L'ExaminateurHebdomadaire de critique politique
Pourquoi @ rejette les droits de l'hommeEntretien avec le professeur Guy A.Monsieur le professeur A., vous êtes philosophe et vous enseignez à la plus prestigieuse université de @. Vous avez publié des ouvrages de philosophie politique qui ont influencé les débats lors de l'élaboration de la constitution de votre pays, et notamment au sujet du rapport aux droits de l'homme. Vous êtes donc l'un des responsables du refus par votre pays de la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui se trouve au fondement de l'ordre politique mondial. Non seulement votre pays ne l'a pas adoptée, mais il la viole sur un grand nombre de points, provoquant le scandale dans la communauté internationale et de nombreux appels à vous imposer le respect de ces droits par tous les moyens, sanctions économiques et même interventions militaires. Tout cela montre à quel point votre attitude soulève l'indignation hors de vos frontières. On n'en finirait plus d'énumérer les points sur lesquels vous ne vous conformez pas à cette déclaration. Vous ne respectez pas déjà le principe fondamental de l'égalité des hommes, et vous avez établi des différences de statut qui correspondent à des discriminations, en réservant notamment les droits politiques à une seule classe aristocratique, en maintenant même des gens dans la servitude, sous tutelle, comme vous dites. Vous attaquez le principe de propriété sur plusieurs points. Vous ne reconnaissez pas le droit inaliénable à la fondation d'une famille et les droits qui y sont rattachés. Bref, ce n'est pas sans raison qu'on peut vous reprocher d'avoir cherché à renverser tous les principes des droits de l'homme. Comment peut-on justifier une telle attitude dans un pays dit civilisé ? Merci d'abord de l'ouverture d'esprit de votre journal, qui nous fait l'honneur de supposer que nous devons bien avoir des raisons de penser comme nous le faisons, plutôt que de voir seulement en nous des monstres à jamais incompréhensibles, comme beaucoup le font. Il est vrai qu'on s'indigne fort à l'étranger, et surtout dans certaines classes de la société, et précisément dans les classes dominantes. Il faut donc relativiser cette supposée expression du sens moral universel censé se soulever contre mon pays. En vérité il se réduit principalement au sens moral de certaines classes dominantes, qui craignent l'influence de nos conceptions parce qu'elles sont très défavorables au maintien de leurs privilèges... Mais c'est chez vous qu'on défend les privilèges, alors que les droits de l'homme se fondent au contraire sur l'égalité. Vous avez remarqué que la perspective s'inversait entre nous et vous. Si vous voulez comprendre, il faut donc accepter de voir vos convictions apparaître à l'envers, comme vous voyez les nôtres à l'envers à présent. Donc n'oubliez pas que selon vos principes, ce sont des hommes, nombreux, qui en @ ont choisi leurs propres principes, et que, étant des hommes, ils sont doués de raison, selon la déclaration à laquelle vous vous référez, et qu'il faut donc accorder une attention réelle à leurs arguments. Bien sûr, nous sommes là pour ça, je vous écoute. Merci. Revenons à ce qui choque, sans reprendre toute la liste des accusations que vous avez rappelée, et fortement résumée, en introduction. C'est bien sûr d'abord le fait que notre société soit évidemment fondée sur des principes souvent tout à fait contraires à ceux de cette Déclaration. Et plus encore peut-être, le fait que, ne l'ayant jamais adoptée, nous ne la violons pas, comme vous le dites, mais ne la reconnaissons pas. Le simple fait qu'on nous accuse de la violer alors que nous ne l'avons pas adoptée montre qu'elle a dans l'esprit de beaucoup un statut sacré, comme si ces droits étaient absolus, dictés par quelque dieu tout puissant. On nous accuse en somme de ne pas y croire, alors que ce serait la vérité absolue. Bref, poursuivant de très vieilles traditions, on nous accuse d'être des mécréants. Et à partir de là, on est bien prêt à nous contester la raison, même à l'encontre de cette Déclaration elle-même. Et ce jugement global permet de ne pas entrer en discussion sur tous les points de détail. Alors, au lieu de réfléchir sur chacune de nos différences, on se contente de les recenser pour les condamner et les accumuler en une grande masse de crimes, scandaleuse, dont il faut se détourner avec effroi. Et, comme vous le remarquez, il n'est pas difficile d'accumuler les points où nous nous opposons à cette Déclaration, déjà parce que nous la refusons dans sa