Cher Laurent,
Il y a quelque temps que je me suis installé dans cette ville. En visitant les endroits aux alentours, je suis tombé par hasard sur des annonces affichées sur un babillard, dont l’une a piqué mon attention : elle annonçait un jeune professionnel qui cherchait à partager un appartement. Comme je suis en voyage pour découvrir comment les gens vivent ici, je me suis dit que ce serait une bonne idée que d’essayer d’habiter avec quelqu’un du pays, pour en percevoir les aspects plus quotidiens, souvent ignorés du simple touriste. Je te passe les détails des préparatifs et de l’emménagement lui-même, qui furent somme toute assez brefs, sans que je rencontre vraiment mon futur colocataire plus que quelques minutes. L’appartement lui-même est correct, sans plus. Une façade grisâtre, identique à toutes les autres de la rue, me fait regretter la grande variété de couleurs et de styles architecturaux qui règnent chez nous. À première vue, les bâtiments ont tous l’air pratique, économique, rationnel et efficace, c’est-à-dire réduit au plus petit dénominateur esthétique commun. En réduisant les demeures à une fonction, par exemple protéger de la pluie et du froid, on a fait ablation de tout ce qu’on peut aimer dans une architecture. Quant à l’aménagement de l’appartement, entièrement fait par Stéphane, le colocataire, il est du même acabit : dans le salon, tout est orienté vers la télévision, pas de plante ou de décoration sur les murs qui viendraient agrémenter l’endroit, resté blanc, pur, vide ; la cuisine, de même, tourne autour de la table et des divers instruments de cuisine. C’est comme si les pièces elles-mêmes avaient une seule et unique utilité qui limite l’aménagement de l’espace. On sent dans ces pièces une atmosphère de pauvreté difficile à exprimer. Pour compenser cette monotonie, j’ai peint ma chambre en couleurs vives, m’opposant aux suggestions de Stéphane dont je ne comprends pas les fondements. J’ai aussi aménagé l’espace de manière à égayer la place le plus possible, en n’oubliant pas de me faire un coin pour la méditation, que j’ai isolé entre une bibliothèque et un bureau, selon mon goût et l’espace disponible. Quand Stéphane est venu me voir, il a immédiatement pris une mine contrariée : - Mais la couleur était interdite ! - Certes, mais comme tu ne me l’avais pas mentionné quand nous nous sommes entendus pour la location, j’en ai conclu que tu exprimais une préférence personnelle. Si ça avait été important, tu l’aurais spécifié dans notre contrat. D’ailleurs, je ne vois pas trop pourquoi ajouter de tels détails, qui me semblent tout différents à des obligations générales, comme remettre l’appartement comme on l’avait trouvé à notre arrivée. Pourquoi y tiens-tu ? - Parce que ça fait partie des exigences du propriétaire ! D’autant que, quand je voudrai un autre appartement, j’aurai besoin de la référence de ce propriétaire-ci. J’ai donc tout avantage à le mettre de mon côté. Maintenant, ça risque d’être plus difficile, j’espère au moins que tu remettras tout en blanc à ton départ. - Désolé pour les inconvénients, je ne connais pas vos pratiques. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de référence pour louer un appartement ? - C’est le meilleur moyen pour eux de s’assurer de la fiabilité d’un locataire. Ainsi, ils s’évitent bien des problèmes. - Bah, tu sembles présenter cela comme des évidences, mais moi, je n’y comprends rien. Pourquoi introduire de telles règles superflues dans un contrat ? Dans la mesure où le propriétaire loue son appartement, pourquoi désire-t-il choisir la manière dont le locataire l’utilise ? Pour les dommages et d’autres problèmes, n’avez-vous pas des lois qui