Procès-verbal du C.A. de Mileed, groupe pharmaceutiqueDr Luc Nosiope, dir. : Chers collègues, bienvenue à la réunion annuelle de notre conseil d’administration. Vous venez d’entendre M. Thompson, notre comptable, vous donner l’aperçu des développements de nos affaires. Vous avez constaté comment votre argent travaille bien. Pour ma part, j’interviens aujourd’hui pour amorcer une réflexion concernant les nouveaux marchés potentiels pour nos produits. Vous n’ignorez sans doute pas que nos activités comportent un certain paradoxe lorsqu’il s’agit de faire des profits. Nous produisons, en effet, des médicaments qui servent à guérir des maladies ou à en diminuer les symptômes. Sans maladies, il ne peut donc pas exister de marché pour les médicaments, mais ces derniers servent notamment à faire disparaître les maladies, et le marché par-dessus. Notre production, sa vente et sa rentabilité sont donc directement mises en péril par leur efficacité même, rendant compliqué le maintien d’une demande. Cela conduit à rêver du marché idéal, qui se verrait augmenter à mesure que des produits plus efficaces seraient mis sur le marché, au contraire du nôtre. Les drogues dures sont parfois utilisées comme exemple idéal de ce type de marché. Provoquant une puissante dépendance, elles créent chez le consommateur un fort désir, résultant dans une augmentation de la demande pratiquement infinie, limitée uniquement par la capacité d’acheter et éventuellement par l’offre, sur laquelle les vendeurs peuvent jouer à leur guise pour provoquer de la rareté pour augmenter les prix ou encore diminuer la qualité pour faire fondre les coûts. Le partenariat avec les compagnies de tabac fut une première étape vers l’établissement du marché infini, calqué sur le modèle des drogues dures, avec le grand avantage que la dangerosité ne se découvre que sur le long terme, permettant des ventes sur plusieurs dizaines d’années, multipliant d’autant les profits potentiels. Nos efforts furent alors de convaincre tout le monde des bienfaits de fumer, de calculer précisément avec nos partenaires la dose addictive parfaite pour garantir un retour sur investissement maximal. Si vous croyez que nos efforts ont été inutiles, puisque depuis la réputation du tabac a été mise à mal, songez à toute la recherche (entièrement financée par les gouvernements, justifiée par la santé publique) sur les médicaments anti-tabac que nous vendons à profit ! Je propose un moment de silence pour apprécier le double marché, la possibilité de vendre à la fois le poison et le remède qui s’annonçait déjà. Une nouvelle voie s’ouvre et il faut maintenant y réfléchir, si nous voulons faire grossir encore notre entreprise. Depuis le début, l’industrie des vaccins est assez peu populaire. Elle a en effet le défaut mentionné plus haut : une fois que tout le monde est vacciné et qu’il n’y a plus de danger pour la population, il n’y a plus de potentiel de vente. Toutefois, l’augmentation de notre capacité à découvrir des maladies a permis de convaincre beaucoup de gens de se faire vacciner contre la grippe, en construisant des statistiques effrayantes, en la médiatisant comme étant l’équivalent de la peste, en exagérant sa dangerosité en voilant qu’elle est souvent la cause prochaine de la mort, mais surtout de gens très affaiblis, avec de nombreuses maladies ou d’enfants dans des pays en voie de développement. Cela nous offre une possibilité géniale, car la grippe est une combinaison de nombreux virus différents qui mutent chaque année, exigeant de multiplier toujours les vaccins nécessaires, ouvrant à un gigantesque marché. L’inconvénient, c’est que la grippe est commune, que tout le monde l’a déjà attrapée et la considère comme une maladie bénigne, qu’on risque d’attraper chaque année. Il risque d’être difficile, dans ces conditions, de convaincre des populations entières de se faire vacciner chaque année. Voici ce qu’il faudrait donc faire : sélectionner un des virus responsables d’une sorte assez virulente de grippe et lui faire une grande publicité, l’annonçant comme devant tuer une grande partie de la population tout en voilant que le virus ne sera véritablement dangereux que pour une faible population de gens à risque. Si nous jouons bien ces cartes, nous pourrons convaincre la population de la nécessité de vaccins annuels, voire forcer les gouvernements à imposer ces vaccins, nous ouvrant à des profits absolument impensables ! Ceux qui refuseraient de se faire vacciner pourraient alors être dénoncés comme refusant la science, comme étant obscurantistes ou pire, complotistes, avec la répression que cela comporte. Peut-être