< Jacques et Robert - Élitisme


Cher Robert,


Excuse-moi de mon long silence, vraiment tout à fait involontaire. Je t'avais promis de mes nouvelles assez vite. Mais les conditions dans ce village de montagne que nous sommes en train de rénover sont plus sauvages que je ne l'imaginais. Nous n'avons aucune connexion électronique avec le reste du monde, ni internet, ni téléphone, ni même de réseau pour les téléphones portables. Il est étrange pour moi de passer mes journées dans un tel isolement, sans pouvoir donner de nouvelles, sans plus en recevoir non plus, à part celles que nous écoutons sur les rares postes de radio encore accessibles dans de mauvaises conditions et parfois peu audibles. A vrai dire, j'ai tort de parler d'isolement, puisque nous sommes une petite équipe au travail ici et que les relations y sont généralement à la fois agréables et sympathiques. L'absence de contact avec le reste du monde intensifie ceux que nous avons entre nous, et nous apprenons à vivre dans un autre régime de communication, bien plus individuelle, à un autre rythme, et avec une autre sorte de continuité. Les paysages, que j'aime beaucoup, austères, avec une lumière plus diaphane le jour, le contact incessant avec les éléments naturels, y compris bien sûr les pierres que nous travaillons, me placent comme dans un autre monde. Mais je cesse ces descriptions pour profiter du temps limité dont je dispose lors d'une descente dans la vallée, où nous nous sommes précipités sur les assez rares cafés avec des connexions internet, pour intervenir sur un sujet de nos discussions, celui de la reconnaissance des élites.

Je converse beaucoup ici avec Hugues, un jeune citoyen de @ que j'apprécie beaucoup et avec lequel je suis devenu ami. Je trouve passionnant de me trouver en contact direct avec quelqu'un qui connaît bien ces idées inquiétantes, mystérieuses, séduisantes aussi, qui se diffusent à partir de @ et se font déformer rapidement par ceux qui les rapportent ou les interprètent à partir des écrits venus de ce pays, si étonnants pour nous. Surtout, Hugues ne les connaît pas seulement, mais elles sont les siennes, il vit dedans pour ainsi dire, pense à travers elles, développe ses opinions personnelles à partir d'elles. Mais il me faut faire vite et cesser de m'étendre, pour me concentrer sur notre sujet de la différence de valeur des hommes qui nous a souvent occupés, toi et moi, avant mon séjour ici, dans nos discussions à propos de la morale de @. Je vais aujourd'hui me contenter de te rapporter aussi fidèlement que possible la conversation que nous avons eue il y a deux jours et que j'ai pris soin de noter encore hier soir pour pouvoir t'en faire part. Nous étions montés jusque vers un petit lac, haut dans les montagnes, et nous étions assis sur ses rives, au soleil, avec cet air frais des hauteurs qui nous tient très réveillés et est agréable pour ceux qui s'y sont habitués. Après quelques échanges sur le paysage, quelques moments silencieux à l'admirer, nous sommes entrés dans notre sujet à partir d'une question que je lui ai posée, comme inspirée aussi par le sentiment du lieu et du moment.


