CERCLE KROPOTKINECompte-rendu de la séance du 15 marsAu-delà du salariatGUY (Président) — Camarades, j'ai le grand plaisir de recevoir un camarade que plusieurs d'entre vous connaissent, Roger, qui revient d'un séjour d'études en @, où il a cherché à voir comment ce pays tente de résoudre le problème du dépassement du salariat, et à comparer leurs solutions avec les nôtres. Sans autre forme de procès, je lui donne la parole pour qu'il vous explique lui-même les résultats de son enquête, puis nous passerons comme d'habitude à la discussion. ROGER — Merci camarade. Je suis très heureux de me trouver parmi vous au Cercle Kropotkine et de pouvoir vous présenter mes recherches sur un sujet qui nous intéresse tout particulièrement, nous communistes anarchistes : l'émancipation par rapport au salariat. Notre maître et inspirateur Kropotkine l'a traité d'une manière que vous connaissez bien, et je n'insiste pas sur ce que vous savez aussi bien que moi. En deux mots, nous pensons qu'il est essentiel de rejeter la méthode capitaliste du salariat, qui nous asservit aux possesseurs du capital et spécialement des moyens de production. Il faut que la révolution nous permette de nous réapproprier ces moyens de production et d'abolir la propriété, ainsi que l'argent et les moyens d'échange analogues. Nous croyons que la productivité des travailleurs libres sera telle que pour la plupart des biens correspondant aux besoins des hommes, l'abondance sera suffisante pour que chacun puisse simplement se servir selon ses propres besoins. Et sinon, chaque communauté établira les règles de la distribution la plus juste en estimant le caractère plus ou moins prioritaire des besoins de chacun. Comme je l'ai dit, je n'insiste pas sur ce que nous savons tous. Vous savez aussi qu'en @, quoique le salariat ne soit pas totalement aboli, il est cependant généralement rejeté, et notamment interdit aux citoyens de ce pays. Mais comme cette république n'est pas anarchiste, ce qui va de soi, puisque c'est un État, le capitalisme y reste dominant selon nos conceptions. La prétention de pouvoir se passer du salariat dans ces conditions nous paraît donc contestable. On sait par exemple que le communisme collectiviste, celui de Marx notamment, en conservant l'État, conserve aussi une forme de capitalisme avec le salariat, même si c'est le prolétariat (ou le parti du prolétariat, ou ses représentants) qui dirige. Alors, qu'en est-il pour les @ ? Ont-ils réellement trouvé une manière de se passer du salariat sans renverser toute structure d'autorité politique extérieure, telle que l'État, et sans abandonner la monnaie ? Telle était la question qui m'occupait et qui m'a conduit à aller passer plusieurs mois dans leur pays pour en avoir le cœur net. Je dois dire qu'au début, je n'étais pas du tout convaincu que les @, et je parle ici surtout des citoyens, qui prétendent avoir renoncé au salariat, y avaient réussi, même de loin. Il y a déjà le fait qu'ils achètent et vendent, et qu'ils se font rémunérer pour leur travail. Et même leur forme de revenu universel, versé à tous en argent, me paraissait bien évidemment un salaire que leur octroyait l'État. Bref, là où ils pensaient avoir aboli le salariat, je le voyais, moi, partout, et je ne comprenais pas même qu'ils puissent nier ce qui me paraissait l'évidence la plus criante. C'est en discutant avec eux que j'ai modifié un peu mes opinions. Pour commencer par le plus simple, ils m'ont convaincu que leur revenu universel n'était pas un salaire, puisqu'il n'était justement pas destiné à rémunérer un travail, mais représentait dans leur conception une sorte de revenu découlant de l'héritage commun des techniques, et prélevé plus particulièrement sur le travail des robots. Or nous pensons aussi que tout le monde doit profiter de l'héritage des inventions de l'humanité, et, en général, du travail des machines, et non seulement les capitalistes qui les possèdent. Seulement, au lieu que la communauté des travailleurs se les