Cher Charles,


Me voici, depuis quelques jours déjà, installé à Santerre dans la province du nord. Connais-tu ce coin de pays? J’y suis envoyé pour étudier les origines du jeu critique que nous pratiquons. Les premiers joueurs ont parcouru la région il y a longtemps. Les plus anciens textes que nous possédons traitent d’un art de la promenade. Or j’aimerais comprendre pendant ce séjour ce qui dans la promenade favorise l’esprit critique? Ce premier jeu est assez simple, il consiste à éprouver une idée, une représentation mentale culminant dans un concept. Par exemple je peux avoir en tête le concept de «désir» prendre le chemin qui mène au fleuve et tenter pendant la promenade de comparer le désir à la série des perceptions occasionnées par la marche. J’observe ce que je vois pour étudier ce que je perçois à travers l’idée qui occupe ma pensée; il s’agit d’arriver à voir s’il y a quelques traits communs entre la neige ou le vent et le «désir» de manière à penser ce qui distingue l’objet de la méditation avec l’eau, les arbres et le soleil. Pendant la marche l’idée est associée aux sensations corporelles. Le corps est en mouvement, l’esprit vagabonde en un sens et en même temps prend appui sur la notion soumise à la méditation. Or le fait d’avoir sous les yeux l’eau, la glace ou la neige, les rochers sous ses pas, le fait d’avoir sur sa peau la sensation de l’air froid déterminent le processus de comparaison. La détermination est telle qu’elle modifie à la fois la perception et l’idée méditée. Je vais refaire l’exercice demain en matinée… mes premières associations se présentent comme de simples analogies même s’il n’y a rien dans le blanc grisâtre de la neige fondue que je puisse attribuer directement au désir, le jeu produit quelques effets, il se crée une sorte de tension difficile à maîtriser pour le débutant que je suis, mais j’en comprends l’intérêt. Le vent, la sensation du vent sur la peau m’a semblé avoir des caractéristiques communes avec le désir. En fait je suis peu habitué à ce genre de comparaison, mais je remarque qu’elles permettent de placer l’idée sur un fond qui sert généralement de décor alors que la promenade méditée oblige à considérer ce qui agit sur nos sens en même temps que l’action de l’idée. Il n’y a pas de prescription pour le lieu des promenades, l’heure du jour ou de la nuit, ville ou campagne, tout décor, d’après les anciens joueurs, a ses vertus, il s’agit au contraire de les multiplier. Les innombrables traités sont écrits dans des cahiers d’écoliers, ils ne portent pas le nom de leur auteur, ils commencent toujours avec cette injonction : à ne pas lire sans avoir fait la promenade du «concept» dont il sera question. L’heure, la date et le lieu de la promenade sont indiqués avec précision. Le même concept comme par exemple celui que j’utilise pour mes premiers exercices sera médité en différents temps et différents lieux. Il semble aussi que le promeneur varie les idées, rien ne m’empêche de faire ce matin la promenade de la «démocratie».



L.



P.S. Te souviens-tu de Caroline? Il semble qu’elle veuille quitter @, fonder une famille et rejoindre cet ancien agent de la CIA qui nous a tant fait rire au moment des aveux. Mais là je ne comprends pas pourquoi elle accepte de retourner à cette étrange histoire de famille. Il n’y a rien à faire avec ces Américains toujours à comprendre l’amour comme s’ils étaient la cause de cette sorte de joie. Une cause que représente ce fantasme qu’ils nourrissent d’être vis-à-vis chaque chose de ce monde dans l’attitude du propriétaire. Mais Caroline… serait-elle en mission?