Le coyote et les vaches à lait
Il n’y a pas si longtemps, c’était la belle époque pour les coyotes. Il suffisait de rôder autour des fermes pour se mettre sous la dent un agneau bien tendre, une bonne petite chèvre ou un veau bien gras. Mais les fermiers finirent par en avoir assez de se faire décimer leur bétail. Ils organisèrent une grande battue et tous les coyotes furent massacrés sauf un. La vie n’était pas facile pour le coyote. Privé de ses compagnons de chasse et pourchassé par les chiens, voilà déjà quelques années qu’il mangeait principalement des baies, des pommettes tombées sur le sol et à moitié pourries, des mouches et des limaces. Il n’avait plus que la peau et les os. Il serait bien allé s’établir dans la forêt pour y chasser des couleuvres, des écureuils ou des rats musqués, par exemple. Mais il n’y avait plus de forêt depuis déjà longtemps : les fermiers avaient tout coupé pour construire et chauffer leurs maisons, et pour avoir autant de terres cultivables et de pâturages que possible. C’est pourquoi il décida, durant une nuit sans lune où la faim le tenaillait violemment, de s’infiltrer dans une ferme, non pas pour trouver simplement quelque chose à se mettre dans l’estomac – car tout serait à recommencer le lendemain –, mais pour trouver une manière plus durable de subsister. On nourrissait bien les animaux de la ferme en échange de quelques menus services, alors pourquoi ne pourrait-il pas se rendre utile au fermier, d’une manière ou d’une autre ? N’était-il pas beaucoup plus intelligent et astucieux que les agneaux, que les poules, que les veaux et que les cochons ? Alors pourquoi ne lui serait-il pas possible de conclure un accord avec le fermier ? Mais il devait d’abord aller voir quelles étaient les conditions habituelles de l’accord entre le fermier et les animaux de la ferme. Pour ce faire, il choisit une ferme dont il savait qu’elle était gardée par Molosse, jadis la terreur de tous les coyotes, mais dorénavant sourd, aveugle et gâteux. Le fermier avait négligé de le remplacer, car il n’y avait plus de coyotes ou presque. Après avoir pénétré dans l’enceinte de la ferme en creusant un trou sous une clôture, le coyote fut fort étonné de ce qu’il vit : une gigantesque étable, où il devait bien y avoir quelques millions de vaches. Profitant du sommeil de Molosse, le coyote entra dans l’étable et s’approcha d’une vache qui faisait de l’insomnie. La vache, qui n’avait jamais vu de coyote et qui discernait à peine sa silhouette dans l’obscurité, le considérait avec méfiance. Le coyote commença à lui poser ses questions d’une voix douce, pour ne pas l’effrayer. – Je suis un pauvre animal affamé qui cherche du travail. J’aimerais savoir comment les choses se passent ici avant de m’engager. Comment le fermier vous traite-t-il, toi et tes semblables ? – Moi et mes semblables avons de la nourriture à volonté, et il en sera sans doute de même pour toi, si tu aimes le foin. Jamais ma mangeoire n’a été vide, jamais je n’ai connu la faim. – Malheureusement je n’aime pas le foin. Je ne peux même pas le digérer. – Alors le fermier te donnera la nourriture qui te convient si tu lui rends des services qui lui sont utiles. – Et je suppose que pour avoir de la nourriture à volonté tu dois lui rendre des services très importants. – Tu l’as dit ! Je transforme le foin en lait. C’est vraiment un travail important et valorisant. – Et qu’est-ce que tu fais pour transformer le foin en lait ? – Je rumine du foin toute la journée et parfois même toute la nuit. – Alors c’est la belle vie ? On te paie pour manger constamment. – Tu n’y connais rien ! C’est très fatigant de ruminer. Il faut constamment régurgiter le foin et le remastiquer pour en venir à bout. Et si je ne produis pas assez de lait, le fermier va se débarrasser de moi. C’est arrivé à Berthe le mois dernier. Elle est sortie avec le fermier et on ne l’a jamais revue depuis. Quelques jours plus tard Marthe, une jeune vache, est arrivée pour la remplacer. – Alors ce n’est pas facile d’être une vache à lait ! – Tu exagères encore ! Tout n’est pas parfait, mais ce n’est pas si mal. Après tout il faut bien gagner sa vie. – Et c’est quoi, ce truc ? – Quoi donc ? – Mais ces tuyaux, voyons ! – C’est pour la traite mécanique, bien sûr ! – Et tu es connectée à ce truc toute la journée ? – Il le faut bien. Le fermier entend maximiser son investissement et il ne veut pas perdre une goutte de lait. Tu ferais la même chose, si tu étais une vache à lait comme moi ! Le coyote ricana, ce qui réveilla une autre vache à lait. – Il n’y a donc pas moyen de dormir un peu après une longue journée de travail ! Voisine, que nous veut cet animal ? – Ma chère, il