approprie, comme dans notre vision des choses, ils se contentent d'en prélever les profits qui leur sont distribués sous la forme de ce revenu universel. Je leur objectais qu'ainsi ils perdaient le contrôle de l'instrument de production, et n'en retenaient qu'un bénéfice abstrait pour laisser sa direction à d'autres, et qu'ils transformaient en quelque sorte chaque individu en petit capitaliste, au lieu d'en faire un travailleur autonome. Ils me demandaient alors comment nous comptions distribuer les profits de ce travail, autonome ou non. Et quand je leur disais qu'il s'agissait de produire suffisamment pour que les besoins de tous puissent être satisfaits, ils objectaient que cette manière de faire supposait une définition de ces besoins qui ne leur paraissait pas laisser aux travailleurs et aux consommateurs la liberté de les définir eux-mêmes, alors que l'argent représentait justement un moyen suffisamment général et souple pour restreindre le moins possible cette liberté à la fois du côté du travail et de la consommation. J'ai eu beaucoup de discussions sur ce point, et je vous fais grâce du détail de nos débats, qui m'entraînerait à vous parler trop longtemps. Nous y reviendrons dans la discussion si vous le voulez. Je préfère en venir à des points plus centraux pour notre sujet, celui de l'élimination du salariat dans un sens où nous pouvons tomber plus d'accord avec eux. J'ai compris à ce sujet que le malentendu entre nous venait d'une définition différente du salariat. Pour eux, il est indépendant de l'usage de l'argent comme tel. Il y a salariat lorsque le travailleur est comme loué par l'employeur pour le faire travailler à sa guise et retirer le profit de son travail, en le payant en général comme s'il était une marchandise indépendante de ce qu'il produit, à disposition du seul employeur. Ils voient une forme de servitude dans cette mise à disposition de la force d'un homme, de quelque nature qu'elle soit, intellectuelle ou manuelle, c'est-à-dire de l'homme lui-même, durant un certain temps, aux conditions de l'employeur, qui commande et plie ainsi à son service le travailleur durant ce temps. Voilà, disent-ils, où se trouve la servitude, dans cette obéissance obligée pendant une partie de la vie, et non dans le fait que le travail soit rémunéré en argent. Je devais donc bien constater que nous étions d'accord sur un point essentiel, celui de l'asservissement du travailleur dans le salariat. Mais je ne voyais pas comment ils pouvaient prétendre abolir le salariat s'ils conservaient les échanges monétaires entre les travailleurs et ceux qui voulaient s'approprier les produits de leur travail, au lieu de laisser comme nous le voulons les travailleurs décider eux-mêmes de la meilleure manière de produire ce qui permet de combler les besoins de la communauté, sans être payés, ce qui nous paraît le nœud de l'esclavage du salariat. A cette question, ils me répondaient par exemple que l'artisan qui vend ses propres produits, ou qui se fait payer pour une commande, n'est pas salarié, parce qu'il travaille librement sans être sous l'autorité de personne. Et il est difficile de le contester, je l'avoue. Mais le problème est alors celui de la coordination du travail. Car on ne peut ramener, surtout aujourd'hui, les situations de travail à celles où quelqu'un travaille seul, comme peut-être dans l'exemple de l'artisan. Et encore, il aura souvent des ouvriers, qui seront ses salariés obligés à obéir à son commandement. Et même dans les professions libérales, le médecin qui a son propre cabinet, le notaire ou l'avocat, emploient généralement des assistants, au moins pour le secrétariat, qui seront salariés. Aujourd'hui, avec les développements de l'industrie, où la production exige une grande coordination de nombreux travailleurs, ce modèle du professionnel à son compte est encore moins pertinent. Si l'on veut conserver la liberté dans le monde du travail, ne faut-il pas comme nous compter sur le sentiment de solidarité et le