Discours de Diana Segurana

Soixante-et-unième séance de la deuxième législature

Tiré des archives du Parlement @



Membres du Parlement,

Je veux aujourd’hui attirer votre attention sur quelques problèmes concernant les provinces pédagogiques que nous déciderons peut-être d’instituer, et l’éducation qu’y recevraient les enfants. Je ne prétends pas résoudre ces problèmes, le principal objectif de mon intervention étant de susciter la discussion. Tout au plus puis-je dire que j’ai des pistes de solution à proposer.

Je sais qu’une partie non négligeable des citoyens et aussi des membres de cette assemblée est pour le moins dire réticente à l’idée de la prise en charge de l’éducation des enfants par ce que nous avons décidé d’appeler des provinces pédagogiques. Certains disent même y voir une forme de totalitarisme en ce que le droit des parents d’élever leurs enfants comme ils l’entendent serait bafoué. Cependant je n’ai pas l’intention de creuser à fond cette question, plusieurs membres de cette assemblée – en précisant les principes fondateurs des provinces pédagogiques et en expliquant pourquoi l’éducation familiale est incompatible avec l’éducation des futurs citoyens et la participation active des citoyens actuels (à savoir les parents) aux délibérations politiques – me semblent déjà avoir montré que ces critiques étaient illégitimes. Je n’aborderai donc la question qu’en passant, directement ou indirectement, quand les problèmes qui m’intéressent l’exigeront.

J’aimerais d’abord vous rappeler à quel point l’éducation que nous avons reçue nous a mal préparés à affronter les troubles qui ont précédé et accompagné la fondation de notre nouvel État, de même qu’à assumer les responsabilités propres au rôle de citoyen et, du même coup, à celui de soldat dans la milice. Les choses auraient très bien pu se passer autrement, c’est-à-dire beaucoup plus mal. Nous aurions pu nous décourager, céder à la peur, manquer de combativité et, par lâcheté, accepter un esclavage encore plus grand dans l’espoir de retrouver une paix et un confort trompeurs. Et cela serait probablement arrivé à la plupart d’entre nous si nos anciens maîtres ne s’étaient pas montrés aussi maladroits dans leurs réponses à nos réclamations. En cela nous devons leur être reconnaissants.

Les plus âgés d’entre nous, dont je fais partie, ont reçu une éducation parfois brutale ou simplement autoritaire où l’obéissance des enfants n’était pas un moyen de les rendre plus libres, mais plutôt de les modeler pour les rendre aptes à servir docilement les intérêts de leurs maîtres, à savoir leurs employeurs et aussi l’élite économique qui régnait sur l’ancienne société. Pour des raisons qui demeurent encore à éclaircir, mais où ont certainement joué un rôle important une opposition non réfléchie à cette éducation et un changement de stratégie des maîtres ou des idéologues qui étaient à leur service, la génération à laquelle j’appartiens a décidé de donner une éducation très différente à ses enfants, même si l’autre forme d’éducation a continué d’exister sous une forme atténuée, principalement dans les milieux plus pauvres et plus isolés. Cette nouvelle éducation consistait, entre autres, à organiser et même à contrôler la vie des enfants jusque dans ses moindres détails, sous prétexte de protéger les enfants – qu’on disait aimer énormément – de tous les maux réels ou imaginaires qui menaçaient de s’abattre sur eux et qui auraient pu les empêcher de s’épanouir pleinement : les mauvaises influences des autres adultes et des autres enfants ; la violence dans les émissions de télévision, les films et les jeux vidéos ; les accidents de vélo, de planche à roulettes, de patin et de natation ; la gastro-entérite, le rhume, les allergies au pollen, les piqûres de maringouins, les coups de soleil, la déshydratation et la fumée de cigarette ; les morsures de chien et les griffures de chat ; les traumatismes émotionnels pouvant résulter de l’intimidation à l’école ou du fait de ne pas se sentir suffisamment aimé par ses parents ; etc.

Cette dernière forme d’éducation était très contraignante pour les parents et les enfants, et elle n’est donc pas plus compatible avec ce qu’on attend des citoyens que ne l’est l’autre forme d’éducation dont j’ai parlé. À la limite, on peut même dire qu’elle est plus sournoise, sous son couvert de bons sentiments. En effet, les parents – quand ils ne servaient pas les intérêts de leurs employeurs – devaient veiller constamment au bien-être de leurs enfants pendant au moins une quinzaine d’années, au risque de se faire accuser de négligence par les autres parents et les enseignants s’ils n’agissaient pas ainsi. On voit mal comment ils auraient pu s’intéresser activement à la politique dans ce contexte, et on n’a donc pas à s’étonner du peu de pouvoir dont nous disposions effectivement, comme citoyens, dans l’ancien ordre politique – ce qui convenait tout à fait à nos maîtres, qui pouvaient nous gouverner plus facilement, malgré les apparences démocratiques. Quant aux enfants, on voit mal comment ils auraient pu acquérir un haut degré d’autonomie grâce à cette éducation, même en ce qui les concernait directement. L’État se refusait d’ailleurs à reconnaître cette autonomie quand ils étaient devenus adultes. Ses fonctionnaires organisaient, aux frais des contribuables, de vastes campagnes pour leur faire porter un casque à vélo, leur faire attacher leur ceinture de sécurité en voiture, leur faire connaître les effets nuisibles du tabagisme pour les autres et eux-mêmes, les sensibiliser aux bienfaits de l’activité physique et d’une alimentation saine, leur montrer comment se laver les mains afin d’éviter les épidémies de grippe, etc. Je ne veux pas insister ici sur l’absurdité manifeste qui consiste, pour un État, à confier le soin de veiller à la santé, à la sécurité et au bien-être des enfants à des adultes que l’on juge incapables de s’occuper de leur propre santé, de leur propre sécurité et de leur propre bien-être. Ce que je voulais surtout montrer, ce sont les tendances totalitaires selon lesquelles on modelait grandement la vie, les actes et même les sentiments des adultes et des enfants. C’est, me semble-t-il, ce qu’il faut éviter de faire en instituant les provinces pédagogiques, si nous décidons de les instituer. Il ne nous faut pas répéter sous une autre forme les erreurs du passé, comme cela s’est malheureusement déjà produit un nombre incalculable de fois tout au long de l’histoire de l’humanité.