— Nous sommes si loin au-dessus des hommes et de la vulgarité des occupations quotidiennes et des sentiments banals que j'en viendrais à croire qu'il doit bien y avoir une réelle hiérarchie, avec en haut des élus, vivant naturellement dans l'atmosphère pure de ces hautes montagnes, et en bas des gens qui s'agitent et mènent leurs affaires dans l'humidité lourde des plaines. Mais je sais bien que c'est la situation qui nous place parfois en haut, parfois en bas, et non notre nature. Pourquoi croyez-vous que cette hiérarchie soit celle des hommes eux-mêmes, plutôt que le résultat de circonstances contingentes ? J'ai toujours cru que l'un des plus importants résultats de siècles de réflexion morale consistait justement dans l'émancipation par rapport aux préjugés communs poussant les hommes à s'attribuer les avantages que leur donne le hasard, à se croire supérieurs aux autres et à les mépriser. Tu sais combien j'apprécie les idées que tu me fais découvrir et que tu m'expliques, en me convainquant le plus souvent. Mais face à la croyance que tu partages avec ceux de ton pays, qu'il y a de réelles hiérarchies entre les hommes, j'éprouve une véritable répugnance, et si je ne savais que, toi, tu ne peux juste te satisfaire de conceptions vulgaires que je pense avoir dépassées, je continuerais à croire qu'il y a quelque chose de, comment dire ? diabolique, c'est le terme qui vient, dans la culture de @, un mépris de l'humanité profonde, une sorte de vanité brute. Bref, c'est tout le contraire de ce que j'éprouve en discutant avec toi. Comment peux-tu croire à quelque chose qui me semble à l'origine de toute perversion morale ? Excuse-moi de te parler ainsi. C'est vraiment ce que je ressens, et j'en suis perplexe aussi. Mais j'espère que tu pourras m'expliquer et que je comprendrai. Quoique je craigne aussi d'en venir à partager un sentiment qui me paraît si profondément mauvais. Ce que j'espère à vrai dire, c'est de découvrir qu'il y avait seulement un malentendu, et que, en fin de compte, nous pensons la même chose, c'est-à-dire que tu penses au fond comme moi malgré les apparences. Est-ce possible ?

— Ah ! ah ! tu as peur de te retrouver ainsi seul avec le diable ! C'est ton âme qui est en danger.

— Je prends le risque.

— Ce qui est amusant, c'est que je partage au moins avec toi un sentiment sur ce sujet : l'étonnement qu'on puisse penser sur ce point le contraire de moi.

— Alors nous en sommes au même point.

— Pas tout à fait. Parce que, depuis que j'ai quitté @, je me trouve sans cesse confronté à l'opinion que tu partages, et que j'ai donc eu l'occasion de m'en étonner depuis longtemps déjà, tandis que tu n'entends que plus rarement parler de la mienne. Dans ces conditions, tu imagines bien que j'ai déjà eu l'occasion de réfléchir aux étranges raisons qui permettent de soutenir l'égalité foncière de tous les hommes.

— Et tu as trouvé ?

— Oui, grossièrement. C'est du domaine de l'idéologie...

— Comment, çà, de l'idéologie ! C'est parfaitement rationnel. Pourquoi dis-tu que c'est de l'idéologie ? N'est-ce pas un peu facile de juste dénigrer une position plutôt que d'argumenter ?

— Non, mon intention n'est pas d'éviter la discussion. Je veux dire précisément que (c'est mon hypothèse, si tu veux) l'idéologie explique la possibilité de cette opinion, c'est-à-dire justement que c'est une opinion qui s'impose en évitant la critique, par delà le raisonnement. Autrement dit, elle est supposée évidente afin justement d'empêcher de voir qu'elle contredit évidemment l'évidence.

— Il me semble que ce que tu dis à présent s'applique plutôt à ton idée, dont on voit bien aussitôt qu'elle contredit le bon sens.

— Admettons-le pour permettre la discussion. Et comme tu as le bon sens de ton côté, permets-moi de te laisser m'instruire. Puis-je t'interroger ?

— Vas-y !

— Bien. Sur quels faits se base cette thèse de l'égalité des hommes ?

— Des faits ? Mais il suffit de regarder autour de soi sans préjugés. Tout le monde est capable de raisonner, de juger. Et puis ce n'est pas juste les faits, c'est l'idée de l'homme qui est, comment dire ? la même en tout homme, parce que chacun a la même faculté rationnelle.

— Bon, j'observe les hommes, et je ne vois pas du tout ce que tu dis. Je vois de parfaits idiots et des individus très intelligents, je lis des textes absurdes, et des œuvres géniales, et partout je vois les talents différer, en nature et en intensité, je vois des enfants incapables de raisonner devenir en grandissant plus intelligents. Faut-il des exemples ? C'est tellement banal, cela se voit partout. Si tu veux, faisons le tour de nos camarades du camp au village et il y a déjà matière à nous convaincre. D'ailleurs, lorsque nous discutons de l'un ou de l'autre, tes propres jugements sur eux les différencient clairement et tu affirmes même assez vivement combien certains sont bêtes, d'autres plus intelligents, certains insensibles à telles choses, d'autres plus fins, etc. Faut-il y insister ? Je le veux bien si tu le juges utile.

