Bulletin du Club Montesquieu – no 39

Résumé de l'exposé du professeur Pierre Grenier

Chers amis, vous vous souviendrez de mes réflexions sur les classes sociales en @. J'avais tenté de voir si la suppression des familles avait conduit à la disparition des classes sociales. Et j'avais cherché à voir si deux classes apparemment visibles dans ce pays, celle des riches et celle des citoyens, existaient bien sous la forme de classes. Pour les riches, je m'étais convaincu que ce n'était pas le cas. En revanche, il me semblait qu'on trouvait une sorte de classe des citoyens, consciente de sa distinction, poursuivant des intérêts communs (qu'ils jugent être simplement ceux du pays), et dominant, politiquement, le pays, ou les autres classes qui se définissent en tout cas négativement comme différentes de celle des citoyens. Je n'étais pourtant pas encore sûr de ces conclusions.

Depuis, je me suis peu à peu convaincu que je n'avancerais pas beaucoup dans la connaissance de cette société en voulant à tout prix l'aborder à partir de cette notion de classe. Je me suis donc demandé comment reformuler mon problème autrement. En somme, il me fallait trouver des outils intellectuels plus souples pour essayer de comprendre l'étrange nature des interactions sociales de ce peuple. Ce sont les résultats de ces nouvelles recherches et réflexions que je désire vous exposer et mettre en discussion aujourd'hui.

En deux mots, voici l'aporie dans laquelle j'étais tombé. Les classes sociales nous servent à analyser les luttes de pouvoir entre de grands groupes sociaux, dont les uns appartiennent aux classes défavorisées, dominées, et les autres, aux classes dominantes. Ces classes ne représentent pas des configurations éphémères, mais des divisions à relativement long terme, et elles se distinguent par des intérêts propres différents, que les individus adoptent consciemment ou non. Or en @, les familles étant abolies, l'existence de telles structures de classe donnant lieu à une lutte ouverte ou sourde n'est plus évidente. Il n'en reste pas moins que le pouvoir et les richesses ne sont pas uniformément répartis dans ce pays. Il y a clairement des groupes sociaux dont les conditions sont différentes, mais qu'il est préférable de tenter de comprendre autrement qu'on ne le fait pour ce que les @ nomment les sociétés familiales. J'ai donc tenté de définir autrement les groupes sociaux durables dans ce pays, en essayant de saisir sans présupposé rigide la réalité de cette société, qui a d'ailleurs les moyens intellectuels et scientifiques de se connaître elle-même. Il me paraissait donc utile d'en tenir compte et de partir de cette connaissance de soi qu'on trouve en @.