Membres du Parlement, voici trois questions auxquelles j’aimerais que nous essayions de trouver une réponse. Dans l’hypothèse que nous décidions d’instituer des provinces pédagogiques, quelles grandes orientations pédagogiques pourrions-nous leur donner afin que l’éducation qu’y recevraient les enfants puisse cultiver, d’une manière ou d’une autre, les vertus que nous attendons et exigerons des futurs citoyens, par exemple l’amour de la liberté, l’autonomie, le courage sous ses différentes formes, et aussi la prudence, qui consiste en la capacité de prendre des risques intelligemment, et donc qu’il ne faut pas confondre avec la lâcheté de celui qui craint de prendre des risques, et qui est par conséquent incapable de défendre sa propre liberté et celles de ses concitoyens ? Comment nous assurer que le rôle d’éducateur dans ces institutions ne soit plus une forme de servitude, mais plutôt une occasion de développer davantage chez les éducateurs les mêmes vertus qu’ils devront développer chez les enfants, puisqu’on imagine mal comment de simples exécutants, voire des esclaves, pourraient éduquer efficacement les futurs citoyens ? Enfin de quelle manière et jusqu’à quel point le Parlement doit-il et peut-il légiférer sans entraver la liberté des éducateurs dans l’exercice de leurs fonctions, ainsi que la capacité des différentes provinces pédagogiques à s’organiser librement, puisque l’expérimentation jouera un rôle très important dans la recherche des meilleurs moyens de cultiver les vertus et les aptitudes que nous jugeons nécessaires pour les futurs citoyens ? Autrement dit, comment le Parlement peut-il légiférer pour ne pas empêcher cette expérimentation et même pour la favoriser ? Il nous faut donc envisager une manière de faire très différente de la manière autoritaire et bornée dont nos anciens chefs politiques légiféraient en la matière, et dont les bureaucrates d’alors organisaient l’éducation des enfants.

À propos de la première question, je pense qu’il serait important que les enfants, au fur et à mesure qu’ils grandissent, deviennent de plus en plus responsables de leurs actes, et par conséquent qu’on les laisse de plus en plus libres de faire ce qu’ils désirent sans qu’ils ne soient sous la surveillance attentive d’un ou de plusieurs adultes. La liberté et le sens des responsabilités ne s’acquièrent pas comme par magie quand on devient majeur. Qu’on me comprenne bien : je ne prétends pas qu’il faille laisser les enfants grandir tout seuls, en limitant au minimum les interventions de leurs éducateurs. Je n’ai pas une conception aussi naïve de la liberté. Seulement ces interventions des éducateurs – des cours, des discussions, des ateliers, des exercices et bien d’autres choses encore – ne monopoliseraient pas et ne devraient pas monopoliser toute l’existence des enfants. Il est important qu’ils disposent de temps libres, c’est-à-dire qui ne seraient pas organisés par les adultes, et pendant lesquels ils pourraient faire ce dont ils ont envie, seuls ou avec d’autres enfants. Une fois qu’on aurait appris aux enfants, au cours des premières années de leur vie, comment s’orienter dans la forêt, comment nager, comment faire du vélo, du ski, de l’équitation et de l’escalade, ceux-ci devraient être progressivement encouragés à faire tout cela sans être accompagnés par des éducateurs ou d’autres adultes. Je n’ignore pas qu’il arriverait des accidents, que plusieurs se blesseraient, et même que certains se tueraient. Mais c’est un risque que je suis prête à courir, et que les enfants et surtout les adolescents doivent courir, pour acquérir un sens de ce qu’ils sont capables de faire, et aussi la capacité à prendre des risques calculés, que j’appelle prudence. Autrement on pourrait difficilement espérer qu’ils deviennent de plus en plus autonomes et libres, puisqu’ils auraient pris l’habitude de toujours s’en remettre à des adultes pour décider de ce qu’ils sont capables de faire, et ne pas assumer les conséquences de leurs actes. La même liberté et le même sens des responsabilités devraient aussi être encouragés de plus en plus dans leurs études et leur formation individuelle, ce qui implique qu’ils ne s’en remettent pas entièrement aux éducateurs pour décider ce qu’ils devraient étudier, comment et quand ils devraient étudier et se préparer à leurs examens, etc. Sans cette expérience et l’amour de la liberté qui en résulterait, sans ce sens des responsabilités qu’on cultiverait, je ne crois pas que la majorité des futurs citoyens pourrait être à la hauteur du rôle politique qu’on veut leur faire jouer, aussi bien en ce qui concerne la participation active aux délibérations politiques, qu’en ce qui concerne les différents rôles qu’ils auront à jouer dans la milice, selon leurs capacités et leurs préférences. En effet, on peut difficilement imaginer comment de grands enfants qui n’ont jamais pris en main leur propre existence et leur développement individuel pourraient être aptes à prendre en main les affaires politiques qui concernent d’autres individus, notre société prise dans son ensemble, ou encore certaines des institutions qui la constituent. Pas plus qu’on ne peut raisonnablement croire que ces grands enfants, que leurs éducateurs auraient surprotégés et mis à l’abri de tous les risques de blessure ou de mort, pourraient avoir l’esprit d’initiative, la prudence, la fermeté de caractère, le courage et la ruse nécessaires pour bien servir dans la milice. Bien au contraire, ils ne pourraient, pour la plupart, que devenir passifs, douillets, et mesquinement soucieux de leur sécurité et de leur santé ; bref, couards.

L’éducation que je propose semblera moins étrange aux membres relativement âgés de cette assemblée, surtout s’ils sont originaires de la campagne : comme moi, ils ont probablement reçu une éducation où on acceptait la possibilité que des accidents plus ou moins graves se produisent, et que les enfants se blessent parfois grièvement et meurent même. Ce qui montre que la tendance à la surprotection des enfants est un phénomène assez récent. En fait, il en a été autrement pendant presque toute l’histoire de l’humanité. Mais comme cette tendance est devenue la norme, je sais qu’une telle éducation peut sembler étrange aux plus jeunes d’entre nous, qui ont été élevés selon des principes radicalement opposés, et qui ont parfois déjà commencé à élever leurs enfants selon ces mêmes principes. C’est pourquoi j’aimerais que ceux-ci se demandent si l’éducation qu’ils ont reçue les a rendus plus libres, et surtout aptes à défendre leur liberté. Qu’ils tâchent de se souvenir de leur première réaction quand les manifestations qui ont précédé le changement d’ordre politique ont été violemment réprimées par les forces policières, quand ils ont réalisé qu’ils pouvaient être grièvement blessés, voire tués, en participant à l’une de ces manifestations.