rit de nous parce qu’on nous trait jour et nuit – Pauvre animal ignorant ! Tu devrais savoir que quand on est de bonnes productrices de lait comme nous, c’est dans notre intérêt d’être traites toute la journée et toute la nuit. Sinon nous avons mal au pis, et celui-ci pourrait même exploser. – Et il vous arrive au moins d’aller faire une promenade à l’extérieur de temps en temps ? – Qu’est-ce tu veux dire ? – À l’extérieur de l’étable, bien sûr. Dans les champs, par exemple. – Les quoi ? – Jamais entendu parler de ça ! – Moi non plus, et pourtant j’ai déjà cinq ans. – Et moi j’en ai huit. – Tout le monde sait qu’à l’extérieur de cette étable il y a seulement d’autres étables avec d’autres vaches à lait à l’intérieur ! – Je confirme : j’ai déjà travaillé dans une de ces autres étables, très semblable à celle-ci. Puis un jour on m’a fait monter dans un immense fourgon avec d’autres vaches, et quand je suis descendue, je me suis retrouvée ici, dans cette étable. – Alors il n’y a rien d’autre, c’est certain. – Et le soleil ? Et les herbes vertes et tendres ? Et le chant des oiseaux ? Et les caresses de la brise estivale ? Et la blancheur éblouissante de la neige ? Ça ne vous dit vraiment rien ? – Chimères que tout cela ! – Rien d’autre que des contes de vieilles vaches ! Le coyote, n’en pouvant plus, se roulait sur le plancher de l’étable en riant et en battant l’air de ses pattes. Les deux vaches beuglèrent et réveillèrent plusieurs de leurs congénères, qui commencèrent à beugler elles aussi. Le coyote se maîtrisa enfin et se remit sur ses pattes. – Vraiment, toutes mes félicitations ! Vous menez une vie tout à fait merveilleuse ! Sans compter que vous y voyez clair : les illusions de vos grand-mères et de vos arrière-grand-mères n’ont plus de prises sur vous ! C’est ça, le progrès ! Les vaches, si elles n’avaient pas été attachées par de lourdes chaînes, auraient volontiers broyé le coyote sous leurs sabots. – Tu as tort de te moquer de nous ! Nous sommes les nourricières par excellence ! – Notre travail est par conséquent très noble ! – Cela vaut bien nos peines ! – Et aussi les sacrifices que nous faisons ! – Puis tu ne penses pas à la joie d’avoir de petits veaux ! – Et de les allaiter ! – Et de leur donner de l’amour ! – Et de les voir grandir ! – Et ainsi de faire notre part pour que la vie continue ! – Voilà ce qui donne un sens à notre vie ! – C’est ainsi que nous nous accomplissons ! – Ne pas connaître ces joies et refuser d’accomplir cette noble mission, c’est montrer qu’on est un égoïste ! – C’est avoir une vie absurde ! – C’est être immoral ! – C’est rater sa vie ! – C’est… Le coyote, d’abord secoué par quelques spasmes, éclata de rire. Il en avait les larmes aux yeux. Animées à nouveau d’un puissant désir de le réduire en bouillie, les vaches tirèrent si fort sur leurs chaînes qu’elles faillirent s’étrangler. Le coyote en profita pour leur répondre. – Et qu’est-ce qui arrive à vos petits veaux, une fois qu’ils sont devenus grands ? Ne deviennent-ils pas des vaches à lait comme vous, qui seront traites toute la journée, qui seront enchaînées toute leur vie à l’intérieur d’une étable, qui n’auront jamais vu le soleil, et qui chercheront à donner un sens à leur vie en ayant elles aussi de petits veaux ? Comprenez-moi bien : je ne cherche pas à vous dénigrer. Au contraire, cela rend votre sacrifice encore plus grand, puisqu’il ne rapporte rien, ni à vous-mêmes ni à vos petits veaux, puisqu’il a en lui-même sa propre valeur. Je m’avoue vaincu moralement : je n’ai pas votre esprit de sacrifice. Et même si je l’avais, je ne saurais donner naissance à de petits veaux, faute d’être une vache à lait ; et les allaiter, faute d’avoir un pis. Sachez que je vous admire. Sur ce, je ne vous dérange pas plus longtemps, et vous souhaite sincèrement d’avoir une vie bien remplie et heureuse. Adieu ! Le coyote ricana. Puis il s’éclipsa comme il était venu et il abandonna définitivement l’idée de s’intégrer à la ferme. Les vaches à lait beuglèrent quelque temps, puis durent s’arrêter pour reprendre leur souffle. Comme elles étaient ulcérées par ce que leur avait dit le coyote, elles s’entendirent rapidement pour décider que cet animal était en fait une hyène ; animal dont elle venait tout juste d’apprendre l’existence grâce à un reportage animalier qu’elles avaient toutes regardé la veille. – C’était une hyène, c’est certain ! – Je l’ai reconnue à son rire ! – Aux taches de son pelage ! – À sa dentition ! – À son museau ! – À son dos voûté ! – À sa méchanceté ! – À son envie ! – son cynisme ! – Etc. Ayant enfin tiré cette affaire au clair, les vaches à lait reprirent tranquillement leur rumination. |