caractère inventif des hommes, qui s'organiseront et coopéreront spontanément entre eux, sans soucis de rémunération ? Comme les @ ne négligent ni les sciences, ni les techniques, ni l'industrie, mais qu'ils y accordent beaucoup d'importance et manifestent une grande habileté et invention dans ces domaines, il est clair qu'ils ont résolu ces problèmes de coordination de grands nombres de travailleurs. Mais justement, mon soupçon est qu'il se cache dans leur manière de faire une forme quelconque de salariat, qu'ils ne veulent pas avouer, ou qui leur échappe. Ma première idée était que le salariat qu'ils tolèrent chez ceux qui ne sont pas citoyens, était peut-être plus important qu'ils ne le disent, et qu'il fallait déjà voir s'il ne rendrait pas compte de la grande partie du travail commun organisé. J'ai dû abandonner cette hypothèse, parce que, selon mon enquête, le travail officiellement salarié est bien trop rare chez eux pour expliquer la coopération dans une proportion significative. Je me suis donc tourné vers l'autre possibilité, la présence cachée du salariat dans les relations de travail que les @ croient libres. Cette recherche est beaucoup plus difficile, et je ne crois pas l'avoir achevée. Pour s'y retrouver, il faut examiner d'abord comment les @ pensent avoir résolu le problème de la coopération libre, tout en gardant l'usage de l'argent et les rapports de rémunération. J'ai remarqué que mon sentiment à cet égard, et je crois que nous le partageons, c'est que dès qu'une personne en paie une autre, il y a une forme de domination et de soumission, comme si cet acte de payer avait automatiquement ces deux faces. C'est en discutant avec les @, qui n'ont pas ce sentiment, que je me suis rendu compte de l'existence et de la force du mien. Ils me disent par exemple, pour revenir au cas de l'artisan, que le boulanger qui échange un pain contre de l'argent n'est pas par là soumis à l'acheteur, parce que, si l'acheteur peut refuser d'acheter, le boulanger peut aussi refuser de vendre, de telle façon que la relation est parfaitement symétrique. L'acheteur peut choisir d'aller chez un autre boulanger, et le boulanger peut se tourner vers d'autres acheteurs, même si c'est parfois un peu plus difficile. Dans chaque situation ce sera différent. Si le boulanger fait un pain particulièrement bon, c'est lui qui pourra choisir ses clients, et sinon, c'est probablement plutôt le contraire. Je veux bien. Mais celui qui a de l'argent est mieux placé pour obtenir ce qu'il veut et imposer sa volonté, parce que tout le monde désire toujours avoir de l'argent, et en a besoin quand il a cours, tandis que ce n'est pas le cas pour les produits ou services particuliers. Mais il faut avouer que, quand l'argent circule, alors chacun à son tour a le privilège d'être l'acheteur. Il n'empêche que, selon mon sentiment, il reste que dans la vente et l'achat, il se joue un rapport de domination, plus ou moins accentué, qui choque notre sensibilité pour la vraie liberté. Mais bon, comme les @ me répondent que ces situations de domination se présentent dans mille autres circonstances où il n'y a pas d'argent en jeu, dans le simple rapport de force physique par exemple, je mets de côté ce sentiment pour aller vers le cœur du problème, celui de l'organisation des travailleurs supposés libres. Revenons au cas simple du boulanger. Quand il vend son pain, il ne reçoit pas un salaire, parce qu'il ne vend pas son travail, mais son produit, et qu'il travaille librement, je veux dire comme il l'entend, en s'organisant lui-même, à sa façon. Il se coordonne en un sens avec d'autres, les acheteurs, qui veulent du pain chaque jour, et davantage à certaines heures. Mais il le fait librement, pour pouvoir vendre le plus possible et le plus régulièrement possible. Il se coordonne avec ses fournisseurs, qui lui livrent par exemple à des périodes fixes, convenues, la farine et les autres ingrédients dont il a besoin. Là non plus, il n'y a pas de rapport de salariat ou