totalité. Mais il est évident de plus que nos institutions contredisent directement plusieurs articles, comme l'article 16 sur le droit de se marier et de fonder une famille, l'article 21 sur le droit pour chacun de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays et sur le suffrage universel égal, l'article 26 sur le droit des parents de choisir l'éducation de leurs enfants, et l'article 27, sur la propriété intellectuelle. Sur tous ces points, et d'autres, au lieu de s'indigner, il serait plus pertinent de se demander s'ils correspondent bien à un sens moral universel, obligatoire pour tout homme, puisque cette conception se trouve justement contredite en fait lorsqu'une société entière, délibérément, après mûre réflexion, en s'appuyant sur des arguments, après de nombreux débats, s'accorde finalement pour voir les choses autrement, pour mettre en pratique d'autres idées et prouver par son succès qu'on peut non seulement vivre, mais vivre plus heureux de cette manière. Ne voit-on pas que, par le recours à l'opinion la plus commune, décrétée universelle sans vérification, on interdit tout développement moral de la même façon qu'on aurait empêché le développement de la science, comme on a tenté de le faire, en imposant dans la connaissance de la nature l'opinion majoritaire, afin de refuser par exemple de voir la terre tourner autour du soleil plutôt que l'inverse ? Mais il y a quand même des comportements qui sont simplement condamnables, et des droits incontestables ! Et si vous pensez les connaître, je me contente pour l'instant de vous ramener au préambule de votre Déclaration, qui affirme vouloir favoriser le progrès social. Or ces droits de l'homme se conçoivent eux-mêmes comme le résultat d'un progrès social, avec celui de l'éducation et des idées qui en fait partie. Et de même, ce progrès qu'il faut favoriser, il faut lui donner la possibilité de se poursuivre dans le domaine des idées, et lui permettre de contester celles que nous avons à présent. Or en refusant les conceptions qui s'en écartent, comme celles de mon pays, on fige le progrès, et on l'arrête, contre l'intention officielle même de la Déclaration, quoique ce ne soit peut-être pas contre son esprit malheureusement. Oui, bien sûr, il faut le progrès, mais raisonnablement. Très juste, et c'est un progrès raisonnable qui a précisément conduit à nos conceptions, comme vous pourrez le voir en en examinant les raisons. Remarquez que si nous refusons cette déclaration, nous ne rejetons pas systématiquement tous les idéaux qui s'y manifestent, quoique sous une forme inadéquate. Ainsi, pour en venir à notre opposition à la famille, l'article premier de votre déclaration demande que tous les hommes agissent entre eux dans un esprit de fraternité. Qu'entend-on par là ? Quelque chose d'assez confus, parce que dans la vie concrète les frères sont rarement les modèles de ce qu'on voudrait signifier par la fraternité. Ensuite, parce que la fraternité réelle, là où elle correspond à la concorde des frères, est une alliance limitée, en large partie tournée contre le reste de la société. Mon frère est celui qui me favorise, qui me soutient contre les autres. Mais supposons cette concorde et la possibilité d'universaliser l'esprit de fraternité. Cela voudrait dire que tous les hommes devraient devenir frères. Et pour qu'ils puissent le devenir, il faudrait supprimer entre eux la distinction des familles, par laquelle chacun n'est le frère que de ses frères et sœurs dans sa seule famille. C'est ce qu'ont tenté par exemple des sociétés restreintes comme les ordres monastiques, en supprimant justement entre eux les différences familiales. Vous voyez donc que pour réaliser cette « fraternité », si vous voulez conserver le terme, il faut justement abolir les différences de famille et par conséquent les familles, comme nous le faisons. Simplement, n'ayant plus la famille pour modèle, nous n'avons plus de raison non plus de nommer « fraternité » ce rapport entre nous délivré des haines de familles. Voilà un progrès, que votre déclaration réclame, quoiqu'en l'exprimant maladroitement, mais qui exige pour sa réalisation la réfutation et l'abolition entière de son article 16, puisqu'il pose à tort la famille comme l'élément naturel et fondamental de la société. Mais il n'y a pas de société sans famille ! Vous oubliez subitement la mienne. Et vous préjugez que si elle n'existait pas, elle ne pourrait pas être instituée. C'est encore la même attitude que face au progrès de la science, lorsqu'on lui opposait que personne n'avait vu les choses