Passons à la deuxième question. Ce que j’ai à dire à son propos découle directement de ce que je viens de dire à propos de la première question. La charge des éducateurs ne doit pas consister à surveiller constamment les enfants et à organiser leur existence jusque dans les moindres détails. Plus les enfants dont une partie de l’éducation leur serait confiée seraient âgés, moins ils auraient à organiser les aspects de la vie de ces derniers, surtout les aspects qui ne sont pas strictement éducatifs. Autrement chaque éducateur serait constamment attaché à l’enfant ou aux enfants qu’on lui aurait confiés, et devrait donc organiser sa propre vie en conséquence, comme cela tend à arriver aux parents dans les familles. La tâche des éducateurs serait alors aussi accaparante que celle des parents, et il faudrait autant d’éducateurs dans les provinces pédagogiques qu’il y a actuellement de parents dans les familles. Et ce serait autant de citoyens qui ne pourraient que difficilement participer activement à la vie politique et culturelle, et continuer à développer leurs aptitudes, et donc qui finiraient par devenir plus ou moins inaptes à préparer les enfants à cela même quand ils seront adultes. Mais pour que cette liberté des éducateurs, dans le cadre de leurs fonctions, soit effective, il me semble que le Parlement doit, s’il décide d’instituer les provinces pédagogiques, interdire que les éducateurs puissent être l’objet de sanctions disciplinaires ou de poursuites judiciaires, sous prétexte de négligence criminelle, parce qu’un enfant qu’ils avaient la responsabilité d’éduquer s’est blessé ou s’est tué alors qu’on l’a laissé faire ce qu’on permet normalement aux enfants de faire seuls ou avec d’autres enfants à tel âge, dans toutes les provinces pédagogiques ou dans certaines d’entre elles. Ces blessures et ces morts devraient être considérées comme un inconvénient inévitable de l’éducation que l’on voudrait donner dans ces provinces pédagogiques, et il serait par conséquent absurde de vouloir faire assumer à des individus la responsabilité des conséquences des orientations pédagogiques générales décidées par le Parlement et des orientations pédagogiques plus particulières décidées par l’assemblée des éducateurs de telle ou telle province pédagogique, conformément au cadre général donné par le Parlement.

Quant à la troisième question, je vous dis en toute franchise qu’elle m’embarrasse. À première vue, il y a quelque chose de paradoxal au fait d’envisager d’instituer des provinces pédagogiques devant prendre entièrement en charge l’éducation des enfants, tout en nous gardant bien d’imposer une réglementation trop contraignante à ces provinces pédagogiques et, du même coup, aux éducateurs. Mais comme les citoyens que nous voulons pour le futur de @ seront des individus libres, différents les uns des autres et n’appartenant pas à un type humain unique et bien défini, mais comme les meilleurs moyens d’éduquer ces citoyens ne nous sont pas déjà connus, ne nous seront jamais connus une fois pour toutes et doivent donc être l’objet d’une expérimentation continue, il nous est impossible de légiférer en matière d’éducation de la même manière qu’on l’a fait jusqu’à maintenant, du moins sans abandonner les fins que nous voulons donner à l’éducation des enfants et l’idéal de liberté que nous considérons comme au cœur de la nouvelle société et du nouvel État auxquels nous voulons donner naissance. En aucun cas nous ne devons, par les lois que nous pourrions adopter, chercher à imposer une manière de voir et de faire dans toutes les provinces pédagogiques et à tous les éducateurs. Nous avons vu – à nos dépens – quels sont les inconvénients de cette uniformisation de l’éducation, et à quel point elle est compatible avec les différentes formes de servitude. Bien au contraire, il s’agit d’adopter une loi qui devrait favoriser cette recherche des meilleures moyens de former différentes sortes de citoyens libres, tout en réduisant autant que possible les chances que cette liberté donnée aux provinces pédagogiques et aux éducateurs ne puisse être utilisée à d’autres fins.

Bref, je ne vous propose aucunement d’instituer un système éducatif imposant tellement de contraintes aux enfants et aux éducateurs qu’on pourrait le qualifier sans exagération de totalitaire. C’est tout le contraire : il s’agit de trouver comment nous pouvons légiférer afin qu’il y ait le plus d’anarchie possible dans les provinces pédagogiques, mais sans mettre en péril les finalités générales de ces institutions d’enseignement et la vitalité de nos institutions démocratiques. Et il nous faut une telle loi, puisqu’il serait aussi naïf de croire que ce grand laboratoire d’expérimentation pédagogique est possible sans elle, que de croire qu’une législation autoritaire et très contraignante pourrait convenir à cette entreprise.




Réplique de Manon Ménard à Diana Segurana

Soixante-et-unième séance de la deuxième législature

Tiré des archives du Parlement @



Membres du Parlement,

J’ai écouté attentivement le discours de Diana Segurana. Même si je la crois sincère quand elle dit chercher une manière d’organiser les provinces pédagogiques pour éviter les dérives totalitaires et les risques d’endoctrinement, je crois aussi que nous nous engagerions sur une voie très dangereuse si nous l’écoutions. Non seulement elle sous-estime ces risques de dérives totalitaires et d’endoctrinement, mais aussi elle ne comprend pas en quoi ils consistent véritablement, malgré toutes les interventions que d’autres députés et moi-même avons faites à ce sujet. Comme on dit, l’enfer est pavé de bonnes intentions. C’est pourquoi, encore une fois, des mises au point s’imposent. Il en va de l’avenir de nos enfants ! Nous ne saurions alors nous montrer trop prudents ! Sous aucun prétexte nous ne pouvons être naïfs pour quelque chose d’aussi important ! Toute forme d’aveuglement ou de négligence est alors impardonnable !

Tout d’abord la mère que je suis s’indigne du manque de surveillance des enfants dont se rendraient coupables les éducateurs dans les provinces pédagogiques, telles que les conçoit Diana Segurana. Encore plus inadmissible : le refus de sévir contre les éducateurs en cas d’accidents graves, voire mortels, ce qui revient à leur accorder l’impunité la plus totale. Et la raison qu’elle a donnée pour justifier cette impunité est encore pire : il ne faudrait pas tenir les éducateurs responsables des effets inévitables des orientations pédagogiques adoptées par le Parlement et par les provinces pédagogiques dans le but de former des citoyens capables de servir efficacement dans la milice. Ce qui revient à institutionnaliser la négligence criminelle. Mais à l’entendre parler, c’est comme s’il s’agissait simplement d’accepter que l’on cassera tôt ou tard la vaisselle qu’on utilise tous les jours. Pourtant on parle ici d’êtres humains ! On parle de nos enfants !

Cette façon de voir montre clairement en quoi consiste la dérive totalitaire à laquelle mèneraient invariablement les recommandations de Diana Segurana : une société où les êtres humains en général, et plus particulièrement les enfants, seraient traités comme de vulgaires objets, comme des rouages d’une grande machine totalitaire. Le peuple @ – je le sais bien – ne veut pas subordonner la vie de nos enfants et leur personne toute entière au rôle de citoyen, qu’on a tenté de réduire ou d’assimiler grandement à celui de milicien ou de soldat dans le discours précédent. Ce n’est certainement pas pour en arriver là, pour accorder moins de valeur aux vies humaines qu’aux intérêts supposés de la société, que nous avons lutté pour nous libérer du joug de l’élite économique qui régnait sur nous depuis des générations. Ce serait un sacrifice trop grand fait au nom du bien de la société que d’accepter la mort d’un seul enfant, qui se verrait injustement priver de la vie à laquelle il a incontestablement droit, comme tous les autres enfants. C’est la mission des parents de défendre ce droit, et ça devrait aussi être celui des éducateurs. Ce qui importe avant tout, c’est de reconnaître la valeur inestimable des vies humaines, c’est de les protéger par tous les moyens, c’est de donner à chaque personne humaine l’occasion de s’épanouir pleinement. C’est pourquoi il ne faut pas élever les enfants comme de petits soldats sous prétexte qu’ils auront à servir plus tard dans la milice. À supposer que ce service soit vraiment nécessaire, il faut quand même protéger l’enfance des obligations de l’âge adulte. Mais même cette obligation est discutable. Nos ennemis – dont je reconnais néanmoins l’existence – ont été écartés du pouvoir, ont fui à l’étranger pour la plupart et ne sont plus en état de nous nuire. Et en raison du ridicule dont se sont couvertes les puissances étrangères en essayant maladroitement d’aider les autorités de l’époque à réprimer les mouvements de contestation qui ont donné naissance à notre nouvel État, elles ne commettront pas de sitôt la même erreur. Elles ont certainement appris leur leçon et elles ne sont pas prêtes de s’ingérer à nouveau dans nos affaires politiques.