d'asservissement, parce que ces accords sont faits librement et que chacun s'organise à sa façon pour pouvoir les respecter. Maintenant, supposons que le boulanger ait besoin de quelqu'un pour vendre son pain de manière à pouvoir se concentrer sur son travail propre. La façon habituelle est d'engager un vendeur et de lui donner un salaire pour faire durant un certain temps par jour le travail qu'on lui demande. Dans ce cas, il y a bien rapport de subordination comme d'habitude dans le salariat. Il faut donc que notre boulanger s'y prenne autrement s'il veut ou doit l'éviter. La solution est simple, me disent les @, il suffit qu'il traite avec ce vendeur comme avec les autres, clients et fournisseurs, et que par exemple il vende son pain au vendeur, ou qu'il trouve un quelconque accord où celui-ci sera libre d'organiser efficacement son travail de vente à sa manière. C'est simple, mais un peu plus compliqué que d'avoir un serviteur salarié. Et me disent les @, dans les organisations plus complexes, il suffit de procéder de la même façon, en complexifiant les rapports autant que nécessaire. La difficulté apparente vient du fait qu'on imagine toujours que l'ensemble doit être prévu abstraitement par un seul responsable, qui définirait tous les travaux et toutes les relations entre travailleurs de l'entreprise commune. Mais c'est une tout autre affaire quand on tient compte du fait que chacun est responsable de sa part d'activité, et que l'ordre global résulte d'autant d'initiatives qu'il y a de travailleurs impliqués. Vous imaginez combien cet argument est séduisant pour quelqu'un comme nous, qui insistons justement sur la sorte de spontanéité avec laquelle la coopération a lieu entre des travailleurs libres, et sur la supériorité de cette organisation par rapport à celle que des chefs inventent abstraitement, sans connaître les circonstances concrètes particulières de chaque travail ! Il y a un moment où j'ai cru, dans l'enthousiasme, qu'ils m'avaient dans leur poche. Mais attention ! Alors que la coopération telle que nous l'entendons repose sur le fait que tous ont les yeux tournés vers l'œuvre à accomplir, chez les @, à cause justement de l'intervention de l'argent, ils se coordonnent par tout un réseau de contrats. Et là, chacun regarde son propre profit plutôt que le résultat à obtenir par la coopération. Et nous voilà dans la concurrence des égoïsmes plutôt que dans le domaine de la pure solidarité. On évite peut-être la servitude, mais on affaiblit l'entraînement de l'intérêt commun, et l'on démotive en ce sens les travailleurs, un peu comme dans le salariat. Voilà où j'en suis, grosso modo. Mais j'ai hâte d'écouter vos réactions et j'arrête là ma présentation, pour ajouter ce qui sera nécessaire en fonction de vos questions et interventions. . GUY — Merci, camarade. Ton exposé est extrêmement stimulant, et pour ma part, j'aurais eu envie de t'interrompre bien des fois, ayant peine à me retenir. Mais j'ai bien fait de m'y obliger, parce que tu as répondu toi-même à plusieurs de mes objections. Si vous le permettez, je vais commencer par poser un problème avant de vous donner la parole pour une discussion qui s'annonce bien animée. Comme tu le disais à la fin, ces @ sont fort séduisants, et il faut se garder de se laisser reconduire par eux vers des formes améliorées du capitalisme, contre lequel nous luttons avec conviction et fermement. Leur opposition au salariat est troublante, quoique moins décidée que pour nous, puisqu'ils le permettent pour les non-citoyens. Peut-on accepter l'asservissement d'une partie de la population jugée inférieure à la caste de l'élite ? Sûrement pas pour nous. Par ailleurs, je suis d'accord avec toi. Peut-on être libre et solidaire quant on traite avec les autres par des contrats, c'est-à-dire par la soumission à une autorité juridique, extérieure à nous, et qui suppose ultimement la police et l'État ? Toi qui les connais, sais-tu s'ils en sont conscients, et comment ils se défendent par