C’est le mois de novembre. Même si elle a un rhume et si elle fait de la fièvre, A. déambule dans la grisaille des petites rues du quartier Saint-Jean-Baptiste. Tout lui semble terne : le blanc laiteux du ciel, la lumière morne qui éclaire les parois de béton et de briques, les rangées de voitures qui sont stationnées le long des trottoirs, les quelques passants qui longent les murs en enfonçant le cou dans leur manteau, etc. Elle descend une rue et arrive devant l’église Saint-Jean-Baptiste. Jean le Baptiste, saint patron des Québécois. Elle se dit que l’Église a bien vu en choisissant un berger pour remplir cet office, car ses concitoyens ne demandent pas mieux que de se faire tondre par leurs maîtres. Le gouvernement provincial n’a-t-il pas, au cours des derniers mois, augmenté les taxes sur la consommation, décrété une nouvelle taxe sur l’utilisation du système de santé et l’assurance-médicaments, réduit le financement des écoles et des hôpitaux, augmenté les droits de scolarité universitaires, diminué les places disponibles dans les garderies à 7 $ par jour et rendu moins accessible l’aide de dernier recours ? Et pourtant rien : toujours le calme plat. A. descend machinalement le long escalier qui mène à la Basse-Ville quand une vague rumeur interrompt le fil de ses pensées. Qu’est-ce que c’est ? On dirait que ce sont des voix humaines, des cris, peut-être même de colère ? Eh quoi ! les moutons se seraient-ils enfin réveillés, enfin secoués ? Elle dévale les quelques dizaines de marches qui restent et elle continue à se diriger rapidement vers la rue Saint-Joseph, malgré la toux qui ne lui donne pas de relâche. Puis elle doit s’arrêter à un coin de rue, pour reprendre son souffle. Malgré sa vue embrouillée, elle aperçoit un attroupement de quelques dizaines de personnes, de même qu’un cordon de sécurité et quelques policiers. Ça y est ! Le gouvernement est allé trop loin et enfin on se révolte contre les mesures d’austérité ! Comme une femme dans la trentaine, accompagnée d’une petite fille qui trottine derrière elle, passe tout près d’elle, A. en profite pour lui demander contre quoi exactement on manifeste et par qui cette manifestation a été organisée. La maman la regarde avec étonnement, et semble se demander si elle a affaire à une folle ou à une extraterrestre. Puis elle lui répond sèchement que c’est bien évidemment, et comme à toutes les années, la Parade des Jouets. Abasourdie, A. s’essuie les yeux et s’approche avec circonspection de la rue Saint-Joseph. Ce qu’elle avait d’abord pris pour une foule en colère n’est rien d’autre, de toute évidence, que des mamans, des papas et leurs petits chéris tout emmitouflés, qui attendent impatiemment le passage du défilé, lequel ne saurait tarder, si on en juge d’après la musique de Noël qui s’approche. Alors que les familles se trémoussent, défilent des chars allégoriques dont les couleurs vives (jaune citron, rouge fraise, vert menthe, orange carotte, bleu sloche, rose barbe à papa) font contraste avec la grisaille de novembre : l’École des Lutins, le Bureau de Poste du Pôle Nord, la Banquise des Pingouins, l’Atelier du Père-Noël, la Fabrique de Friandises, la Cuisine de Mère Noël, le Royaume des Fées, le Cirque du Clown Atchoum, la Forêt des Sapins et, finalement, le Traîneau du Père Noël. Les lutins, le Père Noël, la Mère Noël, les pingouins, les fées des neiges, les ours polaires, les rennes, les clowns et les bonhommes de neige, vêtus des mêmes couleurs, saluent la foule et se dandinent. Enfin le défilé tourne à droite à un coin de rue et disparaît. Les familles se dispersent et rentrent chez elles. Alors que A. se demande si elle doit rire ou pleurer, elle s’aperçoit que sa fièvre s’est aggravée et qu’elle est en nage. Quinte de toux particulièrement insistante. |