— Non, franchement, si c'est là tes faits, je n'ai aucune difficulté à te les accorder. Bien sûr que, quand on prend les gens directement comme ils sont sur le moment, ils diffèrent beaucoup, et certains paraissent supérieurs à d'autres. Ça, c'est la surface. On sait que les circonstances introduisent des différences superficielles entre les hommes. Ce qu'il faut voir, c'est l'égalité profonde. Et justement, pour cela, il faut regarder sous les apparences, sous ce que tu appelles les faits. Et là, au fond, les hommes sont égaux. En variant les circonstances de leur vie, on pourrait rendre sots les plus intelligents, et inversement. On pourrait rendre criminels les plus honnêtes, et inversement. Il suffit de tenir compte de l'influence immense de l'environnement, de l'histoire des gens qu'on examine pour les juger. Voilà les vrais faits qui importent.

— Très bien. Admettons donc qu'il y ait deux sortes de faits : les différences facilement observables, qui nous montrent évidemment les hommes partout inégaux, de mille façons, d'un côté, et de l'autre l'histoire de chaque individu, qui nous le montre varier en fonction de nombreuses circonstances, se modifiant de mille manières, progressant par l'éducation et l'expérience, se trouvant freiné dans son développement ou dirigé de divers côtés par les événements, et parfois entrant en régression, par influence du milieu social, par les maladies, et ainsi de suite. Tu me dis : tout cela, ce sont des accidents qui n'affectent pas la substance, et malgré la diversité des apparences, dessous il y a l'essence, qui reste la même, et chaque fois c'est la même humanité qui prend toutes les formes individuelles. Bref, tous les hommes sont égaux.

— Oui et non. En un sens c'est vrai, ce sont les circonstances qui entraînent les différences. Mais je n'aime pas ce langage de la substance et des accidents. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne reconnais plus vraiment mes idées dans ces termes.

— Dis-moi donc quel langage il me faut utiliser.

— Je ne sais pas, mais celui-ci ne va pas. Peut-être que c'est l'idée d'une nature humaine qui me dérange et qui me semble impliquée dans ton interprétation.

— Et pourtant, n'est-ce pas justement ce que tu soutenais, qu'au fond les hommes avaient tous la même nature, et étaient en cela égaux, sous la diversité apparente ? Ne voulais-tu pas justement m'amener à ne plus m'en tenir aux apparences, et à regarder dessous, ce qui est égal ou identique, l'humanité commune ?

— Mais l'idée d'une nature humaine nierait l'aptitude des hommes à devenir tout ce qu'un homme peut devenir, à prendre toutes les formes, selon leur culture, l'influence de leur milieu et toute leur histoire.

— Au contraire, si, à travers tout ce que les individus peuvent devenir, entrant dans toute sorte de hiérarchies, ils restent pourtant foncièrement égaux, alors, en tant qu'ils sont égaux, ils ne deviennent justement pas différents de ce qui forme leur humanité, même si celle-ci consiste à pouvoir prendre superficiellement un très grand nombre de figures. Ou voulais-tu que je comprenne autrement ce qui rend les hommes égaux sous leurs inégalités ?

— Et si on disait plutôt que les hommes sont différents et se différencient par leurs histoires individuelles et collectives, quoiqu'ils ne cessent pas d'être égaux ? Je veux dire que, malgré toutes leurs différences, ils sont égaux, chacun vaut autant que tout autre. Voilà, je crois, c'est par leur valeur qu'ils restent égaux.

— Mais ne voulais-tu pas qu'ils soient également intelligents ou raisonnables aussi ?

— Oui, disons que leur valeur est dépendante de ce fait que tous les hommes sont conscients, capables de raison, et que s'ils ne peuvent pas tous développer leur intelligence au même degré, c'est à cause de la diversité des circonstances.

— Dans ce cas, on en revient à la nature humaine sous-jacente, qui consiste dans la faculté intellectuelle, identique par nature en chacun. Et la valeur se fonde sur cet aspect de la nature humaine, et elle est égale parce que cette faculté est égale en tous par nature.