Je dis la chose franchement : les tendances totalitaires sont inhérentes aux provinces pédagogiques, peu importe la manière dont on les conçoit précisément. C’est pourquoi tous les moyens que Diana Segurana imagine pour combattre ces tendances, ou que n’importe quel autre membre de cette assemblée pourrait imaginer, seraient irrémédiablement inefficaces si nous décidions d’instituer ces provinces pédagogiques. Le ver serait déjà dans la pomme, comme on dit. Il est donc plus simple d’éviter ces dérives en nous gardant bien de confier nos enfants à de telles institutions, et de donner plutôt aux familles les moyens d’éduquer leurs enfants pour en faire des citoyens autonomes et allumés. Les citoyens d’une démocratie digne de ce nom devant nécessairement aimer la liberté et la paix, une éducation qui aurait pour fonction de les préparer au service militaire obligatoire, d’en faire de bons soldats, et qui nierait par conséquent la valeur inestimable de toute personne humaine, serait incompatible avec cette démocratie que nous voulons de tout notre cœur. Au contraire, c’est la reconnaissance de cette valeur qui doit être la fin ultime des délibérations du Parlement et des institutions qui découleront d’elles.

Je répète donc ce que j’ai déjà dit plusieurs fois : la prise en charge de l’éducation des enfants par les familles est une condition sans laquelle une société démocratique et libre ne saurait exister. En effet la valeur inestimable de la vie de leurs enfants est une évidence pour les parents, qui ont attendu leur venue pendant neuf mois, et qui – dans le cas des mères – ont enduré des malaises et de grandes souffrances pour leur donner la vie. Pour leurs parents, les enfants sont uniques et irremplaçables. C’est pourquoi ils éprouvent de l’amour pour eux, contrairement aux éducateurs des provinces pédagogiques. C’est pourquoi ils sont presque toujours incapables de la négligence des éducateurs à l’égard de la santé et de la sécurité des enfants qu’a vantée Diana Segurana, et qui n’est possible que pour des personnes qui ne sont pas attachées à tel enfant en particulier, et pour lesquelles tous les enfants sont interchangeables et remplaçables. Cela montre combien sont différents les rapports que les parents et les éducateurs des provinces pédagogiques ont ou auraient avec les enfants qu’ils ont la responsabilité d’éduquer. Cela montre combien l’éducation donnée par les premiers est favorable à la démocratie, alors que celle donnée par les seconds est radicalement incompatible avec elle. Cela montre pourquoi il faut éviter à tout prix d’élever les enfants avec la même négligence que nos grands-parents, qui ne se souciaient guère des accidents, même graves, qui pouvaient arriver à leurs enfants. Cela montre à quel point les propositions de Diana Segurana constituent un retour en arrière inadmissible, en l’adoption d’une manière d’éduquer les enfants totalement dépassée, laquelle fait fi des acquis les plus importants des dernières décennies et appartient donc à une époque à jamais révolue.

Pour toutes ces raisons, je vous exhorte, membres du Parlement, à ne pas vous laisser convaincre par les raisons qu’expose Diana Segurana en faveur des provinces pédagogiques, lesquelles sont d’autant plus trompeuses qu’elle y croit elle-même de bonne foi. Il en va de la liberté et du bonheur des générations futures !


Réplique de Jean-Marc Bougie à Diana Segurana

Soixante-et-unième séance de la deuxième législature

Tiré des archives du Parlement @



Membres du Parlement,

Je tiens d’abord à remercier Manon Ménard pour son apport à la compréhension des dangers que représentent les provinces pédagogiques pour notre démocratie et la liberté des individus. Je suis tout à fait d’accord avec tout ce qu’elle a dit. Et, croyez-moi, je parle de manière désintéressée, car je n’ai pas d’enfants et n’ai par conséquent d’autres soucis que le bonheur et l’épanouissement des générations futures.

Il y aurait beaucoup d’autres choses à répliquer suite au discours de Diana Segurana. Je serai néanmoins bref et m’en tiendrai seulement à quelques remarques.

Diana Segurana affirme que, si nous décidons de donner suite au projet de provinces pédagogiques dont plusieurs membres de l’Assemblée se sont faits les défenseurs inconditionnels, il nous faudra légiférer de sorte à rendre le plus diversifiées possible les différentes écoles qu’on trouvera dans ces provinces, de même que les pratiques pédagogiques des éducateurs. Par exemple, elle affirme qu’il faudra éviter d’imposer à toutes les écoles, à tous les éducateurs et à tous les enfants des programmes éducatifs conçus par des bureaucrates, comme c’était le cas dans l’ancien ordre politique, et comme ça l’est encore dans nos écoles, pour l’instant. Qu’on pense bien à toutes les difficultés d’organisation qu’impliquerait le refus d’imposer des programmes éducatifs ne serait-ce que pour l’enseignement des matières académiques, comme le français, les mathématiques, les arts plastiques, la musique, les sciences de la nature, la géographie, l’histoire, les arts dramatiques, etc. Il faudra faire d’énormes efforts pour combattre la puissante tendance qu’a l’État et ses institutions à imposer des normes rigides, à organiser l’existence des individus en conséquence, et donc à tout uniformiser. Ce n’est pas pour rien que partout où l’État a pris en charge l’instruction des enfants, il a imposé des programmes éducatifs assez contraignants dans toutes les écoles et à tous les enseignants. D’ailleurs, on peut se demander si c’est forcément une mauvaise chose. Qu’est-ce qui se serait passé, selon vous, si l’État n’avait pas élaboré et imposé de tels programmes ? Chaque enseignant n’aurait obéi qu’à ses caprices et qu’à l’humeur du moment. Chacun aurait enseigné sa ou ses matières à sa manière, sans compter que celle-ci aurait pu changer au fil du temps. Pourtant il n’y a pas une foule de bonnes manières d’enseigner ces matières. Alors imaginez le chaos, la confusion et l’anarchie qui auraient résulté de la liberté de faire des expériences pédagogiques qu’on aurait accordée à tous les enseignants. Pauvres enfants, qui seraient devenus pour les enseignants des cobayes sur lesquels ils auraient pu expérimenter leurs théories pédagogiques !