de la manière dont elle le proposait, et qu'on décrétait donc qu'elle ne pouvait être vraie. Mais la question est justement de savoir si votre société est une société, euh, légitime. Et je viens de vous montrer qu'elle devrait l'être pour celui qui accepte l'idéal de la « fraternité » bien compris, c'est-à-dire en principe celui de tous ceux qui adhèrent à l'idéal exposé dans la Déclaration universelle des droits de l'homme. Cela demande réflexion, avouez-le ! Oh, je l'avoue sans peine. Mais ce n'est sûrement pas pour réaliser la fraternité que vous ne respectez pas le droit de chacun de voter et de participer à la vie politique. Laissons cette malheureuse fraternité. L'article auquel vous vous référez n'a pas de sens, littéralement. Et si on l'interprète librement, il n'interdit pas ce qu'il voudrait interdire. Aucune société ne peut laisser participer tout homme à la vie politique. On en tient à l'écart déjà les enfants, puis les fous, les faibles d'esprit, les prisonniers, les étrangers, etc. Il y a donc en toute société une discrimination entre ceux qui peuvent y participer et les autres. Et, où doit être tracée la frontière, cet article ne le dit pas. Même s'il l'indiquait d'ailleurs, comment savoir si c'est la bonne délimitation qui aurait été définie. Pour le faire, il faut argumenter et tenir compte de nombreux facteurs. Nous avons établi pour notre part de manière explicite les règles qui permettent de définir qui peut être considéré comme citoyen et participer donc à la vie politique. Mais cela ne peut se faire à partir d'une simple réflexion sur de supposés droits de l'homme. Il faut tenir compte de l'avantage de la société, comme nous le faisons. Il s'agit d'une question de politique, et non seulement de morale. Il n'est donc pas étonnant que votre Déclaration ne parvienne pas à définir le statut de citoyen et doive laisser cette tâche à la réflexion politique dans chaque société. Pourquoi donc persiste-t-on à nous reprocher de ne pas nous conformer à cet article, même du point de vue de ceux qui y croient ? On le fait par une comparaison immédiate, fort peu réfléchie, en observant quelles catégories d'hommes peuvent voter chez nous, et quelles sont celles qui le peuvent dans la société de référence pour faire cette comparaison. On dira donc, par exemple, « naturellement, les enfants doivent être exclus, comme nous le faisons aussi, mais telle catégorie d'adultes que vous avez jugée inapte à la citoyenneté y est admise chez nous, et vous les discriminez donc injustement ». C'est tout à fait arbitraire, parce que vous vous contentez de poser comme norme ce qui se fait chez vous. Ou bien on dira : « le critère est simple : dès que quelqu'un est arrivé à l'âge de raison, et tant qu'il est capable de raisonner, il a le droit de voter ». Mais encore une fois, vous procédez sans penser que le critère auquel vous vous référez pour définir la capacité rationnelle suffisante n'est toujours que la manière dont on en juge d'habitude chez vous, ce qui reste encore tout aussi arbitraire. Et inutile de crier, comme souvent : « qui êtes-vous pour vouloir juger de la raison des autres ? », puisque vous êtes aussi bien obligés de le faire, quoiqu'en traçant une ligne de démarcation différente de la nôtre. Mais nous donnons ce droit à tous ceux qui sont capables de raison, tandis que vous exigez plus. Non, vous tracez la ligne de démarcation autrement et plus bas que nous, et selon des critères extrêmement flous, qui vous permettent de ne pas vraiment vous poser le problème, en définissant généralement un âge de la maturité, que vous êtes toujours obligés de réajuster, fort arbitrairement. Mais qui pourrait assurer qu'un adolescent qui n'a pas atteint cet âge est pour autant toujours dénué de la maturité que vous reconnaissez à un quelconque jeune adulte qui l'a atteint ? Nous fixons nos critères de manière plus précise, et en fonction des capacités dont il s'agit, plutôt que d'un âge, corrélé de manière vague seulement à ces aptitudes. Mais vous attribuez même à certains plusieurs voix, ce qui rompt l'égalité. Certainement, car s'il faut un degré de raison pour être citoyen, ne peut-on pas penser qu'un degré supérieur peut être pris en compte aussi pour donner du poids au vote de celui qui en fait la preuve ? Voilà justement l'erreur. Au lieu de reconnaître simplement la raison à tout le monde, vous prétendez encore juger de degrés d'intelligence, et vous introduisez une inégalité contre nature. Vous faites bien d'avancer cet argument, qui nous ramène au premier article de votre Déclaration, selon