— Il y a quelque chose qui ne va pas. Tu m'as enfermé dans une sorte de cage de concepts qui ne sont pas les miens. Mais je n'arrive pas à m'en sortir maintenant parce que je me trouve comme pris dans ce filet. Allons ! Admettons provisoirement qu'il y ait ce que tu tiens à nommer une nature commune et que l'égalité vienne de là. De toute façon, au moins, il reste qu'on peut bien penser cette égalité sous la différence et qu'il suffirait de retrouver les concepts plus justes pour l'expliquer mieux.

— Bien. S'ils te viennent à l'esprit, dis-les moi. Je serai heureux de rectifier mes notions. Pour l'instant, continuons avec ce que nous avons. Or je ne suis pas d'accord quant à moi pour faire cette distinction entre les apparences, accidentelles, sans importance du point de vue moral, et l'essence, la nature ou la substance, qui nous donnerait la vérité de ce que sont les hommes.

— Et pourquoi ?

— Parce que je n'arrive pas à me convaincre qu'un idiot et un sage soient égaux, sous prétexte qu'une histoire différente aurait pu faire que l'idiot soit moins idiot et le sage moins sage. Quelles sont ces circonstances ? Il y en a qui sont des caractéristiques du milieu, physique, social, culturel. Il y en a d'autres qui concernent davantage le corps, les conditions de sa constitution, depuis la naissance, et avant, dans le ventre de la mère, dans les hasards de la conception, de la constitution génétique, de l'histoire des parents. Certains sont condamnés par une maladie qui a empêché leur cerveau de se développer ou par des obstacles au développement de leur intelligence, comme certains ont des corps inaptes aux performances sportives, malgré tous leurs efforts. Si tu me dis que, étant donné qu'ils sont des hommes, et qu'en tant que tels, ils ont la capacité de raisonner, je ne vois pas bien, concrètement, où se trouve cette capacité chez ceux qui ne l'ont pas développée et qui ne la manifestent pas. Ils restent moins intelligents, et en fait inégaux sur ce point par rapport à d'autres. Tu peux bien leur feindre une nature égale à celle des autres. Cette nature fictive ne change rien en eux, à ce qu'ils sont, à ce qu'ils vivent réellement. Et je ne vois pas pourquoi la supposer plutôt que de reconnaître simplement l'inégalité.

— Et pourtant ce sont des hommes.

— Oui, et les hommes sont inégaux entre eux.

— Mais il faut bien qu'ils aient la même valeur. Sinon, tu vas en mépriser certains. C'est la fin de la morale qui demande le respect de tous.

— Voilà donc ton véritable argument. Il est d'ordre moral. Et cette morale, tu ne peux pas la fonder sur ce que sont réellement les hommes. Il faudra que tu me dises en quoi le mépris des sots, des imbéciles, des brutes, des lâches est immoral.

— Mais les hommes ne doivent-ils pas se respecter mutuellement ?

— Cela, c'est l'objet de tout un nouveau développement. Car si j'admets qu'en un sens ils doivent se respecter, du moins dans certaines limites, je ne dois pas pour autant admettre qu'ils soient égaux. Peut-être au contraire, ce respect, je dois me l'imposer parce qu'il va à l'encontre de mon sentiment plus immédiat, fondé sur le fait que je perçois les inégalités, et qu'il me faut tâcher de respecter non seulement ceux qui sont les plus intelligents, les plus sages, mais aussi les gens de moindre valeur.

— Et pourquoi les respecter si tu leur attribue réellement moins de valeur ?

— Comme je te disais, c'est tout un nouvel argument. C'est par exemple parce que la vie sociale exige un certain respect, dont il faut définir l'importance en fonction de ses effets et de leur utilité sociale, entre autres.

— Et vois-tu un intérêt à reconnaître les inégalités, qui risquent de provoquer des rivalités, des haines, le mépris, et ainsi de suite ?

— Je n'ai pas remarqué que ceux qui soutiennent l'égalité soient moins envieux les uns à l'égard des autres. Et il y a des avantages sociaux très évidents aussi au respect des talents, dans toute leur diversité d'ailleurs. Je ne connais pas de société qui, de bon ou de mauvais gré, puisse s'en passer entièrement. Et plus on méprise les talents au nom de l'égalité, moins on profite de l'intelligence qu'on tient, idéologiquement, à considérer comme égale en tous, alors qu'elle ne l'est pas en fait. Ni les aptitudes physiques. Ni les qualités morales. Ni la sensibilité esthétique.