rapport à cette objection ? ROGER — Oui, tu as raison, j'aurais pu mentionner que ce n'est pas seulement le recours à l'argent, mais aussi la dimension nécessairement juridique des contrats qui entraîne la soumission à une autorité extérieure aux individus impliqués. D'ailleurs, l'argent lui-même, sous sa forme moderne en tout cas, ne suppose-il pas cette même autorité étatique pour le garantir ? A mon avis, il y a une réelle limite ici dans la place qu'ils donnent à la liberté de l'individu. Quant à savoir s'ils en sont conscients ou non, cela dépend. Plusieurs d'entre eux ont lu nos classiques, dont Kropotkine, et ils peuvent argumenter en connaissance de cause. D'habitude, il considèrent l'anarchisme comme utopique, parce que nous ne tenons pas compte de toute la partie de la nature humaine qui constitue l'inimitié profonde entre les hommes, à côté des sentiments pacifiques, comme les sentiments de solidarité, le sens de la justice et d'autres. L'idée d'une autorité étatique ne les dérange pas, elle leur paraît même indispensable. Là, il faut bien constater que nous ne sentons pas comme eux. CAMILLE — Je trouve aussi très troublante la similitude entre nous et les @ dans l'opposition au salariat, dans la défense de la liberté individuelle, dans l'idée d'une organisation non hiérarchique du travail. Roger et toi, Guy, vous avez mis l'accent sur la différence fondamentale, à ce qu'il semble, celle d'une conception entre une vision optimiste de la nature humaine, et une vision pessimiste, ou en tout cas plus pessimiste que la nôtre. Et pour cette raison, je ne me sentirais pas à l'aise pour accepter leur système, qui est pourtant meilleur que celui de notre société où la liberté n'est défendue que superficiellement, et en réalité minée, comme, déjà, dans le salariat. Je me demande comme Roger à quel point nous pourrions être alliés à eux. Qu'en penses-tu ? ROGER — Comme tu le dis, c'est une question délicate. Ils sont nos alliés jusqu'à un certain point dans la critique, pour attaquer le salariat. Mais ensuite, ils tiennent à maintenir une autorité que les anarchistes refusent, et il ne faut naturellement pas les suivre sur ce terrain. Je crois, à ce que j'ai pu voir, qu'ils nous considèrent aussi avec ce mélange de sympathie et de suspicion. Ils aiment notre combat pour la liberté individuelle, mais, comme je l'ai déjà remarqué, ils ne croient pas la nature de l'homme aussi bonne que nous la voyons, et ils estiment notre idéal beau dans l'idéal justement, mais irréalisable, et par conséquent dangereux dans la pratique. D'ailleurs, j'ai souvent constaté la sympathie avec laquelle ils m'écoutaient, mais parfois avec un petit air d'attendrissement, comme si j'étais un peu un enfant encore plein de belles illusions. RENÉ — Je vois bien ce qui nous sépare. Mais, moi, ce qui m'impressionne, c'est la manière dont ils ont réussi à mettre en pratique une doctrine proche de la nôtre sur plusieurs points importants. Cela nous montre que certaines de nos idées ne sont pas si utopiques que beaucoup ne le croient. J'aimerais bien savoir comment leur système de contrats fonctionne dans le détail. Et ensuite je me demanderais s'il y a des leçons à en tirer pour une organisation vraiment anarchiste du travail commun. ROGER — Oui, je suis sûr qu'il y a beaucoup à gagner pour nous à examiner comment fonctionne réellement leur organisation du travail. Mais il faut faire attention. Nous ne pouvons pas en tirer directement des principes pour nous, parce que nous n'avons pas ce moyen des contrats, ni le paiement monétaire. Il y a donc d'importantes transpositions à faire. Mais avec la prudence nécessaire, nous avons beaucoup à apprendre de l'étude de leur système. CHANTAL — Je trouve intéressante cette perspective, et je vois une raison de plus de se tourner davantage avec curiosité, et non animosité, vers ce qui se passe en @. Mais René demandait comment le système des contrats se pratique en réalité, et j'aimerais bien en savoir davantage sur