lequel tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits, tous étant doués de raison et de conscience. C'est une affirmation fort étrange, parce qu'elle se présente comme énonçant un fait naturel, et que cette prétendue constatation est fausse, très clairement fausse. La liberté d'un nouveau-né est si limitée qu'on peut en affirmer autant et plus de beaucoup d'animaux. Le fait évident est plutôt celui de sa dépendance à peu près totale, de son manque de liberté. Quant à sa dignité, ce n'est plus un fait qui puisse se mesurer objectivement, parce qu'elle dépend de la dignité qu'on lui accorde. Si l'on considère le nourrisson lui-même, il ne peut s'en accorder aucune, parce qu'il n'a pas encore la moindre idée de ce que c'est. Et pour les autres, ils lui en accorderont généralement autant que leur société a l'habitude de le faire. Cet article serait-il donc plutôt un commandement, nous demandant d'accorder une dignité égale à tous, y compris au nouveau-né ? Ce commandement serait absurde, parce qu'il enlèverait tout sens à la dignité, ne permettant pas de concevoir ce qui n'est pas elle, son contraire, l'indignité, et tous les degrés entre les deux. Or une dignité qui ne correspond pas à une place sur une échelle des dignités, qui se confond avec n'importe quel degré, qui se réduit à être attribuée automatiquement à tout homme, pour rien sinon pour le fait qu'il est homme, perd tout sens. Autant affirmer que tout homme est grand par définition, et nous aurons simplement fait perdre son sens à cet adjectif, qui se réfère nécessairement, dans sa signification actuelle, à des comparaisons de grandeurs différentes. Et de même pour la raison, qui semble être attribuée ici à tous comme une caractéristique inaltérable de l'homme, comme s'il n'y avait des degrés de raison, et peut-être un degré zéro, ou une absence de raison. Direz-vous que le fou est doué de raison, alors que vous le soignez parce que vous jugez qu'il l'a perdue, par exemple ? Et de même pour la conscience, qui comporte toute une échelle de degrés, et qu'on peut attribuer aux degrés inférieurs aussi bien à une grenouille, à une mouche ou à un ver. Vous me direz peut-être, encore une fois, qu'il ne s'agit pas ici d'établir un fait, mais de commander une attitude, de sorte qu'on pourrait signifier cette injonction ainsi : « Traitez tout être humain comme libre, digne, raisonnable et conscient, qu'il le soit ou non en réalité ». On pourrait au moins comprendre cela, mais la règle serait assez peu raisonnable, et il faut espérer que la mère ne se fiera pas à l'expression des désirs de son petit enfant comme s'il les avait mûrement raisonnés. Ou peut-être me direz-vous qu'il faut l'entendre autrement encore, non pas comme demandant de traiter le petit enfant comme raisonnable et libre, etc., mais comme capable de devenir raisonnable et libre. Alors oui ; mais c'est avouer aussi qu'il ne l'est pas encore, et qu'il faudra attendre pour voir si l'espoir qu'il le devienne se réalise, et pour savoir jusqu'à quel point il pourra se réaliser. Or c'est bien ainsi que nous procédons en @. C'est pourquoi nous nous garderions d'exprimer la recommandation de cette attitude dans le langage absurde de la Déclaration. Absurde ! C'est un peu exagéré. Ce qui importe c'est la manière dont on exige que l'homme soit traité, et non quelque subtilité philosophique dans la façon de l'exprimer. Au contraire, le mode d'exposition de cette liste de vœux importe beaucoup. Car c'est bien en fait une liste de vœux qui est déclarée. On se demande ce qu'on pourrait désirer, et parmi ces désirs on sélectionne ceux qui paraissent généralisables au point qu'on puisse supposer tout homme disposé à désirer aussi la même chose ; et, si l'on juge ces désirs raisonnables, c'est-à-dire conformes aux désirs jugés raisonnables dans sa société, on leur attribue le titre de droits. Par exemple, qui ne voudrait pas recevoir une bonne éducation, vivre dans un confort matériel minimal, avoir du travail et un salaire, ou une pension s'il ne peut travailler, la possibilité de se déplacer, la liberté de s'exprimer, et ainsi de suite ? N'est-il pas raisonnable de le désirer ? Si. Donc attribuons à chacun un droit de travailler, de circuler, etc. Mais comment passe-t-on de ces désirs (qu'on suppose souvent à tort universels) à des droits ? Ces droits sont vus ici comme des revendications justifiées, légitimes, et créant donc pour la société une obligation d'y répondre positivement. Et ces droits n'existeraient pas parce qu'une société les aurait formés en son sein, comme