Si l'on prend leur manière de répartir leurs ressortissants dans des groupes différents, il faut analyser pour commencer les statuts qu'ils reconnaissent eux-mêmes. Ceux-ci forment une hiérarchie dans laquelle les individus montent en passant des épreuves, puis en se faisant reconnaître des mérites spéciaux. Les épreuves permettent aux enfants déjà d'acquérir, chacune, de nouveaux droits, liés à un nouveau statut. Je passe les premières qui nous intéressent moins, parce que nous cherchons à connaître davantage la vie des hommes faits et que les statuts acquis sont généralement plutôt éphémères. Les enfants, dirigés par des tuteurs qui leur sont attribués dès la naissance, acquièrent de nouveaux degrés d’autonomie par rapport à l'autorité de leur tuteur chaque fois qu'ils ont réussi l'une des épreuves officielles hiérarchisées. Pour ne prendre que les étapes majeures, ils gagnent en passant l'une de ces épreuves le droit de critiquer leur tuteur et de demander d'en changer s'ils peuvent soutenir leur cause, puis le droit de choisir leur école eux-mêmes, sans que leur tuteur puisse les contraindre, celui-ci se voyant à partir de ce moment réduit sur ce point au rôle de conseiller seulement. Surtout, quand ils ont passé l'épreuve qui leur donne le statut d'adulte, ils gagnent le droit de se dégager de l'autorité de leur tuteur et de se diriger eux-mêmes, selon les seules lois du pays. Il faut remarquer qu'il n'est possible de passer une épreuve que lorsque les précédentes, dans l'ordre hiérarchique, ont été passées avec succès. L'âge n'est pas déterminant dans ce parcours de la hiérarchie des statuts, si bien que tous ne parviennent pas à l'âge adulte au même moment. Certains, même, restent sous tutelle une grande partie de leur vie, ou leur vie entière, s'ils ont des déficiences qui ne leur permettent pas d'acquérir le statut d'adulte en réussissant les épreuves nécessaires. On peut donc dire que parmi ceux qui, chez nous, auraient atteint l'âge de la maturité, il se forme déjà un groupe de personnes qui n'acquièrent pas l'autonomie juridique. On s'en est beaucoup scandalisé, sans remarquer que, dans bien des cas, ces mêmes personnes seraient restées également sous tutelle, d'une façon ou de l'autre, dans la plupart des pays, comme les idiots et les fous. Mais il est vrai que l'on obtient plus difficilement l'autonomie juridique en @. Ensuite, le statut d'adulte ne représente pas encore le sommet de la hiérarchie, parce qu'il faut passer d'autres épreuves, plus difficiles, pour devenir citoyen et avoir le droit de vote. Et le nombre de ceux qui n'acquièrent pas ce statut est plus important, de sorte que le groupe des citoyens ne se confond clairement pas avec celui des adultes. Enfin, parmi les citoyens, tous ne restent pas égaux, parce que l'échelle a encore des échelons supérieurs à celui de simple citoyen. Ces nouveaux degrés ne sont plus atteints par des épreuves prédéfinies, mais par la reconnaissance de mérites divers, qui s'accompagne de l'attribution de voix supplémentaires dans les votes. Il semble pourtant qu'on ne puisse considérer ceux qui ont davantage de votes comme constituant un groupe nettement différent des autres citoyens, d'autant que le nombre de votes supplémentaires est variable en fonction des mérites reconnus à quelqu'un, et qu'aucun nom ne vient définir pour eux un statut différent de celui de citoyen, à part des signes distinctifs sur leur toge lorsqu'ils exercent des fonctions publiques (parmi lesquelles les @ reconnaissent bien davantage d'activités que nous).

S'il ne va pas de soi de considérer le groupe des citoyens comme une classe distincte, il est certain néanmoins qu'ils constituent un groupe identifiable et auquel les individus s'identifient dans une assez large mesure. Si l'on considère qu'une classe se définit notamment par le fait qu'elle possède des intérêts distincts du reste de la société, avec lequel elle entre en conflit par la défense de ces intérêts propres, alors par certains aspects les citoyens forment une classe sociale, par d'autres, non. Qu'ils aient objectivement des intérêts propres, cela est évident, puisqu'ils ont la charge politique de leur société, alors que les autres en sont exclus. Et il faut bien affirmer que cet intérêt commun pour la politique, dont ils sont responsables, représente un fort lien qui les distingue des non-citoyens, même si ceux-ci peuvent avoir un intérêt extérieur pour la vie politique de leur société. Car cet intérêt de ceux qui n'y participent pas effectivement ne peut avoir le même sens que pour ceux qui tiennent les rênes de l'État. Et pourtant, s'il est vrai, comme le prétendent les citoyens de @, que cet intérêt politique ne conduit pas à la défense d'intérêts spéciaux des citoyens, mais bien de ceux de toute la société, de sorte qu'il ne peut y avoir de réel conflit ni, à plus forte raison, de lutte à ce sujet entre eux et les non-citoyens, alors il faut conclure qu'ils ne forment pas réellement une classe au sens fort. Et pour montrer qu'il en va bien comme ils le prétendent, ils constatent qu'on ne trouve pas chez eux les signes d'un tel conflit. J'avoue que je ne suis pas capable de les contester sur ce point, quoique je laisse ouverte la possibilité que de tels signes puissent éventuellement se découvrir. Ce qu'on voit, c'est chez des individus, par-ci par-là, des manifestations d'envie à l'égard des citoyens, des caractérisations négatives, des désaccords sur la politique menée, mais sans que cela constitue un sentiment plus largement partagé, alors que de l'autre côté, la lutte politique, la lutte des idées, est certainement bien plus riche et plus vive encore entre les citoyens eux-mêmes. Bref, je ne perçois pas chez les non-citoyens le sentiment que la politique de leur pays soit menée contre leurs propres intérêts et en faveur de ceux des citoyens seulement. Quand ils discutent de la vie politique, ils ne prennent pas parti, d'habitude, contre les citoyens, mais pour et contre diverses idées représentées, défendues et contestées parmi les citoyens eux-mêmes. Quand je leur demande s'ils voient des intérêts des gens de leur statut qui ne soient pas pris en compte, ils sont embarrassés pour en trouver qui ne soient pas liés à des désirs individuels et généralement reconnus d'ailleurs pour tels.

