F., comme tous ses collègues, espérait qu’on n’en arriverait pas là. Mais il faut ce qu’il faut. C’est d’ailleurs la même chose tous les cinq ans. En effet, voilà déjà plus d’un an que les professionnels de la fonction publique québécoise négocient leur nouvelle convention collective avec le gouvernement. C’est l’impasse. Alors que le gouvernement propose une augmentation des salaires de 7 % étalée sur cinq ans et tient à imposer un gel des embauches, le syndicat réclame pour sa part une augmentation des salaires de 18 % étalée sur cinq ans, de même que la création de nouveaux postes permanents afin de mettre fin progressivement au recours à la sous-traitance. De part et d’autre on s’accuse de ne pas vouloir faire des compromis et de saboter les négociations. Les porte-parole du gouvernement affirment que les fonctionnaires doivent faire leur part en se serrant la ceinture, et que les contribuables n’ont pas à payer pour leurs avantages sociaux et leurs privilèges. Quant aux représentants syndicaux des fonctionnaires, ils répliquent que les dirigeants politiques dépensent sans compter l’argent des contribuables, en obligeant les organismes publics et parapublics à octroyer des contrats coûteux aux firmes de consultants, pour faire tout le travail que ne peuvent pas faire les employés de l’État. F. regarde sa montre : il est 10 h 18. C’est l’heure de sortir. Il prend son manteau et sa pancarte et va rejoindre ses collègues qui attendent déjà l’ascenseur. Celui-ci arrive après quelques minutes, déjà à moitié rempli d’autres collègues. Après s’être arrêtés à presque tous les étages, ils arrivent au rez-de-chaussée. Il est déjà 10 h 24. Ils se dépêchent de sortir et ils appuient sur le bouton de la traverse de piétons. Car pour rien au monde ils ne voudraient désobéir aux règlements municipaux, bloquer la circulation et prendre en otages les automobilistes, qui ne sont coupables de rien. Ça serait d’ailleurs se mettre à dos l’opinion publique. Pour rien au monde ils ne voudraient passer pour des radicaux. Voilà, le petit bonhomme blanc est apparu, et ils peuvent marcher dans la rue et manifester leur mécontentement sans contrevenir à la Loi. Certains automobilistes les ignorent, d’autres klaxonnent pour exprimer leur soutien, alors que d’autres encore les insultent. Puis quinze secondes plus tard le petit bonhomme blanc commence à clignoter et les grévistes regagnent les trottoirs pour ne pas entraver la circulation. Le même manège se répète trois fois, puis il est l’heure de remonter, car il a été adopté à 78 % – c’est un message fort qu’on a décidé d’envoyer au gouvernement – qu’on ferait la grève pendant 18 minutes tous les jours, pour symboliser l’augmentation des salaires de 18 % demandée. À 10 h 36, tous les grévistes ont réintégré leurs bureaux. Jusqu’au lendemain, où le même manège recommence. Et au surlendemain. Etc.
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