cadrent les bris des contrats ? - Je ne vois pas du tout ce que tu n’arrives pas à comprendre ! C’est pourtant extrêmement simple : le propriétaire est comme le patron d’une entreprise, le locataire comme le client. Ils ont une entente contractuelle dans laquelle on stipule les règles à respecter, par exemple, le locataire doit payer son loyer et garder l’entreprise en bon état. Ce que tu n’as pas fait en mettant des couleurs vives sur les murs ! Si on ne respecte pas les règles établies par le contrat, les autres propriétaires se le disent entre eux, on perd notre réputation et personne ne veut plus signer de contrat avec nous : voilà pourquoi ils exigent une référence. - Dit comme ça, ça semble presque rationnel. Toutefois, je ne vois pas en quoi mettre de la couleur sur les murs, c’est abîmer l’appartement, ni d’ailleurs pourquoi les propriétaires tiennent à régler ça entre eux, plutôt que d’avoir recours au contrat pour exiger les pénalités qui y sont entendues. - Mais voyons, tu es naïf ou quoi ? Que devrait faire un propriétaire qui aurait un locataire ne payant pas pendant des mois, peignant les murs en noir avant de s’enfuir sans laisser de trace ? - Aller devant un juge, évidemment, mais je doute que quelqu’un soit assez sot pour briser les termes d’un contrat de manière aussi grossière. - Faire un procès pour une telle chose ? Tu n’y penses pas ? Je suis avocat, vois-tu. Je sais que déjà la moyenne de temps pour que le procès ait lieu en droit d’habitation est de deux ans. Sans compter qu’avec les frais d’avocat et le temps perdu, le procès finit souvent par coûter plus cher que le loyer perdu. - Je ne vois aucune raison à ce que ce soit si long, ni à l’utilité d’un avocat. C’est pourtant si simple : mon locataire n’a pas respecté sa part du contrat, voici les preuves, voici les témoins, le locataire dit sa version, le juge tranche et le tout est réglé en quelques minutes. Chez moi, en @, ce type de procès n’arrive jamais, puisque la personne qui se ferait poursuivre se ferait débouter à tous les coups et perdrait sa réputation et ne pourrait plus signer de nouveaux contrats. - L’avocat est là pour s’assurer que tout le monde ait la meilleure plaidoirie possible, voyons ! Il est vrai que, dans ce genre de petits cas, ce n’est pas nécessaire. Pour le temps d’attente, le système est surchargé, c’est vrai. Il manque de juges, j’imagine qu’il faudrait que le gouvernement y investisse plus d’argent. - Y mettre plus d’argent ? C’est comme ça que tu réglerais le problème ? Tu me décris un système complètement inefficace, lent et souvent injuste dans lequel la meilleure solution pour les propriétaires est de protéger leurs intérêts en limitant sévèrement et arbitrairement la liberté de leurs locataires et la meilleure manière de régler cela serait d’y investir plus ? Vraiment, l’esprit d’investisseur ne démord pas, chez vous ! - Tu n’y comprends rien ! Ce n’est pas comme ça que je l’entendais... Rah ! Je suis en retard maintenant, je dois y aller !
Il est parti comme un coup de vent, en claquant ma porte. Je n’ai pas compris pourquoi il s’était énervé si vite, mais je reste content d’avoir pu discuter avec quelqu’un qui me montrait combien cet endroit diffère de chez nous. Ainsi, même s’ils ont bien des contrats, ici, l’esprit est complètement différent de chez nous. Cela me donne même l’impression que les contrats eux-mêmes sont presque factices, des façades obligées à un système qui ne s’en sert que peu. Quelle surprise d’en découvrir les conséquences jusque dans les couleurs que l’on choisit pour son appartement ! En y réfléchissant, j’ai comme un double sentiment, une indignation humoristique, en quelque sorte.