— Non, décidément, l'idée que les hommes se situeraient sur une échelle, les uns valant plus que les autres, me paraît absurde, même si je n'arrive pas à dire exactement pourquoi. Les hommes sont trop compliqués pour pouvoir être évalués ainsi.

— Évidemment. Je ne crois pas non plus qu'on puisse placer simplement les hommes dans une seule hiérarchie. Il y a une foule de considérations différentes, et de hiérarchies dans lesquelles ils entrent. Chacune de leurs qualités, chacun de leurs talents les placent dans une hiérarchie différente. Et ils valent différemment pour l'ensemble de la société, pour tel groupe, pour tel individu. Leur valeur diffère également selon les domaines, politique, moral, économique, professionnel, social, sentimental. Cela n'empêche pas que ces diverses hiérarchies n'aient pas à leur tour le même poids, ni qu'elles ne soient encore relatives à divers juges. Et rien n'interdit pour autant de se demander s'il n'y aurait pas, sous certains aspects importants, quelque chose comme une valeur plus globale, certes difficile à estimer. C'est une question compliquée, qui mérite d'être longuement réfléchie, engageant l'intelligence et le goût, une attention fine à la vie humaine sous toutes ses formes. Mais cette difficulté ne supprime pas le fait de l'inégalité, ou plutôt des inégalités très multiples entre les hommes. C'est au contraire en refusant de reconnaître ces inégalités qu'on simplifie, qu'on réduit l'homme à une seule nature très pauvre, et illusoire.

— Maintenant, je ne sais que te répondre. Mais je me sens mal à l'aise. Je sens que, aussi ingénieuse soit-elle, ta position est fausse, et je ne parviens pas à voir en quoi. Mais je trouverai.

— Ce sentiment que tu as raison, et que les arguments contre ton opinion restent ultimement vains, c'est justement ce que je visais en parlant du caractère idéologique de ta position. Il faudrait savoir quel sentiment, quelle attitude, quel enjeu réclament cette opinion.

— Attends ! Attends ! Tu verras bien que je trouverai le moyen de renverser tes arguments.

— J'attends. Mais entre-temps, tu avoueras que je n'ai pas de raison de penser autrement que je ne le fais.

— Bon, voilà ce qui arrive lorsqu'on dispute avec le diable !


Nous avons ri et nous sommes mis à regarder le merveilleux paysage autour de nous, avec, assez proches, les sommets encore enneigés en plein été.

Depuis, je cherche le moyen de lui répondre. C'est trop important. Peut-être auras-tu des arguments à me donner, parce que je sais que tu éprouves comme moi sur ce sujet.

Il est temps que je passe l'ordinateur à un camarade qui s'impatiente. Redonne-moi de tes nouvelles aussi, même si je ne sais pas quand exactement je redescendrai ici pour les prendre. J'aurais bien besoin de ton aide pour continuer la dispute.

Porte-toi bien et ne crois pas que je t'oublie quand je reste silencieux assez longtemps, loin de notre civilisation toujours branchée


Avec toute mon amitié


Jacques



Cher Jacques,


Je suis vraiment très content d'avoir reçu ta lettre. Je me demandais en effet ce que tu devenais, sans être pourtant anxieux. Il doit être moins dangereux de travailler en montagne que de rouler sur nos routes. Mais il est vrai que je commençais à trouver long d'attendre de tes nouvelles. Au moins je sais que tu vas bien et que tu apprécies l'expérience. Et tu as même trouvé quelqu'un pour discuter sérieusement, comme nous aimons le faire.

J'ai bien aimé le récit de ta discussion sur les hauteurs. Mais je t'avoue que j'ai commencé par me sentir mal à l'aise, presque fâché, à la première lecture. Je me disais que tu ne t'étais pas suffisamment défendu, que tu avais trop vite accepté les arguments en faveur des idées de @. Il me semblait qu'il me venait des foules d'objections et je bouillonnais. J'avais envie de te les écrire aussitôt, et j'ai rempli assez vite quelques feuilles. Puis je me suis mis à relire ta lettre pour mieux faire voir comment tu pouvais réfuter Hugues. Là, j'ai été un peu dépité, parce que je voyais bien que mes arguments pouvaient être réfutés comme les tiens à peu près, et que je n'en avais pas de vraiment nouveaux et de décisifs. Donc, j'avais au moins la consolation de me dire que tu ne t'étais pas si mal défendu, après tout. Mais je me disais comme toi que nous avions raison et qu'il suffisait de chercher mieux.