l'un des résultats de sa propre constitution, avec un sens relatif par rapport à elle, mais parce qu'ils sont supposés inhérents à la nature humaine, comme s'ils en étaient des propriétés. Ainsi, partant de l'existence de désirs, naturels, ou supposés naturels, on croit leur donner une force magique en les transformant en des droits et l'on s'imagine pouvoir imposer ainsi leur réalisation. N'est-il pas raisonnable de désirer manger à sa faim ? Faisons-en donc un droit, et par là l'obligation corrélative de nourrir. On a alors pris un raccourci, passant directement du désir à sa réalisation en envoyant le problème de cette réalisation effective à une entité à moitié divinisée, la société, soumise à quelque autre entité franchement divine qui oblige la société à s'exécuter selon les exigences du droit. Et l'on pense ainsi facilement que la réalisation est possible, ou — ce qui revient au même dans cette pensée magique — doit être possible. On croit même que les différents désirs peuvent être satisfaits sans jamais empêcher en réalité la satisfaction des autres, les éventuelles incompatibilités pratiques entre les uns et les autres étant simplement négligées et posées comme négligeables. On en vient aux pires absurdités de la pensée magique et superstitieuse quand, dans l'article 3, on affirme le droit de tout individu à la vie. C'est un droit qui comporte le droit à la santé et à l'immortalité ! On voit bien à quel point cette pensée magique, prétendant se maintenir dans la sphère du raisonnable, se trouve en réalité entraînée par la pente de sa tendance irrationnelle à l'expression des revendications les plus folles, prétendant finalement commander à la nature de se mettre entièrement à notre service. Certes (je vous vois prêt à réagir), on pourra toujours objecter qu'il faut interpréter la formule autrement, comme signifiant que chacun a droit à ce qu'on respecte sa vie. Mais pourquoi ne le formule-t-on pas ainsi ? C'est évidemment parce qu'on veut pouvoir généraliser, revendiquer aussi des soins en cas de maladie ou d'accident, un environnement favorable à la vie, etc. Et dans cette ouverture peut venir se dessiner le droit à un effort infini de la société pour prolonger la vie, pour contraindre la nature en ce sens. Bref, si l'on ne demande pas directement à la nature de nous assurer la vie, du moins demande-t-on à la société, nouveau dieu, de contraindre la nature à nous l'assurer. Et l'on constate ce mode de conception magique du droit à l'œuvre partout dans les sociétés des droits de l'homme. A cette pensée, nous opposons catégoriquement une tout autre méthode, parce que nous ne nous tournons pas vers les dieux (même cachés et innommés) pour résoudre nos problèmes. Nous constatons nos désirs, mais en sachant qu'ils évoluent, qu'ils entrent en relation entre eux, se transforment les uns les autres, et ne peuvent donc pas être considérés comme des réalités immuables, clairement définies une fois pour toutes. Nous cherchons aussi à les réaliser, en cherchant à distinguer les plus importants, ou les complexes les plus satisfaisants qu'ils peuvent former, en sélectionnant les plus répandus, en cherchant à tenir compte de beaucoup d'autres aussi. Mais nous évitons de chercher à les transformer en droits, parce que nous croyons que rien d'autre ne peut conduire à leur satisfaction que les inventions politiques et leur réalisation concrète, qui exigent aussi bien l'esprit de l'ingénieur que celui du poète. C'est pourquoi, alors que votre Déclaration fige l'ordre social et moral, nous le modelons et remodelons sans cesse, au-delà des limites que voudraient y fixer les prétendus « droits de l'homme ». Il en va ainsi pour la famille, que vous sacralisez et que nous abolissons pour réaliser un ordre social supérieur. Je peux vous montrer comment presque chacun des articles de la Déclaration représente ainsi une tentative d'empêcher le progrès social sur un point ou l'autre... Je vous crois aisément ! Mais je craindrais que cet entretien ne prenne des dimensions trop importantes, et, maintenant que vous nous avez permis d'entrevoir les raisons principales de votre opposition aux « droits de l'homme », je vous propose de mettre fin ici à cet entretien. Vous avez raison, j'oubliais que le temps et l'espace nous étaient comptés. Merci de votre intérêt. Merci professeur.
Entretien réalisé par André Mertens, chef de la rubrique politique étrangère à l'Examinateur
Il est possible de voir la vidéo de cet entretien à l'adresse suivante : politique_et.examinateur.com/entretiens/mertens/2052965/vd |