Après quelques journées pluvieuses et venteuses, le beau temps est enfin de retour. De tous les côtés l’azur s’étend à perte de vue, et le soleil darde de ces rayons les quelques badauds qui marchent paisiblement, en cet après-midi de semaine. Pour se reposer un peu et contempler à leur aise la scène qui s’offre à eux, certains se sont assis sur un banc, sous le feuillage d’un arbre encastré dans le béton du trottoir, à deux ou trois mètres de l’avenue où se suivent en deux longues files les taxis, les auto-patrouilles, les voitures de livraison des restaurants, les fourgonnettes des plombiers, des électriciens, des réparateurs d’ascenseurs, des experts en nettoyage après sinistre ou des spécialistes en gestion parasitaire, les camionnettes des compagnies de terrassement, d’horticulture et de tonte de pelouse, les camions de messagerie, de déménagement, de livraison de matelas, de sofas, d’électroménagers, de viande et de légumes surgelés, de crème glacée, etc. D’autres avancent au pas de gymnastique et sourient en regardant sautiller les petites bêtes adorables et poilues qu’ils tiennent fermement en laisse, qui les tirent vers l’avant et qu’on pourrait très bien prendre pour des peluches ou des bibelots, si elles ne bougeaient pas. Mais l’attendrissement de leurs maîtres a vite fait de trouver un objet plus intéressant. Une longue file de petites bêtes encore plus mignonnes, bien dressées et soigneusement encadrées par quatre techniciennes en service de garde, s’approche d’une intersection. Sous une casquette ou un chapeau profondément enfoncé, on distingue de petits visages joufflus au regard somnolant, alors que de nombreuses petites mains tiennent mollement les poignées multicolores attachées à intervalles réguliers à une longue courroie de nylon ; si bien que tous ces petits corps de poupée bien grassouillets et tout roses se laissent tirer vers l’avant et se suivent nonchalamment, sous le regard des automobilistes, souvent attendris, ou qui attendent impatiemment, comme quand défilent devant eux les wagons d’un train de marchandises. En faisant de grands gestes, les techniciennes en service de garde répètent leurs exhortations à leurs petits chéris pour leur faire traverser la rue à la queue-leu-leu : « Allons, allons, les petits ! On va traverser la rue. Ne lâchez surtout pas le serpentin de marche ! Un peu plus vite, les petits ! Il ne faut pas faire attendre les madames et les meûssieurs qui sont dans les autos ! Vite, vite, les petits ! On avance ! C’est ça, vous êtes de bons petits ! Maintenant on tourne à droite, pis on rentre à la garderie pour la sieste ! » Alors que cette vision enchanteresse se dissipe, le vrombissement des moteurs se fait à nouveau entendre, et les véhicules qui se sont entassés entre-temps avancent maintenant pare-chocs contre pare-chocs. La chaîne d’enfants, quant à elle, poursuit sa marche, comme des condamnés qu’on conduit aux galères. |