ce qu'est la dignité des femmes, restant idéologiquement soumises à un système qui nous a opprimées depuis si longtemps.

Dès le début de notre enquête, avant déjà d'être convaincues par les arguments d'Hélène et des autres mères, nous désirions interroger de petites filles, pour comprendre d'où venait l'absence du sentiment de dignité que nous imaginions chez les femmes de @. Malheureusement, les provinces éducatives sont interdites aux étrangers, et nous ne pouvions donc pas aller les observer là où elles sont éduquées et passent toute leur enfance. Nos hôtes nous ont aidées pourtant. A partir d'un certain âge, les enfants font des stages dans la vie normale, chez ce que nous pourrions appeler des sortes de « parents adoptifs provisoires », qui les reçoivent pour des séjours assez courts (et qui sont aussi formés, sélectionnés et payés pour cette tâche). Nous avons pu ainsi parler avec quelques filles de dix à douze ans. C'est une des expériences parmi les plus impressionnantes que nous ayons faites durant notre séjour. Nous pensions nous adresser à des enfants, comme chez nous, et avons commencé à leur parler avec condescendance. Mais nous nous sommes rapidement fait remettre à notre place, et ces jeunes filles ont su nous imposer un respect que nous n'accordons chez nous qu'à des adolescentes ou à des femmes. Leur conscience d'elles-mêmes résulte de leur éducation, dont nous n'avons qu'une conception imparfaite. Pour ce qui nous concerne, à notre curiosité sur la différence de leur éducation d'avec celle des garçons, elles nous ont toutes répondu qu'il n'y en avait pas, et nous avons appris que c'est à l'adolescence seulement que quelques différences minimales sont faites en fonction des sexes, lorsqu'elles se sont imposées physiquement. Ces filles ont été éduquées entièrement sans distinction de sexe. Elles ont toujours vécu avec les garçons, faisant en tout les mêmes exercices qu'eux. Nous en étions presque venues à croire qu'elles ne connaissaient pas du tout la différence entre les sexes, ce qui a fait rire la petite Roxane à qui nous posions la question avec grande prudence et hésitation. « Voyons donc, nous dit-elle, vous croyez que je n'ai pas d'yeux et que je ne vois pas la différence entre les filles et les garçons quand nous sommes nus aux douches, par exemple ? Peut-être que vous ne vous déshabillez jamais dans votre pays. Et si vous me demandez à quoi sert cette différence dans nos corps, je vais vous l'expliquer. » Nul doute, elle n'ignorait rien, et c'est nous qui passions pour des naïves ! D'ailleurs à la question de savoir si elle était moins considérée que les garçons et si elle aimerait être un garçon, elle répondit que non, qu'on la traitait exactement comme les garçons et les autres filles, et qu'il n'y avait pas de raison de ne pas le faire, qu'elle était parfaitement contente de sa condition de fille, mais que, comme elle aimait bouger et faire toute sorte d'exercices physiques, ce qu'elle faisait aussi bien et mieux que beaucoup d'autres filles ou garçons, elle s'arrangerait à être une femme aux petits seins, pour être le moins gênée que possible dans ses mouvements. Et le coup d'œil qu'elle jeta à la poitrine de Marie montra que son physique n'était pas celui qu'elle désirait. C'est pourquoi sans doute Marie en conclut que les femmes dans ce pays n'étaient reconnues que selon les modèles masculins, et que donc la féminité était dépréciée. Mais c'est évidemment faux, et pour le savoir, il nous suffisait d'observer, non les petites filles, mais les femmes autour de nous.

Pour le reste, nous n'avons pas pu voir de discrimination entre les femmes et les hommes, moins que partout ailleurs. Au contraire, leurs lois ne reconnaissent aucune distinction de droit entre les deux sexes, et, de la même manière qu'on y a éliminé toute référence aux familles, inexistantes en @, elles ne comportent pas non plus de référence aux sexes, toutes les lois s'appliquant identiquement aux deux, à l'exception de celles qui concernent précisément des fonctions que le physique réserve à l'un seul des deux, la maternité essentiellement. Et la vie courante ne nous a pas montré que cette différence existe non plus dans les conditions concrètes et les mœurs. Les femmes sont économiquement indépendantes, comme les hommes, elles ont des carrières professionnelles et politiques entièrement équivalentes. On ne reconnaît pas de mariages en @, mais les gens vivent entre eux, en couples, en groupes ou seuls entièrement à leur guise, dans une liberté d'abord presque effrayante pour nous, qui nous pensions pourtant libérées de tout préjugé dans ces questions.

Il me faut donc conclure ce rapport dans un sens tout à fait inattendu. J'étais partie pour étayer l'accusation d'un antiféminisme des @, et je finis par désirer au contraire proposer leur société comme réalisant le modèle de l'abolition des distinctions défavorables ou dégradantes pour des femmes et donc comme le modèle, parmi les nations connues (si je peux dire), de la réalisation du féminisme en ce sens, qui est celui de notre association.