Pourtant cela n’est rien à comparer aux problèmes qui se poseront immanquablement si nous décidons de confier aux éducateurs des provinces pédagogiques tous les aspects de l’éducation dont sont présentement responsables les parents, et que l’on pourrait appeler l’éducation morale, pour reprendre l’expression utilisée à plusieurs reprises par quelques membres de cette Assemblée. Encore ici, il y a deux possibilités : ou bien on suit la tendance naturelle de l’État à imposer une même morale et de mêmes valeurs à tous les enfants élevés dans les provinces pédagogiques, grâce à une espèce de programme de formation morale obligatoire dans toutes les écoles, pour tous les éducateurs et donc tous les enfants, sous prétexte de former de bons citoyens, ce qui reviendrait à tomber dans le totalitarisme ; ou bien on réussit à combattre la tendance des institutions publiques à l’uniformisation et au formatage des individus en fonction d’un même moule, et alors on laisse les éducateurs n’en faire qu’à leur tête, ce qui reviendrait à tomber dans une forme d’anarchie morale, laquelle serait encore plus nuisible pour les enfants et plus dangereuse pour la démocratie que l’anarchie dans le domaine de l’instruction.

Ensuite, comme l’a remarqué Manon Ménard, les éducateurs des provinces pédagogiques n’aimeraient pas – comme le feraient leurs parents – les enfants qu’ils ont la responsabilité d’éduquer. Cet amour joue pourtant un rôle indispensable dans le développement émotionnel et moral des enfants, développement qui ne manque pas d’avoir aussi des effets sur leur développement intellectuel, comme l’ont montré toutes les recherches sérieuses en psychologie de l’enfance au cours des dernières décennies. Cet amour joue aussi un rôle important dans toutes les mesures préventives prises quotidiennement par les parents pour s’assurer que leurs enfants soient en santé et en sécurité. Par opposition, l’inexistence de cet amour chez les éducateurs des provinces pédagogiques entraînerait inévitablement un dangereux laisser-aller en la matière. Les enfants étant souvent abandonnés à eux-mêmes, et les éducateurs n’étant pas susceptibles d’être poursuivis en justice pour négligence criminelle quand il se produirait de graves accidents, cette situation constituerait rien de moins qu’une certaine forme d’anarchie très nuisible pour les enfants eux-mêmes et aussi la société dans son ensemble. Alors ne jouons pas aux apprentis-sorciers en nous laissant impressionner par de nouvelles théories psychologiques et pédagogiques qui manquent de sérieux et qui sont malheureusement de plus en plus à la mode dans cette Assemblée.

Enfin, j’insiste sur le fait que les milieux familiaux sont naturellement beaucoup plus diversifiés et plus riches que ne pourraient jamais l’être les écoles qu’il y aurait dans les provinces pédagogiques. Qu’on en juge d’après les écoles actuelles, qui se ressemblent toutes, où l’on fait, dit, pense et sent plus ou moins la même chose, etc. Je ne nie pas qu’on pourrait rendre les écoles publiques moins mornes et moins uniformes, mais on dépenserait beaucoup d’efforts, de temps, d’énergie et d’argent sans jamais être capables de s’approcher de la diversité et de la richesse des milieux familiaux. Alors pourquoi nous compliquer inutilement la vie ? Au contraire, s’il faut changer quelque chose dans l’éducation des enfants, c’est plutôt en libérant davantage les parents du travail pour qu’ils puissent se consacrer davantage à l’éducation morale et aussi à l’instruction de leurs enfants, qu’ils ne devraient pas abandonner aux écoles publiques comme ils le font actuellement. Celles-ci étouffent progressivement l’intelligence, la curiosité et l’individualité de leurs enfants. C’est aux parents que revient naturellement la noble tâche de les cultiver. Cela ne devrait pas être trop difficile à réaliser, compte tenu que nous ne sommes plus asservis à nos anciens maîtres, et que nous sommes maintenant maîtres de notre destinée, individuellement et collectivement.


Réplique de Benjamin Côté à Manon Ménard et à Jean-Marc Bougie

Soixante-et-unième séance de la deuxième législature

Tiré des archives du Parlement @



Membres du Parlement,

J’ai écouté avec intérêt, c’est-à-dire en m’amusant, les répliques de Manon Ménard et Jean-Marc Bougie à Diana Segurana. Je trouve toujours intéressant d’observer les stratagèmes utilisés pour ne pas remettre en question les anciennes manières de faire et ne pas reconnaître leurs inconvénients, et pour écarter du revers de la main les propositions d’institutions que nous faisons régulièrement dans cette Assemblée. Il y a quelque chose d’étonnant à la manière dont on s’entête à défendre certaines parties, non les moins importantes, de l’ordre économique, politique, social et moral contre lequel nous avons lutté pendant des années et que nous avons déjà en grande partie renversé. Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas un radical au sens où je croirais qu’il faudrait rompre avec tout ce qui appartient d’une manière ou d’une autre à cet ancien ordre, tout simplement parce que ça appartient à cet ordre. Je suis plutôt radical au sens où rien ne doit être mis à l’abri de la critique selon moi, aussi bien en ce qui concerne les valeurs, les manières de vivre et les institutions antérieures à la constitution de notre nouvel État, qu’en ce qui concerne celles que nous voulons pour l’avenir. Cependant vous n’ignorez pas, en raison de mes interventions passées, que je crois que nous devons rejeter ou du moins prendre progressivement nos distances avec la majorité des choses qui existaient avant la constitution de notre nouvel État ; ce qui ne m’empêche pas de n’avoir rien à redire quand on fait des critiques rigoureuses et cohérentes des propositions faites pour l’avenir de notre État et de notre société. Nos erreurs pourraient être funestes, et ceux qui nous les signalent méritent notre reconnaissance. D’autant plus qu’il ne faut pas voir dans ces critiques une simple défense du statu quo, mais un effort pour inventer et réaliser une nouvelle société avec toute la prudence dont nous sommes capables.

Mais revenons-en aux répliques de Manon Ménard et de Jean-Marc Bougie, qui me paraissent d’une tout autre nature et avoir des fins bien différentes. Je m’exprimerai avec la même franchise que les principaux concernés, laquelle est d’ailleurs tout à leur honneur. Car je préfère de beaucoup qu’ils expriment ouvertement leurs réticences – aussi injustifiées soient-elles – devant cette Assemblée, qu’ils ne les dissimulent pour pouvoir entraver nos délibérations de manière sournoise ou hypocrite.

