L'Examinateur

Hebdomadaire de critique politique




Élection du parlement en @

Entretien avec le professeur Louis Vuibert

Monsieur le professeur Vuibert, vous êtes un éminent spécialiste des régimes démocratiques contemporains, et tout particulièrement du régime de @. Il n'est déjà pas toujours facile pour nos lecteurs de comprendre les événements politiques de pays voisins normaux, dont les institutions se rapprochent des nôtres, mais dont on se rend toujours compte qu'elles en diffèrent aussi plus qu'on ne croit d'habitude. Lorsqu'il s'agit de @, les différences sont souvent si grandes, et surtout si étonnantes, qu'on a peine à comprendre le sens des événements politiques, et plus encore les enjeux. On va y réélire un nouveau parlement dans deux jours. Pouvez-vous nous dire ce que cela signifie et comment ces élections ont lieu ? Même quand on est comme moi un connaisseur de la vie politique, on s'y perd, parce que leur démocratie n'en est pas une, parce que leurs citoyens n'en sont pas dans notre sens, parce qu'on ne voit pas quels sont les partis, les programmes qu'ils défendent, pour quels députés ils votent exactement. Au moment où on croit comprendre quelque chose, les spécialistes nous disent que ce n'est pas du tout cela. C'est horriblement compliqué. Que se passe-t-il donc ?

En fait, le problème n'est pas que ce soit vraiment compliqué, mais que tout ce que nous pensons reconnaître comme similaire à ce qui se passe chez nous est, disons, comme décalé en @. Pour commencer, vous avez raison de dire que leur démocratie n'en est pas une. Ou plutôt, puisqu'ils soutiennent au contraire qu'ils ont une démocratie plus authentique que les nôtres, il faut dire au moins qu'elle n'a pas le même sens que chez nous. On a beaucoup discuté pour classer ce régime. Certains tiennent à y voir une aristocratie, mais ils doivent ajouter que c'est une aristocratie étrange également. D'autres acceptent d'y voir une sorte de démocratie, mais imparfaite. Et on trouve même des spécialistes qui acceptent l'idée de @ que c'est au contraire une démocratie plus parfaite que d'autres. On a cherché de nouveaux noms pour la classer à part. Par exemple...

Mais tout le monde n'a pas le droit de vote dans ce pays. Il ne peut pas être démocratique !

C'est vrai, tout le monde n'y a pas le droit de vote. Mais savez-vous ce qu'ils nous répondent, si nous leur faisons ce reproche ? Que chez nous non plus. Parce que nous ne laissons pas non plus voter les enfants, les malades mentaux ou les étrangers...

Bien sûr, c'est normal. Mais ils ne donnent pas ce droit à des adultes, sains d'esprit, nés chez eux. Ils discriminent.

Si vous voulez. Mais ils prétendent qu'ils discriminent simplement autrement que nous.

Nous ne discriminons pas !

Laissez-moi vous expliquer, sinon nous n'avancerons pas et n'y comprendrons rien. Les citoyens ne le deviennent chez eux qu'après un examen, et tous ceux qui le passent acquièrent les droits politiques. Il y a donc une sélection officielle, mais pas de discrimination individuelle, selon eux, puisque tous ceux qui passent l'examen acquièrent ces droits, dont le droit de voter et le droit d'être élu aux différentes fonctions publiques. Donc effectivement, ces élections ne concernent immédiatement que les citoyens. Et (je vous vois prêt à intervenir) j'ajoute bien sûr ce que tout le monde sait, qu'entre les citoyens il y a des différences, selon des lois officielles dont il n'est pas question ici de parler, certains d'entre eux ayant plusieurs voix. Tout cela a conduit bien des gens à qualifier leur régime d'aristocratique, mais peu importe maintenant. Ce dont il s'agit, c'est de comprendre les élections.

Ils sont élitistes.

Ça, ça ne veut pas dire grand chose concernant leur régime. Mais admettons-le, si cela vous fait plaisir.

Ça ne me fait pas plaisir, mais ils sont élitistes.

Admettons-le, vous dis-je. On accorde trop d'importance à ces voix supplémentaires. Les statistiques montrent qu'elles ne jouent pas un très grand rôle, au moins dans les élections populaires, car au parlement ou dans de plus petites assemblées, c'est une autre affaire. Mais revenons à nos élections. Vous avez remarqué qu'on ne sait pas quels sont les partis en présence. Et pour cause. Parce que leur constitution ne reconnaît pas les partis et, à certains égards, les interdit même.

Quelle cacophonie !

Ils se présentent pour des mandats de deux ans, et chaque année, comme maintenant, on renouvelle la moitié du parlement. Évidemment, chaque électeur ne peut pas connaître l'ensemble des candidats, mais il en connaît plus ou moins bien une partie, plus ou moins grande selon sa propre expérience et l'effort qu'il a fait pour se renseigner. Et cela suffit. Il ne vote ni pour un parti, ni pour un représentant de sa région, mais il vote pour dix candidats dans la liste entière, la même pour tous dans tout le pays.

