Bien que ce soit encore la mi-avril, le soleil brille comme si on était en juillet. Pourtant de nombreux étudiants occupent les cubicules de la bibliothèque universitaire et s’affairent à préparer leurs examens de fin de session. Deux d’entre eux, assis l’un en face de l’autre, mais séparés par un mur de matière plastique blanchâtre, sont penchés sur un épais manuel de cours. M., alors qu’il tâche de mémoriser les raisons pour lesquelles l’ajustement concerté et l’accommodement raisonnable sont des moyens efficaces de gérer les conflits liés aux différences culturelles et de protéger les libertés des citoyens, dans les milieux de travail comme dans l’ensemble de la société, pousse un long soupir, lève les yeux vers le plafond, et fixe les tubes fluorescents d’où émane une lumière aseptisée lui donnant l’impression d’être simultanément dans un supermarché, dans un centre commercial, dans la salle d’attente d’un dentiste, dans une chambre d’hôpital où les lits sont séparés par de minces rideaux, dans la cafétéria d’une école, dans une tour de bureaux, dans le corridor d’un pénitencier, dans la cellule capitonnée d’un aliéné, etc. Puis, se ressaisissant, il répète en lui-même : « Dans une société démocratique comme la nôtre, la défense de la liberté de conscience, de l’identité individuelle et collective, des héritages culturels et des convictions profondes de tous les citoyens est l’un des enjeux principaux de la lutte contre la rationalité instrumentale, l’anomie, la dissolution du tissu social, le modèle de l’individu triomphant et l’économisme. Car c’est seulement grâce à ces croyances, religieuses ou séculières, que peut avoir lieu un dialogue ouvert aboutissant aux solutions qu’exigent les problèmes auxquels nous sommes confrontés en tant que société, comme ceux de la reconnaissance de l’autre, du respect des convictions profondes donnant un sens à la vie et la rendant digne d’être vécue, de l’élaboration de consensus portant sur des valeurs démocratiques communes (la liberté, l’égalité, la tolérance, l’ouverture d’esprit, etc.), tout en autorisant des raisons très différentes d’y adhérer et s’enracinant indistinctement dans le christianisme, l’islam, le judaïsme, la spiritualité amérindienne, le pacifisme, l’humanisme, le féminisme, l’agnosticisme, l’athéisme militant, etc. Toutefois, les demandes d’ajustement concerté et d’accommodement raisonnable ne doivent pas être excessives, c’est-à-dire qu’elles ne doivent pas entraîner des coûts déraisonnables pour la société, les institutions publiques et les entreprises, doivent être limitées à des convictions profondes reconnues et partagées par des groupes sociaux facilement identifiables, et donc ne concernent nullement les simples préférences individuelles ou les caprices… ».

C’est à ce moment que ces pensées sont interrompues par un long soupir provenant de l’autre côté de la paroi, que L. pousse en guise de réponse à celui de M, et qu’il ponctue en laissant lourdement retomber sur sa table de travail un manuel d’histoire de la littérature intitulé La littérature de langue française : des origines à 1680, et censé lui donner une vue d’ensemble des grandes œuvres, en lui communiquant les savoirs essentiels portant sur elles et les repères historiques nécessaires à leur compréhension. Dans la brève section consacrée à Molière, que L. lisait il y a quelques secondes, on peut apprendre l’influence qu’a eu la commedia dell'arte sur l’œuvre du grand dramaturge, des personnages qu’il lui a empruntés, des procédés comiques qu’il a repris et raffinés pour faire rire, mais aussi pour peindre les vices des hommes de son temps, par exemple l’ignorance et la vanité des lettrés, ainsi que l’hypocrisie et l’impiété qui corrompaient les mœurs. C’est pourquoi ces considérations générales sont accompagnées de deux extraits, l’un tiré de la préface du Tartuffe, l’autre de la dernière scène du Don Juan, qu’on analyse avec beaucoup de perspicacité pour montrer d’abord que Molière ne condamne l’hypocrisie des faux dévots que pour prendre la défense de la vraie dévotion, et ensuite qu’il montre le juste châtiment qui attend les mécréants, en envoyant le vil séducteur en enfer, sous la conduite de la statue du Commandeur.

À la droite de L. se fait entendre un soupir d’irritation encore plus bruyant que les deux précédents, lequel R. a vite fait de transformer en un bâillement d’ennui qu’il prolonge pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’il lui mette fin, de crainte de se disloquer la mâchoire inférieure. Mais comme il juge qu’il n’a pas exprimé son sentiment de manière suffisamment convaincante, il ferme bruyamment son exemplaire de Platon et nous : la philosophie platonicienne appliquée aux grandes questions morales de l’époque contemporaine. Puis, après s’être laissé retomber lourdement sur le dossier de sa chaise, il attend une réponse.