Venons-en à la chose elle-même. Même si je ne remets pas en question le fait qu’ils désirent le bonheur et la liberté des générations futures et la santé de nos institutions démocratiques, je ne peux que blâmer la manière dont ils s’entêtent à défendre l’éducation familiale, qui est manifestement incompatible avec ce désir, et à critiquer les provinces pédagogiques, qui sont une possibilité à examiner afin de réaliser ce désir. Il me semble que ces deux objecteurs à ce projet font feu de tout bois, c’est-à-dire en utilisant des arguments incompatibles ou, comme on dit, à géométrie variable.

Je pense d’abord à l’utilisation incohérente qui a été faite par eux de la critique des dérives totalitaires et du risque de tomber dans l’anarchie. Vous nous accusez d’abord de proposer au Parlement des institutions susceptibles des pires dérives totalitaires. Mais quand nous essayons d’organiser ces institutions pour nous opposer efficacement à l’uniformisation des individus et au réglage de toute leur existence par des habitudes partagées et des décrets politiques ou bureaucratiques, et pour procurer le plus de liberté possible aux personnes qui y vivent et qui y œuvrent, alors vous nous reprochez de favoriser le désordre et le chaos, et même d’engendrer une espèce d’anarchie. Ce qui montre bien le peu de cas que vous faites en réalité de la liberté au nom de laquelle vous prétendez condamner les supposées dérives totalitaires des provinces pédagogiques. Et si jamais nous décidons de tenir compte de ces nouvelles critiques, et de vous montrer que nous reconnaissons la nécessité de lois, de principes généraux et de conventions pour donner forme aux provinces pédagogiques et nous assurer qu’elles seront véritablement en mesure de former les futurs citoyens, voilà que vous en venez à nouveau à crier au totalitarisme. Il faudrait vous décider, à la fin ! Vous ne pouvez pas dire que vous voulez une chose et son contraire, et vous attendre à ce que nous vous prenions au sérieux. Mais non : vous croyez être d’accord, avec les autres et vous-mêmes, quand vous utilisez des arguments qui vont dans des sens contraires, et qui cohabitent chez vous seulement parce qu’ils sont autant de manières d’aller toujours dans la même direction, conformément à votre désir de mettre l’éducation familiale à l’abri de la critique, et d’obtenir l’abandon du projet des provinces pédagogiques. Tout vous convient quand c’est pour servir à cette fin.

Je vous donne un autre exemple de l’étrange manière d’argumenter de ces opposants aux provinces pédagogiques, qui ne sont pas les seuls, heureusement, sinon il n’y aurait pas moyen d’examiner sérieusement ce projet dans cette Assemblée. Jean-Marc Bougie, quand il a fait l’hypothèse que nous pourrions réussir à nous opposer efficacement à ce qu’il croit être les tendances nécessairement totalitaires des institutions publiques, s’est empressé de déplorer l’anarchie qui en résulterait aussi bien dans le domaine de l’enseignement des matières académiques que dans celui de l’éducation morale. Selon lui l’absence d’un programme éducatif que les écoles et les éducateurs devraient appliquer aurait pour effet que les éducateurs obéiraient simplement à leurs caprices ou à l’humeur du moment. Mettons que ça soit vrai. Juste après, il a proposé de confier une plus grande partie de l’éducation des enfants aux parents. L’une des raisons invoquée par lui est que les milieux familiaux seraient plus diversifiés que les écoles publiques qui existent actuellement, et aussi que les provinces pédagogiques que nous pourrions fonder, et ce, malgré tous nos efforts. Ça me semble fort discutable. Mais supposons que cette affirmation réussisse à nous convaincre, et que nous décidions de faire ce que Jean-Marc Bougie propose. N’obtiendrions-nous pas alors une anarchie bien pire dans les familles, aussi bien dans l’enseignement des matières académiques que dans l’éducation morale ? Serait-il raisonnable de croire que les parents, qui n’ont pas été habilités à enseigner les matières en question et à éduquer moralement, et qui ne seraient pas soumis à la critique régulière d’autres éducateurs (ça serait une ingérence inadmissible dans les affaires familiales), contrairement aux éducateurs des provinces pédagogiques, se laisseraient moins guider par leurs caprices et l’humeur du moment que ces éducateurs ? Cette idée ne vient même pas à l’esprit de Jean-Marc Bougie. Nous pouvons nous demander pourquoi.

Encore une dernière chose, toujours dans la même ligne de pensée. Pour balayer du revers de la main les propositions faites par Diana Segurana concernant la surveillance des enfants par les éducateurs et les accidents parfois graves qui finiraient inévitablement par se produire, et dont l’objectif est de cultiver les vertus morales, intellectuelles et physiques nécessaires pour des citoyens qui auront entre autres à servir dans la milice, Manon Ménard a affirmé que c’était là une manière dépassée de se rapporter à la sécurité des enfants. Quant à Jean-Marc Bougie, il a affirmé qu’il fallait se méfier des nouvelles théories pédagogiques et psychologiques qui pourraient appuyer les réformes éducatives que d’autres députés et moi-même défendons, justement parce que ces théories seraient nouvelles. Qu’est-ce qu’il faut conclure de la cohabitation, chez les opposants à l’institution des provinces pédagogiques, de la condamnation des vieilleries et de la méfiance envers les nouveautés pédagogiques ? Que pour ces opposants, on ne saurait décider de faire autre chose en matière d’éducation que ce qu’on fait depuis un certain temps, et qu’on a pris l’habitude de considérer comme la seule bonne manière de faire. Le seul changement qu’ils semblent prêts à accepter, c’est d’aller plus loin dans la même direction, par exemple en faisant jouer un rôle encore plus important aux parents dans l’éducation des enfants.

Bon, j’en ai assez dit. J’ai parlé beaucoup plus longtemps que j’en avais l’intention. Je conclus en disant à ces opposants que s’ils veulent que nous prenions leurs objections au sérieux, qu’ils se donnent donc la peine d’argumenter de manière cohérente ! C’est tout à fait honteux de manquer à ce point de rigueur intellectuelle, surtout au Parlement !


Réplique de Diana Segurana à Manon Ménard

Soixante-et-unième séance de la deuxième législature

Tiré des archives du Parlement @



Membres du Parlement,

J’aimerais répliquer à quelques-unes des affirmations de Manon Ménard, qui déforment ce que j’ai dit devant cette assemblée aujourd’hui et aussi lors de séances antérieures.

Je ne vois pas pour quelles raisons Manon Ménard me reproche de vouloir ramener toute la vie et toute l’existence des enfants – aussi bien durant leur enfance qu’une fois devenus adultes – aux responsabilités que les citoyens auront à assumer. Je reconnais volontiers que l’existence humaine ne saurait se réduire aux devoirs politiques des citoyens, car les enfants qui deviendront citoyens ne seront pas seulement des citoyens, mais aussi des intellectuels, des artistes, des artisans et des scientifiques contribuant par leurs œuvres et leurs découvertes à l’effervescence culturelle, au progrès scientifique et à la prospérité @. Je fais d’ailleurs remarquer qu’une des manières proposées pour permettre aux citoyens d’obtenir des voix supplémentaires lors des élections et des référendums d’initiative populaire est justement d’exceller dans leurs réalisations intellectuelles, artistiques et scientifiques. Bref, si l’on donne suite à cette proposition – ce que j’espère –, le rôle des citoyens dans la nouvelle société et le nouvel État auquel nous sommes en train de donner forme ne saurait être réduit à l’exercice de ses droits et à ses devoirs politiques, compris dans un sens strict ; et donc même si je proposais de subordonner complètement la vie des individus à leur rôle de citoyens, cela ne reviendrait pas à faire d’eux de simples rouages des institutions politiques.

