Un lundi, un peu avant neuf heures, Monsieur S. marche pesamment dans le couloir qui mène à son bureau. Il en ouvre rapidement la porte, laquelle frappe bruyamment contre un porte-manteau qu’il a jugé bon de placer juste derrière elle. Il essuie ensuite longuement et méthodiquement les semelles de ses chaussures sur le paillasson. Après avoir laissé la porte entre-ouverte, il s’assied à son bureau, dont la disposition judicieuse lui permet d’être vu par tous ceux qui passent dans le corridor ; puis il sort de sa serviette un épais volume parsemé de marque-pages de différentes couleurs et intitulé La marchandisation de l’éducation supérieure : l’université menacée par l’économie du savoir, de même que de nombreuses feuilles couvertes de notes de lecture, qu’il étale soigneusement devant lui, pour qu’elles soient bien visibles. Il ouvre le livre au hasard, vers le milieu, et se penche sur lui en appuyant lourdement son front sur sa main gauche. Il tend l’oreille pendant quelques minutes : rien que le bruit de la ventilation. Un peu déçu, il se redresse à moitié, en restant à l’affût. Quelques minutes s’écoulent pendant lesquelles Monsieur S. regarde distraitement les centaines de livres soigneusement rangés dans sa bibliothèque, et dresse la liste de ce qu’il lui faudra faire ce soir : passer prendre sa fille à la garderie, acheter des couches à la pharmacie, faire le plein de la voiture, prendre un rendez-vous chez le dentiste, téléphoner à sa mère pour lui demander de ses nouvelles, tondre la pelouse, changer la litière du chat… Mais voilà l’ascenseur qui se met en marche ! Il s’empresse de reprendre la même posture et de faire apparaître sur son visage les signes convenus d’un grand et pénible effort intellectuel : sourcils froncés, regard fixe et mâchoires serrées. L’ascenseur s’arrête à cet étage, ses portes s’ouvrent et Monsieur S. juge, d’après le bruit des talons de bois qui se répercute contre les parois du couloir, qu’il s’agit de Madame F., la directrice du département. Comme son bureau se trouve au bout du corridor, Monsieur S. sait qu’elle doit nécessairement passer devant le sien. Il soulève son livre juste assez pour qu’elle puisse en voir la couverture, retient son souffle pendant quelques secondes, et pousse un long et profond soupir quand elle s’arrête devant l’entrée de son bureau et lui adresse ce compliment : « Déjà au travail, Monsieur S. ? Je vois que vos recherches sur la marchandisation de l’éducation vous tiennent à cœur, et donc que nous ne nous sommes pas trompés à votre sujet quand nous vous avons embauché. Quel dynamisme ! » Celui-ci relève la tête, affecte un air un peu égaré, comme si on avait interrompu ses réflexions, fait un léger signe de la main pour signifier à Madame F. de patienter un peu, puis saisit sa plume pour écrire rapidement une idée qui ne lui est pas venue et la souligner à grands traits. Il s’excuse ensuite à la directrice, en lui expliquant qu’il vient tout juste de comprendre quelque chose de nouveau et de très important pour ses recherches ; ce qu’elle croit ou fait mine de croire en l’en félicitant, et en insistant à nouveau sur l’apport qu’il représente pour le département. Flatté, Monsieur S. accepte volontiers de sortir de l’abîme de ses réflexions pour discuter des affaires départementales : élaboration d’un nouveau programme d’éthique professionnelle, augmentation record du nombre d’inscrits aux programmes de formation, mesures à prendre pour accroître le taux de diplomation des étudiants de troisième cycle et les dissuader de prolonger leurs études de manière indue, etc. Mais alors qu’il commence à se laisser emporter par son enthousiasme pour ces grandes questions, ou plutôt par l’attention dont il est l’objet, il prend rapidement un air sérieux, puis il déclare qu’il continuerait à discuter plus longtemps s’il n’était pas débordé par ses recherches, ce qu’il aura d’ailleurs l’occasion de faire à la prochaine assemblée du comité des programmes. Après avoir souhaité une bonne journée à Madame F., qui en a fait autant, il retourne à son travail, sans fermer la porte de son bureau, et il attend patiemment le passage de ses collègues et des étudiants.