Pense à vivre librement ! Jean |
Cher Jean,
J’ai lu avec plaisir et curiosité ta dernière lettre. J’espère que ton intérêt ne diminue pas, malgré les choses peu invitantes que tu as déjà pu découvrir. Tu remarquais déjà la différence dans les rues, simplement en regardant les façades des bâtiments. À t’entendre, je ne sais pas si les gens valent beaucoup mieux. Car, dans ton histoire, tu remarquais l’absurdité qui consiste à avoir des lois sans avoir un moyen concret de les appliquer, ce qui force dans ce cas les propriétaires à faire leur propre loi pour défendre leurs intérêts. Il y a pire, pourtant, dans cette histoire, j’entends la manière qu’a ton colocataire de se rapporter à tout ça. Il te décrit un système juridique qui, de toute évidence, ne fonctionne pas, à tel point qu’on y préfère des ententes privées, mais il ne semble absolument pas s’en rendre compte. Et pourtant, il en est une sorte de spécialiste, puisqu’il est avocat ! Son attitude ne s’explique donc pas à partir d’une ignorance des lois, si ses sentiments diffèrent, cela doit être pour une autre raison. Il reconnaît d’ailleurs lui aussi que le système est inefficace que les contrats y sont en fait presque inutiles. En effet, qu’est-ce qui empêche les propriétaires de ne pas donner de références à quelqu’un pour d’autres raisons, selon leur bon vouloir ? Même le respect du contrat n’est aucunement une garantie, tout dépend de l’humeur du propriétaire, car si celui-ci décide de la briser, le locataire devra se fier à ce système extrêmement lent et couteux pour obtenir justice, sans recours en attendant le jugement. Ainsi, la différence dans nos évaluations vient d’ailleurs. Il faut qu’il ait l’habitude d’accepter et de respecter des lois et des règles absurdes sans les remettre en question. À la rigueur, cela se comprendrait s’il s’agissait d’une tyrannie. Pour en venir à les défendre comme il le fait, par contre, il faut des sentiments que je ne comprends pas. Tire-t-il avantage de ces incohérences ? Je ne vois pas comment, puisqu’il doit lui-même se soumettre à ces règlements absurdes. N’a-t-il aucun désir qui va à l’encontre ? À t’entendre me décrire les lieux qu’il habite, il est possible qu’il soit lui-même réduit à une sorte de machine remplissant sa fonction. À le décrire comme ça, il me fait presque peur.
En espérant te lire bientôt, Laurent
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Cher Laurent,
En me rappelant ces belles choses de @, ta réponse m’a calmé et redonné le moral. En effet, le contraste entre nos sociétés m’est sensible. J’ai hâte d’entendre le récit de cette fête, à laquelle j’aurais aimé participer. Ici, immergé dans un pays aux mœurs si bizarres, je me sens comme si je plongeais dans une piscine, n’ayant jusqu’alors connu que les lacs. Les mouvements ont beau être les mêmes apparemment, tout ce qui nous entoure nous transmet quelque chose d’autre, d’étrange et d’inconnu. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ton analyse du caractère de Stéphane. Deviné à partir du peu que je t’en ai dit, il me semble pourtant juste. Ma dernière lettre remonte à deux semaines et je n’ai pas eu l’occasion de rediscuter avec lui. Il passe très peu de temps à l’appartement, partant tôt le matin et ne revenant que tard le soir. Je me demande si un tel comportement est courant. Il n’a même mangé ici qu’une seule fois, il y a cinq jours. Il avait fait livrer un plat, qu’il a mangé seul dans sa chambre avant de repartir rapidement. Tout cela me décourage un peu, car l’idée d’habiter avec lui m’était venue dans l’espoir d’en apprendre un peu plus sur la manière de vivre de ces gens par la proximité avec l’un d’eux. J’aurais été curieux de découvrir comment il cuisine, par exemple. Tu sais que j’aime la nourriture et les arts culinaires. Il aurait pu être intéressant de voir comment Stéphane organise cet aspect de sa vie. Toutefois, en y réfléchissant un peu, j’en perçois déjà quelques indices à partir d’autres observations sur différents aspects du mode de vie d’ici. On verra bien si mes diagnostics se confirment par la suite. Tu te souviens de ce que je t’ai décrit de l’architecture dans ma dernière lettre, ainsi que de leur manière d’organiser les espaces où ils vivent. Si un bâtiment est solide, qu’il protège de la pluie et qu’il ne coûte pas trop cher à chauffer, on semble juger qu’il est bon. Tout cela me rappelle une conversation que j’ai entendue l’autre jour. Quelqu’un disait que, si on écoutait les architectes, on aurait des bâtiments qui coûteraient une fortune à chauffer, car ils veulent toujours mettre des fenêtres partout afin de laisser entrer la lumière naturelle. Heureusement qu’on a la sagesse de placer auprès d’eux des ingénieurs, qui limitent leurs extravagances ! Par leurs calculs, ils peuvent présenter des plans alternatifs, moins onéreux, aux acheteurs. S’il en est ainsi pour