Par conséquent, je ne vois pas non plus ce que j’ai pu dire pour qu’on me reproche de réduire en grande partie le rôle de citoyen à celui de milicien. J’insiste seulement sur le fait que le service dans la milice représente une partie importante des responsabilités des citoyens, et donc qu’il faut éduquer les enfants en conséquence. Il serait naïf de supposer que nos ennemis ont simplement abandonné la partie ou qu’ils ont appris leur leçon. Leur propagande contre nous continuant dans la majorité des pays occidentaux, il ne faut pas les prendre au sérieux quand ils nous disent qu’ils sont prêts à négocier, qu’ils veulent la paix, etc. Ça ne serait pas la première fois que les élites économiques utilisent des trêves et des négociations pour gagner du temps, préparer un sale coup, et réorganiser et déployer les armées et les mercenaires qu’ils utilisent pour défendre leurs intérêts. On cherche à endormir notre vigilance et à saper notre combativité. Sachez que nos ennemis n’hésiteront pas à profiter de notre faiblesse et de notre négligence.

Je reconnais volontiers qu’il est difficile de se représenter le service militaire comme autre chose qu’une servitude incompatible avec les vertus et la dignité du citoyen, qu’on soit obligé ou non de faire ce service. C’est qu’il en a effectivement été ainsi et qu’il continue d’en être ainsi dans presque toutes les sociétés modernes dites démocratiques, où l’on estime d’ailleurs assez peu les simples citoyens. C’est ce qui fait toute la différence avec l’État auquel nous nous efforçons de donner naissance sur des bases radicalement différentes. Car comment s’attendre d’États qui méprisent les simples citoyens, et qui réduisent leur liberté et leur pouvoir à presque rien, n’asservissent pas les soldats qui font leur service obligatoire, qui ont été conscrits ou qui ont choisi la carrière militaire ? Dans ce contexte, comment pourraient-ils être autre chose que des instruments qu’on utilise pour défendre et même imposer les intérêts des élites économiques et politiques partout sur la planète ?

Mais nous ne voulons pas qu’ici les citoyens soient des sujets auxquels on refuse le nom sous prétexte qu’ils ont le droit de choisir ceux qui les gouverneront sans avoir à leur rendre de comptes parmi les candidats que choisissent les partis politiques pour les représenter. L’interdiction des partis politiques et les référendums d’initiative populaire font que les membres du Parlement représentent vraiment les citoyens, et que les citoyens peuvent aussi exercer directement le pouvoir politique. Cela montre à quel point nous prenons au sérieux le rôle de citoyen, et à quel point nous tenons à nos droits politiques et aux libertés individuelles dont ils sont les meilleures garanties. Il est alors tout naturel que nous soyons prêts, si cela s’avère nécessaire, à nous battre pour défendre ces droits et ces libertés, et pour ne pas vivre dans la servitude partagée à différents degrés par presque tous les autres peuples. Par conséquent, le fait que tous les citoyens feront partie de la milice n’a rien à voir avec le service militaire obligatoire dans des armées ayant pour fonction de servir des intérêts qui ne sont pas ceux des soldats, et qui sont même souvent incompatibles avec eux. Les citoyens feront partie de la milice pour servir leurs intérêts, aussi bien collectifs qu’individuels. Donc je ne vois pas pourquoi la milice ne pourrait pas être un lieu où l’on exige et cultive les mêmes vertus que celles qu’on exige du citoyen dans la vie politique, bien que sous des formes différentes et dans des situations différentes. C’est à cela qu’il faut arriver en constituant notre milice.

Je rappelle un point sur lequel s’est entendu la majorité du Parlement lors de la vingt-deuxième séance de cette législature. L’un des moyens d’action de la milice sera la pratique de la guérilla, pour seconder nos armées régulières en cas d’invasion par des troupes étrangères, ou pour poursuivre la lutte en cas de défaite de ces armées. Compte tenu de la nature même de la guérilla, les miliciens ne sauraient être assujettis à une discipline militaire faisant d’eux de simples exécutants. S’il est certes nécessaire de coordonner les opérations de guérilleros et parfois de leur donner des objectifs précis à atteindre, il ne faut pas oublier qu’ils opèrent en petits groupes, qu’ils sont grandement laissés à eux-mêmes sur le terrain, qu’ils doivent régulièrement faire face à des situations imprévues, et qu’ils doivent être capables de saisir les bonnes occasions quand elles se présentent. Bref, il y a un certain recoupement des vertus qui sont attendues des miliciens et des vertus qui sont attendues des citoyens en tant qu’acteurs politiques, bien qu’elles ne soient pas appliquées aux mêmes objets : l’esprit d’initiative, la prudence, l’autonomie, la détermination, une certaine forme d’inventivité, etc. Et ces vertus ont bien peu de chose à voir avec ce qu’on attend normalement des soldats dans les armées régulières.

À ce propos, il faudrait aussi que ceux qui deviennent militaires de profession et qui servent dans les armées régulières ne soient pas soumis à une discipline militaire incompatible avec le rôle de citoyens. On a d’ailleurs déjà vu, dans plusieurs conflits qui se sont déroulés au cours des dernières décennies, le manque d’efficacité des armées mieux équipées mais fortement bureaucratisées – où les soldats sont de simples exécutants attendant les ordres du haut commandement avant d’agir – quand elles sont confrontées à des armées où l’on compte davantage sur l’esprit d’initiative des soldats et des officiers qui sont sur le terrain. Le manque de cœur au ventre des soldats qui sont de simples exécutants, qui se battent surtout pour l’argent ou pour échapper à la misère, y est aussi sans doute pour quelque chose, si on l’oppose à la motivation bien supérieure des miliciens ou des soldats qui se battent pour leur liberté et celles de leurs concitoyens.

Bref, si on considère tout cela, je ne vois pas comment on peut prétendre sérieusement que la décision de préparer les enfants, en tant que futurs citoyens, au service dans la milice et, pour certains d’entre eux, dans l’armée régulière, revient à faire d’eux des rouages d’une machine totalitaire. C’est tout le contraire. C’est leur donner le moyen de cultiver les vertus qui sont aussi attendues des acteurs politiques, et de défendre eux-mêmes leur liberté et leurs droits. C’est d’ailleurs quelque chose de tellement important qu’on peut difficilement déléguer à d’autres le soin d’assurer cette défense.