ce point. Peut-on déjà en avoir une idée plus précise ? ROGER — C'est complexe, et je ne suis pas un spécialiste de la matière. Je crois aussi que pour entrer dans le détail, il faudrait une conférence assez longue. Mais je peux essayer de montrer un peu mieux la façon dont les choses se passent selon ce que j'en sais. En somme, je me suis déjà dit que, alors que l'organisation générale du travail est très différente de celle qu'on trouve dans notre société, le procédé lui-même n'est pas si étranger à certaines de nos pratiques, non seulement dans l'artisanat, mais aussi dans les grandes entreprises. Il est rare qu'un entrepreneur s'attaque seul à la réalisation de quelque chose d'assez grand et de compliqué. Même les grandes entreprises divisent la production et en donnent une partie à des entreprises extérieures, qui fourniront chacune une partie du produit complet. Et dans ce cas, c'est par des contrats entre ces entreprises qu'on procède. Imaginons qu'on poursuive systématiquement le procédé, jusqu'aux travailleurs individuels, et l'on aura la structure de l'organisation du travail commun en @. Celui qui veut obtenir un résultat global doit donc élaborer son projet de manière à pouvoir le diviser et confier des parties cohérentes à des contractants. A première vue, s'il faut en arriver jusqu'au niveau du travailleur individuel, la tâche semble gigantesque et impraticable. Mais en réalité, chaque entreprise qui se voit confier une partie du produit total à réaliser, s'organise à son tour à sa façon pour obtenir son propre résultat, et elle opère les divisions nécessaires au niveau inférieur, par exemple en recourant à son tour à d'autres entreprises pour des parties de cette partie, et ainsi de suite. On peut aller ainsi jusqu'au travailleur individuel sans que le travail de ce dernier ait dû être prévu par le responsable du projet total. Il y a une répartition de l'organisation en même temps que du travail. Et personne ne vend son travail, mais uniquement un produit déterminé, qu'il réalise librement à sa façon. Et rien n'interdit qu'au moment de conclure le contrat, il ne fasse des objections sur les caractéristiques du produit qu'on lui demande de faire, et que ses propositions de corrections ne remontent plus haut, éventuellement jusqu’au concepteur originaire, qui peut être amené à modifier son projet en conséquence. Il y a donc une dynamique qui est fort intéressante. Et à vrai dire, je me suis déjà dit aussi qu'on retrouvait par là une certaine motivation à la réalisation du projet total par tous un peu analogue à celle qu'on suppose dans la coopération des anarchistes rassemblés, discutant et travaillant à la réalisation du même produit. D'ailleurs, à chaque échelon, jusqu'au plus bas, si l'on peut dire, les participants sollicités peuvent s'informer de tout et, contrairement à l'ouvrier salarié, ont la liberté d'accepter ou de refuser de collaborer. CHANTAL — Merci de cet aperçu qui me permet beaucoup mieux de me représenter cette méthode, fort séduisante à première vue. Cela m'incite à y réfléchir. Et j'aimerais même aller travailler en @ pour mieux comprendre comment tout cela se passe. On ne peut pas toujours diviser le travail entre tous ceux qui collaborent, comme quand deux rameurs doivent ramer ensemble, et non chacun pour soi, et je me demande comment ils résolvent ce genre de problème, par exemple. DENIS — Non, moi je ne peux pas partager cet enthousiasme. A mon avis, dans ce système, l'argent gâche tout. Il ne faut pas travailler pour de l'argent, sinon on revient à l'égoïsme de notre civilisation capitaliste, qu'on le veuille ou non. GUY — J'ai un peu ce sentiment aussi, mais je ne serais pas si catégorique. J'aimerais voir cela de plus près, comme Chantal. Pour le moment, je vous propose de clore notre passionnante discussion ici, en remerciant Roger de nous y avoir introduit, et je propose à ceux qui en ont le temps d'aller boire un verre au café d'en face pour continuer informellement d'en parler.
|