les bâtiments qui sont conçus par des architectes, imagine tous ceux qui sont faits en série ! Quand un artiste est en charge, on se sent soulagé de limiter ses possibilités selon les principes de l'économie. D’après ce que j’ai vu dans les rues, cela donne des bâtiments sans saveur, faits pour être bon marché, qui forment des quartiers mornes et laids. À partir de là, on peut peut-être deviner comment une telle société se comportera face à la nourriture. Manger, diront-ils, cela sert à avoir l’énergie nécessaire pour faire autre chose sans être malade, voilà tout. « Je ne commencerai pas à perdre mon temps précieux pour réfléchir des aspects aussi insignifiants. Qu’ai-je à faire de tout cela ! ? C’est beaucoup trop compliqué ! Pour ma part, je suis simple : j’aime telle chose, je n’aime pas telle autre, pourquoi irais-je me perdre, perdre mon temps et mon argent dans une activité si peu productive ? Sans compter que, si mon goût devenait plus fin, ne serais-je pas constamment déçu quand je mangerais quelque chose que j’aime moins ? N’aurais-je pas moins de plaisir à aller souper chez quelqu’un qui ne cuisine pas bien ? Alors, plutôt que d’avoir augmenté mes plaisirs, j’aurai augmenté mes peines ! Plutôt garder mon petit confort, bien tranquille et chaud ! »
Pense à vivre librement ! Jean |
Cher Jean,
De retour des célébrations, j’ai beaucoup aimé lire tes spéculations sur la culture où tu te trouves. J’aurai plaisir à approfondir par tes prochaines lettres l’abîme qui sépare notre mode de vie de celui des gens que tu côtoies, en souhaitant quand même (quoique sans vraiment y croire) que tu pourras trouver quelques personnes plus intéressantes, qui pourraient servir comme de ponts entre nos mondes. Je sais que tu dois être empressé de lire mon récit des fêtes et que, comme moi, tu aimeras par le contraste encore plus notre société. Cette année les jeux de méditations étaient très variés par leurs objets et par leurs méthodes. Comme tu sais, j’ai une préférence pour la méditation en mouvement, en lente marche, pour plonger le plus longtemps possible dans mon corps en me concentrant à chacun des pas, très lents et sentis, que je fais. Beaucoup d’entre nous choisirent la montagne, d’autres le long de la rivière, mais cette année l’architecture était célébrée et le temple de méditation construit pour la fête m’a immédiatement séduit. Aucune description n’y fera honneur, d’autant plus qu’il faut y être pour vraiment vivre la chose, mais j’essaie par quelques impressions fugitives de t’en faire ressentir l’ambiance. Imagine une haute et vaste tour, avec une coupole en verre teinté bleu foncé, mais dont certaines parties sont transparentes, laissant entrer à la fois de la lumière naturelle et colorée. Le long des murs, d’autres fenêtres, de dimensions diverses - certaines pas plus grosses qu’une main, d’autres beaucoup plus considérables - et placées de manière non symétrique, produisent un éclairage inconstant selon le moment de la journée, en plus de jeux de réflexions qui se complexifient, car le long des murs coulent également des cascades, variant également par la taille, la hauteur et la disposition, si bien que les rayons de lumière se réfléchissent sur l’eau, se mettant à tournoyer sur les murs ou rebondissant encore sur une autre chute, formant un calme tourbillon de lumière bleue et jaune qui enveloppe tout l’espace. Dans la salle, de grandes fontaines en marbre accueillent les chutes ainsi que des sculptures et de grandes plantes qui forment différents chemins spécialement conçus pour s’y perdre assez longtemps, ainsi que pour faire oublier qu’on se trouve en fait à l’intérieur. À vrai dire, marcher dans ce lieu n’avait l’air ni d’une promenade en nature ni d’une visite des bâtiments ordinaires. C’était plutôt comme se retrouver dans un lieu vraiment nouveau, entièrement réfléchi pour la méditation en mouvement. Déjà, les sons de l’eau tombant sur différentes surfaces emplissaient entièrement la pièce d’un léger grondement continu, voilant par là tout contact sonore avec l’extérieur, favorisant d’autant la rentrée en soi. Mes journées étaient donc consacrées à me perdre dans les chemins, à en explorer les recoins, m’arrêtant ici ou là pour observer quelques détails ou reflets particulièrement beaux, ou encore pour approfondir mes réflexions. Le parallèle entre la pensée méditative et la conception du lieu ne t’échappe probablement pas, et je t’assure qu’il ne s’agit pas d’un simple jeu de métaphore de ma part. Ce fut d’ailleurs l’objet principal des discussions lors des banquets, les soirs tombés, lorsque les méditants se réunissaient dans une grande salle pour briser le jeûne (que la plupart pratiquaient depuis le matin) et approfondir par le partage avec les autres les expériences de la journée. J’attends impatiemment ton retour pour qu’on puisse aller y faire un séjour ensemble.