Réplique de Thomas Léveillé à Jean-Marc Bougie

Soixante-et-unième séance de la deuxième législature

Tiré des archives du Parlement @



Membres du Parlement,

Je veux revenir sur une remarque faite par Jean-Marc Bougie. Comme il l’a dit, les écoles publiques actuelles constituent des milieux de vie généralement mornes, pauvres et uniformes pour les enfants comme pour les enseignants. Outre le fait que cette remarque ne vaut pas seulement pour ces écoles, mais aussi pour la très grande majorité des édifices ou des milieux de vie qui existent actuellement et qui sont des produits de l’ancien ordre, cette situation me semble s’expliquer aussi par le fait que ces écoles ont toujours eu une fonction éducative assez limitée : fournir aux enfants une certaine culture générale et les rudiments du français, de l’anglais, des mathématiques, des sciences naturelles et des sciences humaines devant les rendre capables d’exécuter le travail qu’attendent d’eux les employeurs ou d’acquérir ensuite une formation professionnelle spécialisée. Ce sont donc avant tout des lieux d’instruction – même si on y formate les enfants et leur transmet sournoisement une morale de la servitude devant faciliter leur intégration au marché du travail –, l’éducation morale et sentimentale étant en principe laissée principalement aux parents. Il n’est pas raisonnable d’espérer de milieux de vie aussi partiels – les enfants rentrant à la maison tous les jours après les cours -, à la fonction éducative aussi limitée, qu’ils constituent des lieux stimulants et diversifiés, c’est-à-dire riches d’une foule de manières.

À ma connaissance, tous ceux d’entre nous qui sont favorables à l’institution des provinces pédagogiques reconnaissent que ce serait un désastre de faire de ces écoles des milieux de vie totale où les enfants et les adolescents auraient à passer la plus grande partie de leur temps. Sans vouloir me faire leur porte-parole, je crois que c’est justement pourquoi ils sont en faveur de l’institution des provinces pédagogiques, qu’ils conçoivent comme une manière de surmonter les limites imposées par ces écoles et de faire des milieux éducatifs destinés aux enfants des milieux de vie complets (si on peut dire) où tous les aspects de leur éducation (sentimentale, morale, politique, intellectuelle, artistique, physique, etc.) seraient explicitement pris en charge. Autrement dit, tout ce que les écoles publiques actuelles ont d’insipide, d’oppressant et d’insuffisant est un argument en faveur de l’institution des provinces pédagogiques. Il en irait autrement si nous donnions une fonction plus élevée aux écoles publiques, qui deviendraient bien plus que ce qu’elles sont aujourd’hui, raisons pour laquelle nous ne parlons pas simplement d’écoles, mais bien de provinces pédagogiques.

Jean-Marc Bougie reconnaît lui-même qu’on pourrait transformer les institutions pédagogiques afin de les rendre moins uniformes et plus stimulantes pour les enfants. Mais en même temps il insiste sur la résistance qu’imposeraient nécessairement ces institutions publiques à ces transformations, et surtout le temps et les efforts que cela exigerait, souvent pour obtenir des résultats assez peu satisfaisants. Je ne nie pas que cette entreprise est difficile et que les obstacles sont réels et probablement plus nombreux que nous sommes capables de le concevoir présentement. Cependant, je ne crois pas que cela soit dû à une tendance inhérente aux institutions publiques à résister à de telles transformations, mais à une manière de concevoir ces institutions et de se rapporter à elles qui nous a été imposée subrepticement depuis l’enfance et même des générations. Si nous nous donnons les moyens de sortir de nos ornières, de renverser nos habitudes en matière d’éducation publique et de donner des finalités plus élevées aux institutions pédagogiques, je ne vois pas pourquoi cela ne pourrait pas marcher. Mais alors il faut faire le grand saut et entreprendre résolument ces changements.

Je vois Jean-Marc Bougie secouer la tête avec mécontentement et agiter la main pour m’interrompre. Qu’il me laisse continuer ! Il me répondra après.

Un autre point sur lequel je diverge d’avec Jean-Marc Bougie, c’est la richesse et la diversité supposément plus grandes des milieux familiaux. Je ne vois pas de quoi il parle. Il suffit de considérer les maisons et les appartements dans lesquels vivent les enfants et leurs parents pour constater qu’elles se ressemblent fortement et qu’elles constituent des milieux de vie mornes, étroits et même étouffants. Qu’on prenne par exemple une maison de banlieue appartenant à une famille de la classe moyenne, avec ses chambres à coucher, sa salle à manger et son salon, principalement. Puis son parterre à l’avant et sa petite cour à l’arrière, avec peut-être un patio et une piscine. Qu’on considère maintenant un quartier résidentiel constitué de rues contenant toutes des maisons et des terrains semblables à ceux-ci. Voilà le milieu de vie des enfants, dont ils peuvent difficilement sortir, sauf en compagnie de leurs parents, ou pour aller dans les écoles. On conviendra que cela est très pauvre en comparaison des lieux évoqués dans le discours qu’a tenu aujourd’hui Diana Segurana, et où les enfants pourraient assez librement faire de la natation, de la randonnée, du canot, du vélo de montagne, de l’escalade, etc. – ce qu’on lui a d’ailleurs reproché.

Jean-Marc Bougie a dit – et sans doute est-ce ce qu’il essaie encore de dire en gesticulant – qu’il serait possible de transformer plus facilement les milieux familiaux pour les rendre plus diversifiés et plus riches pour les enfants comme pour les parents, entre autres en libérant davantage les parents du travail, afin qu’ils puissent se consacrer plus entièrement à leurs tâches d’éducateurs. Et je suppose que Jean-Marc Bougie avait des idées concrètes en tête quand il affirmait ceci. Même si j’incline à croire qu’on pourrait obtenir plus facilement de meilleurs résultats par l’institution des provinces pédagogiques, je serais très curieux de connaître ces idées. Je propose donc que nous examinions – si possible dès la prochaine séance de cette Assemblée – des projets de transformation concurrents, dans lesquels la famille jouerait un rôle encore plus important dans l’éducation des enfants. Cela nous permettra soit de découvrir de meilleures institutions – la famille étant elle aussi une institution et n’ayant rien de naturel – pour éduquer les enfants, soit de comprendre mieux pourquoi les provinces pédagogiques sont les meilleures institutions pour éduquer les enfants. Cela nous donnera probablement l’occasion de revenir sur les problèmes importants qui ont été posés par Diana Segurana aujourd’hui, c’est-à-dire la manière de légiférer en matière d’éducation, le tout afin de laisser autant de liberté possible aux éducateurs et de s’assurer aussi que l’éducation dispensée cultive bien les aptitudes et les vertus attendues des futurs citoyens ; à la différence près que l’on devra aussi se poser ces questions pour les projets dans lesquels l’éducation des enfants serait principalement confiée aux familles.