Si je me demande ce qui soude des groupes, à divers degrés, alors il est bien certain qu'il va y avoir certains intérêts particuliers, comme d'ailleurs dans la plupart des regroupements chez nous, car il est bien évident que les philatélistes et les amateurs de tennis ont chacun de leur côté un intérêt commun que les autres ne partagent pas nécessairement. Mais de tels groupes et de tels intérêts sont en général partiels. Un individu vit d'habitude dans plusieurs tels groupes. Et il va de soi qu'on peut en repérer un grand nombre dans une société comme celle des @. A cet égard, je remarquais pourtant une différence par rapport à ce qui a lieu chez nous. C'est que tous ces groupes divers ont même une importance plus grande dans la vie des @ que dans la nôtre. Après discussion avec eux de cette forte impression, j'en suis venu à rapporter ce phénomène au fait que la vie de famille est absente chez eux et que, ces groupes très serrés et prenants des familles n'existant pas, les @ se tournent d'autant plus vers d'autres groupes correspondant à leurs divers intérêts personnels.

Mais justement, on peut se demander ce qui remplace la famille, en tant qu'elle représente un groupe qui n'a pas seulement des intérêts communs, mais qui surtout tient par des liens affectifs, et forme le milieu plus propre de la vie affective commune. La famille se caractérise par le fait que son ciment n'est pas un intérêt pour une chose particulière, à part peut-être pour la prospérité de la famille elle-même, mais que bien des intérêts parfois très divergents s'y croisent, tandis que les membres de la famille se sentent y appartenir plus profondément, par l'habitude de sentiments partagés. Et en effet, il est plutôt rare que des intérêts plus spécifiques soient tels qu'ils nouent ceux qui se rassemblent pour les cultiver par de tels liens affectifs profonds aptes à les engager tout entiers. Or ces appartenances affectives plus profondes à un groupe importent beaucoup pour comprendre comment se structure comme substantiellement une société. J'ai donc tenté de trouver où elles se trouvaient. Et je me suis vite rendu compte que, là, je rencontrais un problème que se posent également les @, et sur lequel ils menaient d'importantes réflexions, notamment politiques.

Qu'est-ce qui fait la force des liens familiaux ? Si l'on laisse de côté l'idée d'une appartenance commune à une même « race », c'est évidemment la longue habitude prise depuis l'enfance de partager la vie et les sentiments avec les autres membres de la famille. Et l'on voit bien l'importance de cette habitude prise depuis l'enfance si l'on essaie d'imaginer ce que pourraient être des familles formées alors que les membres rassemblés seraient déjà adultes. Il n'est pas exclu dans cette hypothèse qu'après un assez long temps, l'habitude forme des liens affectifs assez forts entre les membres d'une telle famille. Mais il y manquerait sans aucun doute cette sorte d'enracinement dans l'enfance. Or l'enfance des @ se passe hors de toute vie familiale. Y a-t-il donc quelque chose d'équivalent dans les liens affectifs que les enfants forment dans leur milieu propre en @ ? Les personnes avec lesquelles ils sont le plus en relation, c'est leur tuteur, ainsi que tous les éducateurs qu'ils ont, mais qui changent souvent au cours de leur formation. Et surtout, ce sont les autres enfants de leur génération. C'est avec eux qu'ils grandissent et qu'ils se trouvent le plus en communication, et parmi lesquels ils se forment principalement des camarades et des amis. Ce phénomène se voit aussi chez nous, où la plupart des groupes d'amis sont composés pour l'essentiel des camarades et amis du même âge fréquentés à l'école. Mais les relations familiales entre plusieurs générations contrebalancent ces rapports dans la même classe d'âge, ce qui n'est plus le cas chez les @. Ne doit-on pas craindre alors de voir en @ se former une sorte de stratification des relations affectives liant exclusivement les membres d'une même classe d'âge, et divisant ainsi la société en plusieurs groupes affectifs hétérogènes selon cette division générationnelle ? Ces divisions ne peuvent bien sûr pas être comprises comme des oppositions entre classes sociales, ne serait-ce que parce que les groupes générationnels ne peuvent perdurer, par définition, d'une génération à l'autre. Mais la cohésion des divers groupes d'âge, et leur manque de liens avec les autres, représente néanmoins une fraction néfaste pour la cohésion d'une société entière.