Tu sais que notre ancien professeur de philosophie du Lycée, Gobet, habite à deux rues de chez moi. Je l'aperçois de temps à autre, mais nous ne faisons que nous saluer ou échanger quelques banalités en nous croisant. Je me souvenais qu'il nous avait parlé de la dignité humaine et qu'il était grand partisan de l'égalité. Je me suis donc dit que je pourrais aller le voir et lui exposer le problème. Nous sommes allés prendre un café à la terrasse du Sansfaçons, et je lui ai raconté ta discussion en lui demandant son secours. Il a commencé par une de ses sorties rhétoriques animées, en pourfendant les idées de @ avec grande conviction. Cela m'a d'abord ragaillardi, mais l'effet n'a pas duré, parce que j'avais trop souvent et trop attentivement relu ta lettre pour me laisser étourdir par son emphase. Je voulais qu'on en vienne aux arguments précis, et je ne voyais pas comment ce qu'il me disait répondait à Hugues. J'ai donc insisté, en reprenant ses objections. Il n'a pas été facile de ramener Gobet à la sobriété, mais j'y suis parvenu à peu près. Je trouve qu'il a fait beaucoup de vent sans avancer grand chose, mais je retiens quand même ce que nous avons finalement trouvé de meilleur.

Je laisse tomber toutes les citations qu'il m'a faites, de Platon à Kant et au-delà. Je n'ai pas vu qu'on puisse en tirer grand chose. D'abord, il voulait que seul l'homme ait la raison. Mais j'avais en tête toute sorte de recherches sur l'intelligence des animaux, et il avait beau affirmer avec conviction que tout cela ce n'était pas encore vraiment la raison, sa défense me paraissait assez faible. Nous avons fini par faire comme toi et à chercher du côté moral. C'est la conscience qui lui paraissait le point essentiel, la conscience morale, et aussi la conscience en général. On ne peut pas savoir avec certitude comment elle se présente chez les autres. Il y a un mystère de la conscience, quelque chose d'extraordinaire qui a lieu dans ce simple phénomène. Et nous pouvons penser qu'il existe en tout homme, sans pouvoir dire qu'il soit plus ou moins présent chez les uns que chez les autres, parce que personne n'a vraiment accès à la conscience d'un autre. Nous nous sommes donc mis d'accord pour accorder qu'on pouvait poser une égalité de principe, au moins par défaut, dans ce phénomène intime de la conscience, qui fait peut-être toute la valeur de la vie humaine. J'étais porté à me demander s'il n'y avait pas aussi une conscience chez les animaux. Mais il insistait pour dire que ce n'était pas la même chose, et je ne savais pas comment le contredire. Il faut dire que j'étais aussi heureux d'avoir un argument apparemment inattaquable pour l'égalité. Et surtout, il insistait sur le fait que la conscience était aussi la conscience morale, et qu'il y avait là une sorte d'accès au monde des valeurs, des idéaux, qui nous distinguait entièrement des animaux. Comme nous avions insisté sur le caractère mystérieux de la conscience, j'avais quelques doutes et je ne croyais pas justifié d'aller jusqu'à affirmer franchement qu'aucun animal n'avait de conscience morale, peut-être d'idéaux, au moins les plus intelligents, comme les singes ou les chiens. Mais l'argument me paraît quand même bon. Ne sommes-nous pas égaux par la présence en nous de cette conscience ? Voilà me semble-t-il une bonne manière de répondre à Hugues sur le plan que tu sentais être décisif, celui de la morale.