pourrions-nous même combiner cette obligation du vaccin avec d’autres méthodes, comme une puce sous-cutanée, qu’on pourrait alors suivre à distance. Ainsi, dans une alliance avec les gouvernements, nous pourrions prendre le dessus sur eux, nous pourrions faire advenir le marché absolu, dont nous serions les maîtres incontestés. Je laisse maintenant la parole à notre directeur des communications, Emmanuel Sansfaçon, qui vous expliquera plus en détail les différentes étapes de notre projet. Emmanuel Sansfaçon, dir. comm. : Merci Dr Nosiope. Chers amis, vous avez entendu notre respecté directeur donner les grandes lignes de notre projet. Vous connaissez notre clientèle. Il s’agit d’une population vieillissante, terrifiée par la maladie et la mort, rassurée par nos promesses de vie fortement prolongée qui se passerait sans aucune souffrance. La santé, la sécurité et l’hygiène, devenues pratiquement des religions dans nos sociétés, en ont fait des sujets timorés, prêts à se jeter, à jeter leur argent et leur liberté dans les mains de n’importe quel annonciateur de remèdes miracles. C’est ainsi que les profits des entreprises pharmaceutiques prospèrent plus encore que ceux des banques. Les effrayer d’une forme un peu plus sévère de rhume ne sera pas si difficile, surtout avec l’immense concentration médiatique qui permettra d’asséner nos messages à saveur publicitaire sans risque de nous faire contredire. Il n’y a qu’à présenter des statistiques, avec des chiffres élevés, qui montrent chaque jour le nombre de cas et de morts croissants, pour leur faire croire que leur vie est en jeu. Il faudra suivre les pandémies à la trace pour saisir le virus qui permettra d’accomplir notre plan. Ce type de virus, très contagieux, étant généralement saisonnier, il faudra procéder rapidement et saisir notre chance au vol. Il faut également une coopération internationale, car un seul pays procédant différemment, pourrait suffire à révéler au monde entier que la maladie n’est pas vraiment grave, ou à refuser les mesures préventives ou les remèdes. Le terrain de cette bataille sera donc essentiellement médiatique, puisqu’il s’agira, pour le succès de nos affaires, de profiter de la panique pour convaincre de notre traitement. Il faudra faire vite et produire notre vaccin le plus rapidement possible, avant que la maladie ne soit oubliée. Le premier problème sera donc essentiellement un problème de communication, comme je disais. Car notre succès dépendra directement de la peur que nous parviendrons à provoquer chez la population, généralement réticente aux changements. J’ai donné les grandes lignes des manières d’alimenter cette peur, mais il faudra tenir compte d’un autre facteur, combien plus grave, soit le pays dissident @. Car nous n’avons jamais réussi à imposer nos médicaments là-bas. Puisqu’ils ne respectent pas les brevets, ils peuvent se saisir immédiatement de n’importe quel traitement efficace que nous créons. Ils analyseront rapidement la maladie dans leurs instituts de recherches, probablement pour découvrir sa faible dangerosité, ainsi que certains traitements pour en diminuer les symptômes. Peut-être inventeront-ils même un vaccin plus rapidement que nous, s’ils croient qu’il s’avère nécessaire, mais ils le rendront alors disponible presque gratuitement, détruisant toute perspective pour notre marché s’il sort de leur pays. Cela rendrait notre situation extrêmement difficile, car la mise en marché suppose le brevet qui lui-même suppose que nous découvrions le traitement en premier. À moins que nous décidions de breveter le vaccin de @ pour tirer les profits dans nos pays. Il s’agira dans ce cas d’une course juridique contre les autres producteurs pharmaceutiques à qui brevettera le premier, à moins que, comble de malheur, un ou l’autre pays ne se saisisse du vaccin de @ pour le produire sans brevet. Mais nous avons l’habitude de telles choses, et savons que le génie des milliardaires comme Monsieur W. n’a jamais été que d’être en mesure de breveter des inventions déjà existantes comme étant les siennes. Monsieur W. est d’ailleurs aujourd’hui l’un de nos principaux compétiteurs dans le développement des vaccins et des plus rusés, il faudra donc être également prêt à cette alternative. Cela forme donc la première possibilité : que la maladie soit suffisamment grave pour que les @ développent des remèdes en nous battant de vitesse, nous lançant dans une course au brevet effrénée avec les autres producteurs pharmaceutiques. Mais il y a plus. Car les @ sont également très honnêtes concernant la gravité des différentes maladies et découvriront rapidement si une épidémie