Comme je le notais, les @ sont très conscients de ce problème, et ils y réfléchissent. Il fallait éviter en effet que leur société ne se constitue en une série de couches d'âges plus fortement soudées chacune, formant comme de petites sociétés étagées aux liens relativement faibles.

Les raisons de la création de provinces séparées où se passe l'éducation des jeunes sont diverses, et j'en retiens principalement deux. Premièrement, les familles étant inexistantes, il fallait y substituer un milieu éducatif différent, et le former entièrement. Ces provinces paraissaient donner l'espace libre pour la création de ces milieux adaptés et consacrés à l'éducation. Deuxièmement, on voulait rendre suffisamment indépendants deux modes de vie, ceux des jeunes en formation, et ceux des adultes. L'idée était de prendre en charge aussi entièrement que possible l'éducation, en aménageant totalement le milieu où elle aurait lieu en fonction d'elle, ce qui impliquait de le séparer des autres activités, celles des adultes, ayant d'autres exigences que l'éducation et pouvant contrarier cette dernière. Et on voulait également libérer la vie des adultes des contraintes liées à l'éducation des enfants. On voit que la séparation de la société en deux grands groupes, les jeunes en formation et les adultes, correspond à une structure voulue des @. Et le problème de la fusion de ces deux groupes dans la vie adulte était donc clairement posé si l'on voulait éviter que chaque génération ou classe d'âge constitue une nouvelle société relativement indépendante parmi les adultes, poursuivant la séparation qu'on avait produite dès le départ.

La difficulté paraît très grande, et j'ai beaucoup cherché à retrouver les traces de ces divisions dans la société adulte de @. Ma surprise a été de ne pas la découvrir plus importante que dans nos propres sociétés, où pourtant les enfants restent présents parmi les adultes dès la naissance à travers les familles. J'ai généralement vu en @ un grand mélange intime des générations, dans le travail comme dans les jeux et les relations affectives. Ma question était donc davantage de comprendre comment cette intégration des nouveaux adultes pouvait avoir lieu, alors qu'elle correspondait pour eux à un changement assez brusque de milieux de vie, sortant des provinces éducatives où ils n'avaient connus les adultes que dans la mesure où ceux-ci y exerçaient leurs fonctions éducatives, de toute sorte de manières il est vrai. Je sais bien que les jeunes font des stages dans la société des adultes. Mais ils sont trop courts et trop espacés pour supprimer le caractère abrupte de l'entrée dans cette société à la maturité.

Il faut remarquer aussi qu'un trait de la structuration de l'éducation en @ vient briser un peu l'homogénéité des classes d'âge à l'entrée dans la société adulte. Je rappelle en effet que les divers statuts sont acquis par des épreuves, au moment où chacun se sent prêt à les passer, et non en fonction de l'âge. Tous n'arrivent donc pas à l'état d'adulte au même âge, et les variations, même si elles ne peuvent pas être énormes en général, sont toutefois assez importantes. On voit de jeunes adultes de quatorze ans, et d'autres qui n'obtiennent leur autonomie qu'après vingt ans. Si l'on répartit les adultes en fonction de l'année où ils ont obtenu ce statut, on obtient des groupes qui ne correspondent pas du tout à un âge uniforme. Et, quoique dans les provinces éducatives les enfants se retrouvent principalement entre eux, il faut tenir compte aussi du fait qu'assez rapidement, ils évoluent à des rythmes différents, et prennent l'habitude de se retrouver souvent avec des enfants d'un âge différent du leur, un peu comme cela arrive dans les familles entre les frères et sœurs, quoique d'une manière plus statique.