Cette discussion avec Gobet a été en somme une expérience un peu étrange. A certains égards, j'ai bien aimé le retrouver avec sa même verve que dans ses classes au lycée, et avec le plaisir de me trouver en dialogue avec lui. En même temps, j'ai eu peu à peu un étrange sentiment, que je n'ai analysé qu'après. Te souviens-tu que nous aimions son assurance et son intelligence ? On se sentait comme transporté dans le monde de la pensée en l'écoutant. Et au café, j'ai senti toujours plus comme sa fragilité sous l'air assuré. Il y avait une sorte de façon d'utiliser le langage pour se cacher les précipices qu'il devait sentir instinctivement derrière les paravents de son discours. Plus il s'expliquait et plus il me semblait qu'il s'agitait à vide. C'est au point qu'après avoir été content de tomber d'accord avec lui sur la solution que je t'ai décrite, cet accord me laisse justement perplexe, comme si j'avais été amené à voir les mêmes mirages que lui. J'attends donc avec impatience la façon dont vous réagirez, toi et Hugues, à cette idée. J'aurais peut-être besoin d'un peu d'air frais des montagnes.


Avec toute mon amitié


Robert



Cher Robert,


Vite un mot, bref, parce que je passe en coup de vent au café de la vallée. Je me suis proposé pour descendre chercher un peu de matériel dont nous avons besoin, et il faut que je le monte au village rapidement. Mais j'avais envie de te répondre sans trop attendre.

Tu as bien fait de revoir Gobet, et j'aurais aimé être avec vous à cette terrasse. J'imagine tout à fait la scène, comme tu la décris. Et je trouve étonnant combien je partage comme naturellement ton sentiment, de cette fragilité de nos professeurs, et surtout de ceux qui étaient le plus convaincus. Ta solution me paraissait rejoindre ce que je cherchais. Et en la lisant, je la trouvais bonne, et j'avais pourtant un sentiment analogue au tien, qu'elle ne tiendrait pas quand je la présenterais à Hugues, même si je ne voyais pas clairement son défaut.

Hugues a aussitôt mis le doigt dessus. Tu as tout à fait raison de comparer l'homme aux animaux, et il suffisait en somme de continuer. Car les animaux sont aussi conscients, à ce que nous pouvons juger, et plus ou moins selon les espèces et les individus. Ils ont aussi quelque chose comme un sens moral. Observe un chien ou un chat par exemple, avec ses sentiments de fierté, de honte, suivant qu'il agit bien ou mal, et tu devras bien lui reconnaître une idée de ce qui est bien, ou des idéaux, quoique non exprimés dans des discours. Et viens de là à l'observation des hommes. Il est évident qu'ils diffèrent beaucoup entre eux, les uns étant plus conscients, ayant davantage d'idéaux, ou des idéaux plus élevés. Et nous-mêmes, nous voyons bien en nous des évolutions sur ces points, notre conscience ne restant pas toujours la même. Bref, à regarder les choses sobrement, on voit bien que l'égalité n'est pas davantage dans ce domaine de la conscience que dans tous les autres.

A propos du mystère de la conscience, Hugues m'a cité l'un de leurs penseurs qui fait des remarques très pertinentes à ce sujet. Ce sentiment du mystère est une sorte d'aveu que nous n'avons pas d'explication pour une chose, et quand elle nous paraît bonne, c'est une sorte d'admiration, de joie, face à ce qui nous arrive de bien sans que nous puissions l'expliquer. Et ce sentiment est lui-même bon, pourvu qu'on en retienne le scepticisme qu'il exprime aussi. Mais certains veulent transformer cette ignorance en obscurité, dans laquelle ils font passer en contrebande les idées qui les intéressent. Ainsi, le mystère de la conscience ne dit rien sur l'égalité de la conscience en tous, ni sur l'identité de sa nature morale, contrairement à ce qu'insinuent des gens comme Gobet.

Mais je te dis cela rapidement, étant déjà habitué à discuter avec Hugues et trouvant peut-être un peu vite naturelle cette façon de penser. Excuse-moi si je ne développe pas suffisamment. C'est aussi le temps qui presse. Il me faut remonter.

Vite un mot encore. J'ai invité Hugues à passer un moment chez moi, et vous pourrez faire connaissance. Je suis sûr que vous vous apprécierez beaucoup. Il nous invite déjà à aller le voir en @. Fantastique la possibilité d'aller visiter ce pays avec un guide si avisé !


Avec toute mon amitié


Jacques