est moins grave que ce que nos médias prétendent. Pire encore, ce pays ne sacralise pas la vie et ses citoyens aiment tellement la liberté qu’ils refusent généralement de faire de « l’acharnement thérapeutique » comme ils nous accusent de faire ici. L’euthanasie volontaire est légale et fréquemment discutée lorsqu’une maladie grave risque de diminuer la qualité de vie d’un patient, ce qui fait qu’ils ont beaucoup moins peur de la mort, ou plutôt qu’ils sont habitués, dès leur plus jeune âge, à affronter cette peur, ainsi que la peur du danger, par exemple. Leur courage, favorisé par cette éducation, les rend très difficilement manipulables, au contraire des moutons timorés que nous avons l’habitude de tondre ici. De plus, ils ont l’habitude de la propagande et sont loin d’être moins habiles que nous dans ce domaine. Mais le problème n’est pas tant que @ ne croit pas à notre propagande, mais l’éventualité qu’il décide de lutter avec une contre-propagande, diminuant alors nos chances de réussite à inoculer cette peur et donc de vendre nos remèdes. Car le succès de nos affaires dépendra de la peur de la population, non de la gravité de la maladie. Pour les convaincre d’accepter docilement d’acheter nos médicaments, de respecter les mesures qui mettront à mal le reste de la société, pour les convaincre éventuellement d’abdiquer la plus grande part de leur liberté à nos conseils intéressés, il faudra les effrayer un bon coup ! Dr Luc Nosiope, dir. : Chers collègues, chers amis, sachez que nous sommes les maîtres des maladies et de leur guérison, de la vie et de la mort. Nul dans l’histoire humaine ne peut rivaliser avec une telle puissance, rêve de toutes les religions et de tous les États du passé. Éliminer la souffrance, produire le plaisir à volonté, tels sont nos puissants moyens. N’est-ce pas aussi d’excellentes raisons pour exiger une obéissance entière de la part de l’humanité ? L’homme peut-il souhaiter mieux que l’absence de peur et de souffrance ? En la lui offrant, ne sommes-nous pas, finalement, des dieux ? Car ne pouvons-nous pas répondre aux prières, concrètement, par nos médicaments ? Cette nouvelle religion de la santé, n’est-elle pas la véritable religion, parfaitement efficace, promettant une vie éternelle, infiniment plaisante et sans souffrance ? N’est-il pas opportun de leur montrer à quel point ils ont besoin de nous ? Combien ils seraient démunis, sans nous, face aux maladies et à la mort ? Notre projet n’est pas simplement économique, son sens est bien plus profond : il s’agit de réaliser enfin la Promesse. Comment comprendre que les @ s’opposent ainsi à nos projets ? Il est difficile de comprendre comment une telle idéologie peut s’implanter dans une culture. Mettre des conditions à la vie, voilà qui est proprement inhumain ! Leurs pratiques, heureusement, sont perçues par la majorité comme ce qu’elles sont : un culte de la mort, du vol, du meurtre caché sous une défense de la liberté. Car qu’est-ce, sinon un tel culte, que d’offrir l’euthanasie ? De voler des découvertes scientifiques ? De préférer laisser les gens affronter la souffrance et la mort, plutôt que d’humainement les consoler, de doucement les soulager, de leur offrir tout le support qu’ils méritent, pour qu’en tout temps ils sachent et sentent que leurs médecins, leurs pharmaciens, leurs psychologues, leurs infirmiers, leurs travailleurs sociaux et tous les autres membres de la grande famille des services de Santé et de Sécurité sont là pour les écouter et les aider ? Mais voilà, les @ ne connaissent pas la famille ! Comment comprendraient-ils cette ambiance chaleureuse et enveloppante, nécessaire à toute vie vraiment humaine ? En tout cas, il faudra composer avec leurs stratégies, parfaitement décrites par M. Sansfaçon. Nous avons beaucoup à faire pour nous préparer. Il faudra faire des alliances avec les gouvernements des pays les plus puissants, afin de placer nos gens dans les postes les plus importants de la santé publique. Cela nous permettra de faire pression sur les divers gouvernements pour adopter les mesures que nous souhaitons. Il faut étendre notre contrôle sur la recherche mondiale, déjà bien entamée par notre mainmise sur la recherche universitaire et par les revues que nous finançons, afin de maîtriser, dans la mesure du possible, la connaissance scientifique selon ce dont nous aurons besoin. Nous gagnerons de même à nous rapprocher des grands médias, afin de maîtriser les informations offertes au public, afin d’avoir une chance de gagner cette guerre de propagande contre @. Le marché unique est à portée de main, il s’agit maintenant de le saisir ! |