L'un des dispositifs d'intégration importants est lié également à l'éducation, à travers les instituts de formation et de recherche destinés aux adultes, tels que les universités et d'autres écoles, destinées notamment à la formation professionnelle. On trouve là des adultes de différents âges, et pas seulement de relativement jeunes personnes, car ces lieux de formation sont fréquentés par les @ à divers moments de leur vie, et souvent même plus ou moins régulièrement toute leur vie. L'organisation de ces écoles est en effet très différente de celle des nôtres, et faite pour favoriser des études et recherches relativement informelles, selon des parcours libres, de telle sorte qu'on y voit toujours rassemblés partout des étudiants, des professeurs, des chercheurs de tous les âges. On constate chez nous combien la période des hautes études, chez ceux qui en font, est un moment de formation de relations amicales très important. Et comme nos universités et hautes écoles tendent à poursuivre dans un format un peu semblable la formation donnée dans les écoles inférieures, les classes d'âge s'y retrouvent, et bien souvent les amis d'études sont des personnes plus ou moins du même âge. Cela n'est pas le cas en @, où ces fréquentes amitiés d'études mélangent bien plus intimement les classes d'âge.

Je n’insiste pas ici sur le service militaire, qui concerne les seuls citoyens, me contentant de remarquer qu'il a lieu à divers âges aussi, premièrement parce que tous ne deviennent pas citoyens au même âge, et deuxièmement parce que les citoyens font du service militaire à divers moments de leur vie, où ils se retrouvent avec les nouveaux, ce qui soude une camaraderie supplémentaire entre les citoyens de tout âge. De toute façon, il y a entre les citoyens les nombreuses réunions que provoque la vie politique, qui les fait sans cesse entrer en relation avec les citoyens de toute génération. C'est une raison plutôt qui explique pourquoi le groupe des citoyens a une cohésion encore plus grande que celui des simples adultes.

Concernant l'entrée dans le monde adulte, j'ai été frappé par un trait psychologique spécial à mes yeux, remarquablement fréquent en @. Nous savons combien chez nous les enfants, puis les adolescents, sont curieux et souvent impatients de découvrir tous les aspects de la vie des adultes, et d'avoir la liberté d'explorer toutes les activités qui sont plus ou moins interdites aux enfants et de s'y intégrer. Cette curiosité m'apparaît comme encore beaucoup plus grande chez les jeunes adultes de @. Et il n'est pas nécessaire de réfléchir très longtemps pour en découvrir la cause. Leur connaissance de la société des adultes est assez mince, parce qu'ils ont vécu presque toujours dans leurs provinces éducatives, à l'exception de quelques stages. C'est donc comme un monde nouveau qu'ils découvrent et qu'ils sont très impatients d'explorer quand ils en reçoivent la liberté. On les voit s'infiltrer partout, tout observer, et interroger tout le monde sur tout ce qu'ils voient et désirent comprendre. Ils veulent ainsi connaître les choses, mais également les gens, et ils nouent toute sorte de relations, non pas avec leurs anciens camarades, qu'ils connaissent déjà, mais avec les générations antérieures, qu'ils sont avides de connaître.