Et s'ils votent tous pour les dix mêmes, ou les vingt plus populaires ?

Théoriquement, ce serait possible, et il faudrait un deuxième tour. Mais en pratique, cela n'arrive pas, même si certains candidats très populaire ont un très grand nombre de voix, et d'autres très peu. A la limite, une voix suffirait à quelqu'un pour occuper le dernier siège disponible, et il siégerait avec la même légitimé que le plus populaire, même si, bien sûr, ce n'est pas avec le même prestige.

Mais alors, il y a n'importe qui dans ce parlement, pas de programme, pas de groupes cohérents.

Pas de partis, non, ni par conséquent de programmes communs. Et cette diversité est voulue. Aucun parlementaire ne suit une ligne qui lui soit dictée par quelqu'un d'autre. Ce serait même considéré comme tout à fait immoral, et dans certains cas comme une faute grave. On veut que chacun juge par lui-même de tous les sujets, et comme je vous le disais, il y est même tenu. Par conséquent, il n'y a pas non plus de discipline de vote, bien sûr. Et personne ne sait exactement comment, sur chaque sujet, la discussion va se développer, quelles idées vont être lancées, approuvées ou rejetées. Il faut avouer que, pour un observateur venant d'un pays où il y a des partis, les débats et les décisions d'un tel parlement sont extrêmement imprévisibles et parfois déconcertants. Un de nos parlementaires qui a l'habitude de dormir sur sa chaise ou de se promener hors de la salle durant les débats, se fiant à la discipline du parti, ne s'y retrouverait absolument plus.

Mais quels sont les enjeux ? Il doit bien y avoir des problèmes généraux dont tout le monde discute.

Oui, comme partout, certains problèmes s'imposent. Et chaque année, il y a des problèmes dans l'air, qui influencent le choix des électeurs, qui incitent aussi les candidats à développer leur façon de les concevoir. Cette année par exemple, on discute beaucoup, entre autres, de l'augmentation du salaire des mères...

Scandaleux !

Mais les prises de position et les promesses sur de telles questions ne sont pas l'essentiel, parce que les citoyens de @ sont appelés à voter sur toutes les lois et décisions importantes par l'intermédiaire du référendum, quand ce n'est pas même par leurs propres initiatives populaires où ils proposent eux-mêmes des lois. C'est pourquoi les candidats ne proposent pas tant des programmes, qu'on ne leur demande pas, mais, comme je vous le disais, une position politique. Ils indiquent quels sont les objets qui les intéressent, comment ils les envisagent, dans quel sens ils désirent infléchir la politique du pays, sur quel genre de questions ils insistent, quelles valeurs leur importent, et ainsi de suite. Et comme il est possible de se représenter, pour ceux qui ont déjà été membres du parlement, l'ensemble de leurs interventions est disponible dans leur dossier, accessible à tous sur internet, et il joue un rôle très important pour le choix des citoyens, dans un sens positif et négatif d'ailleurs. On voit que les candidats ont un dossier composé de deux parties, l'une dépendant d'eux-mêmes, et l'autre étant automatiquement constituée par l'administration, selon des règles précises. Les @ accordent beaucoup d'importance à l'existence de cette seconde partie du dossier, qui leur permet de juger les candidats en fonction de leurs actes aussi bien que de leurs idées. D'ailleurs on trouve fréquemment dans la partie personnelle, si je peux dire, du dossier, des réflexions critiques sur certains aspects du dossier public, soit pour expliquer comment le candidat estime qu'il avait mal vu le problème à l'époque, et comment il le voit aujourd'hui, soit pour montrer comment il prendrait une autre position différente aujourd'hui parce que la situation a changé. Il faut dire que, pour nous, les spécialistes de la politique de @, ces réflexions critiques sont extrêmement précieuses, parce qu'elles nous permettent d'entrer dans les manières de voir des citoyens de @ sur une très grande quantité de sujets qu'il nous serait très difficile de comprendre sinon, et dont même nous n'aurions souvent aucune idée.

Alors, si j'ai bien compris, même vous, vous ne pourrez pas nous dire qui va gagner ces élections.

Sous cette forme simple, en effet, la question n'a pas de sens en @, et eux-mêmes n'auraient rien à vous répondre. Mais pour les connaisseurs, il y a des tendances qui se dessinent et peuvent ou non se confirmer.

Professeur Vuitier, je vous remercie de cet entretien, où vous nous avez fort bien montré à quel point il est difficile de s'y retrouver dans le labyrinthe des élections en @.

Ce n'est pas tout à fait ce que je voulais dire.

Merci professeur.


Entretien réalisé par André Mertens, chef de la rubrique politique étrangère à l'Examinateur


Il est possible de voir la vidéo de cet entretien à l'adresse suivante :

politique_et.examinateur.com/entretiens/mertens/2039184/vd