A ce propos, je me suis souvent étonné de voir à quel point les personnes plus âgées réagissaient bien à cette curiosité un peu envahissante des plus jeunes. J'avais le sentiment qu'il y aurait eu chez nous une plus grande réticence. Or j'ai assez vite compris pourquoi ces relations nouvelles se formaient relativement plus facilement en @. Il faut se rendre compte du fait que l'absence de familles rend les gens beaucoup plus disponibles pour d'autres liens, et plus sociables en général, que dans les sociétés familiales. J'essayais d'estimer quelle part de la vie sociale était mobilisée par les familles chez nous. Je ne vous donnerai pas de chiffres, parce qu'ils seraient trop peu rigoureux pour pouvoir prétendre à un quelconque caractère scientifique. Je me contente d'affirmer, ce que chacun pourra vérifier sur lui-même et sur ceux qu'il connaît autour de lui, que cette mobilisation familiale est tout à fait considérable. Tout le temps, toute l'énergie et l'attention, réclamés par la famille, tout cela est retiré du reste de la vie sociale. Sans les familles, les @ sont donc beaucoup plus disponibles pour une sociabilité ouverte, un peu semblable à celle des jeunes adultes partis faire des études loin de leur famille. Dans ces dispositions, au lieu de trouver importuns les nouveaux qui voudraient tout savoir et interroger tout le monde, on est plus prêt à les considérer en retour avec une certaine curiosité et sympathie, et à envisager éventuellement des relations plus suivies. On voit assez souvent de plus âgés se faire ainsi des introducteurs, pour ainsi dire, dans la société adulte qu'ils connaissent, et il en naît parfois des amitiés durables.

Si l'absence des familles rend les gens plus disponibles pour d'autres relations sociales, il y a un autre lieu privilégié pour ces relations dans nos sociétés dont l'organisation différente chez les @ ouvre aussi les relations sociales. C'est le monde du travail. On sait que les @, et tout particulièrement les citoyens, refusent le salariat. Celui-ci permet chez nous l'existence d'entreprises plus ou moins grandes, caractérisées par une assez grande stabilité, de telle façon que les salariés d'une même entreprise, employés dans tel ou tel département des plus grandes, vivent dans un milieu de travail relativement stable lui-même. C'est l'un des lieux de la sociabilité, et il est chez nous plus ou moins fermé, la plupart se retrouvant pour longtemps, peut-être toute la vie, avec les mêmes collègues. S'ils les aiment bien, ils les intègrent dans leur groupe d'amis, les invitent peut-être même dans leur famille, et étendent ainsi un cercle de relations assez fixe. Au contraire, le rejet du salariat chez les @ empêche la formation de ce genre d'entreprises, et par conséquent la fermeture du milieu de travail que nous connaissons. Les @ sont donc également libérés de ces cercles de collègues, parmi lesquels nous devons former nos camaraderies, et ils sont donc également plus disponibles de ce côté pour une diversité de relations sociales plus librement choisies. De ce point de vue, il faudrait faire toute une étude du milieu de travail assez complexe des @ pour connaître ses effets sur leur vie sociale. Il faudrait examiner non seulement l'ouverture du milieu de travail, mais aussi la nature très différente des relations qui s'y forment par rapport à celles que nous connaissons. Il y a indéniablement un dynamisme beaucoup plus grand dans leurs rapports de travail entre libres entrepreneurs, si je puis dire, que ce n'est le cas dans un groupe de salariés tel que nous en avons l'habitude. Et cette ouverture a son importance dans l'intégration des nouveaux adultes et dans la communication des personnes des différentes générations.

Ce que je viens de dire du rapport des générations, il me semble que je peux l'affirmer aussi, en faisant les adaptations nécessaires, pour les rapports entre les groupes que j'avais tenté au début de considérer comme des classes sociales traditionnelles, ceux des simples adultes, des citoyens et des riches. Observez par exemple les rapports entre les riches dans nos sociétés. Ce sont les mêmes familles riches qui s'y retrouvent, et l'on exclut généralement les membres des autres familles. On vaut d'abord dans ces milieux par son appartenance familiale. Mais ce critère n'est pas présent en @, et les seuls individus riches formeraient une société bien petite, dans laquelle ils se trouveraient vite à l'étroit. De plus, alors que les enfants des riches de chez nous sont placés par leur famille dans des écoles où ils retrouvent les rejetons d'autres familles riches, et où ils nouent une partie essentielle de leurs liens affectifs, les riches de @ ont été éduqués avec les autres, sans savoir alors qu'ils deviendraient riches, sans avoir de raison de les mépriser, et leurs liens affectifs dépendent peu de la richesse ou de la pauvreté, qui apparaissent davantage comme des accidents contingents de la vie. De la même façon, les citoyens n'ont acquis leur statut que durant leur vie d'adultes, à un moment où ils avaient noué des relations affectives avec plusieurs de ceux qui n'atteindraient pas ce statut, et là non plus, ils n'ont pas de motifs de renier ces liens avec des non-citoyens, même si les rapports entre citoyens sont favorisés par les activités et préoccupations qu'ils partagent.

En général, davantage que chez nous, les liens affectifs dépendent des affinités individuelles que chacun se découvre avec d'autres.

Il y a un type de relation qu'il est intéressant de considérer un peu, celui des rapports amoureux. Au début, quand je m'étais posé formellement la question, après avoir observé un peu les couples autour de moi en @, j'avais pensé que ce genre de relations ne posait aucun problème particulier, l'amour dans les civilisations occidentales étant fort semblable d'un pays à l'autre. Et je ne compte pas pour l'instant étudier ce sujet plus à fond. Mais j'avais pourtant le sentiment qu'il y avait plus que des différences banales entre ces rapports chez nous et en @. Il est difficile de préciser cette différence, qui justement est davantage sentie que clairement perçue. Mais, observant les couples, aussi bien ceux qui étaient en train de se former que ceux qui semblaient exister depuis un moment, il m'a bientôt frappé qu'ils ne parlaient pas des mêmes choses que chez nous, et que leur humeur était aussi très différente. Et, revenant à la différence fondamentale de la présence ou de l'absence de familles, je n'ai pas tardé à repérer en quoi la différence consistait. Chez nous, le modèle du couple est donné par la famille, par les parents d'abord. Et une bonne partie des couples qui se forment visent directement ou indirectement à créer une famille, et à former donc un couple de parents. Le choix des partenaires dépend souvent, assez fortement, de ce modèle du couple parental. On cherche d'abord un rapport stable, capable de créer une structure économique viable et stable également, comme la matrice d'une famille. C'est une affaire sérieuse en ce sens, et l'aspect économique y joue un rôle très important. La stabilité du caractère est également recherchée chez les deux partenaires, parce que le couple est en principe destiné à durer. D'autres traits du caractère, propres au rôle de parents, de père et de mère, sont recherchés ou exigés. Et on voit les jeunes possibles couples se chercher en discutant en fonction de tels critères et se mettre à l'épreuve ou demander conseil à partir de ces modèles parentaux. Les problèmes de la famille et du ménage font partie des sujets de conversation les plus fréquents des couples formés. Or presque rien de tout cela n'intéresse les amoureux en @, ce qu'on comprend puisqu'il n'est pas question pour eux de former des familles, de jouer un rôle de parents, et de résoudre tous les problèmes économiques et autres qui s'y rattachent. Quand on les observe et les écoute, on a l'impression d'une sorte de légèreté, comme si les amoureux de @ ne prenaient pas au sérieux l'établissement du couple, et se contentaient de relations relativement peu sérieuses. A bien observer, on se rend pourtant compte que la caractéristique de ces relations est moins l'absence de sérieux, qu'un déplacement de l'attention et de l'intérêt. Les amoureux peuvent être fort attentifs l'un à l'autre, désireux de se connaître, de construire des modes de vie en commun, mais justement, en fonction de leur pur sentiment et du désir très personnel d'être ensemble et d'agir ensemble.

Ce n'est qu'une impression, venue après pourtant beaucoup d'observation et de réflexion, et je ne prétends pas à une véritable connaissance de ces rapports, qu'il me paraîtrait important d'étudier davantage, parce que cette différence influence beaucoup aussi le caractère d'une société.

Bref, je ne prétends vous apporter rien d'autre qu'un aperçu sur l'état actuel de mes recherches. Et j'espère avoir l'occasion de revenir dans un avenir pas trop lointain vous parler de cette société quand j'aurai continué ma progression dans sa découverte et sa compréhension.


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