En espérant te lire bientôt, Laurent |
Cher Laurent,
J’ai beaucoup aimé suivre dans ta lettre la description du nouveau temple de méditation inauguré à l’occasion des Mélétéades de cette année. J’ai hâte de le découvrir en ta compagnie dès mon retour, quoique je préfère généralement la forêt pour les miennes. Impossible en tout cas que ce soit pire qu’ici, où je n’ai qu’un coin dans ma chambre. Dernièrement, je me suis promené un peu partout, mais j’ai notamment eu envie d’aller flâner dans les milieux intellectuels afin de prendre le pouls de la culture aux plus hauts niveaux. J’ai donc assisté en badaud à toutes sortes de cours et me suis lié avec quelques personnes qui y participaient. Si tu savais comme ces lieux sont lourds ! D’abord, ils ne sont pas très beaux, au contraire de nos universités de chez nous, où les inventions constantes des architectes donnent tant à voir ! Mais les gens sont, pour la plupart en tout cas, encore pires. Tout ce beau monde se prend tellement au sérieux, chacun semble avoir constamment quelque chose à faire et une juste cause à défendre ! Les discussions en deviennent pénibles et sont souvent même impossibles. Tu sais comment j’apprécie les bonnes discussions et je suis très heureux que notre pays de @ la favorise et l’encourage fortement. Je t’en raconte une que j’ai eue récemment, un exemple parmi tant d’autres. Deux étudiants m’avaient invité à aller prendre un café, tout près de l’université. L’endroit était presque vide et nous pouvions être tranquilles, si ce n’est de la musique monotone qu’on nous forçait à écouter. Pour avoir l’esprit (et les oreilles) tranquilles, j’allai demander au serveur de la couper et, pour une rare fois, il me fit ce plaisir. Je pouvais donc me concentrer sur la discussion. Quand je revins à la table, immédiatement après avoir fait notre commande au serveur, Nicolas, l’un des deux étudiants, m’interpella assez sèchement. - Quelles sont les mesures prises dans ton pays pour éviter les discriminations ? - Je ne suis pas trop sûr de savoir de quoi vous parlez, que voulez-vous dire par là ? - Tu plaisantes ? C’est quand un groupe minoritaire est injustement opprimé par un groupe majoritaire et privilégié. - Alors, je crois qu’il n’y a pas de discrimination chez moi, et je crois donc que nous ne prenons donc pas de mesure particulière pour l’éviter. Nos lois sont faites pour permettre à chacun de se cultiver et il faut pour cela éviter que de grands groupes fassent la loi. - Pas de discrimination ! ? Mais c’est impossible ! Le pouvoir est dans chaque interstice de la société et il discrimine toujours ! Le seul fait que vous niiez qu’il y ait des discriminations chez vous semble indiquer au contraire que vous êtes dans le groupe privilégié et que vous en êtes complice, probablement inconsciemment. Vous devriez avoir honte ! Je crois que la meilleure chose que vous puissiez faire est de prendre exemple sur nous, qui luttons activement contre les discriminations dans notre université et dans notre société pour y remédier. - C’est une bonne suggestion, je vous en remercie. Avec un peu de chance, peut- être qu’en vous écoutant je pourrais comprendre de quoi je suis coupable ? - Vous n’avez rien compris, il ne s’agit pas de nous écouter nous, qui sommes justement des privilégiés ! Il s’agit plutôt d’écouter ceux qui sont victimes de toutes sortes d’injustices répétées inlassablement tous les jours, souvent même à leur insu et parfois sous le couvert d’une bienveillance feinte. - Pardonnez-moi, tout cela est nouveau pour moi. Sans doute, je ne sais pas encore reconnaître les victimes des oppresseurs, peut-être pourriez-vous m’aider à les distinguer afin que je sache à l’avenir qui je dois écouter ? - C’est assez simple, habituellement, les membres de groupes minoritaires sont victimes de discrimination, et les membres du groupe majoritaire ou en position de pouvoir sont les oppresseurs, comme vous le dites. - C’est-à-dire qu’étant de @, je suis minoritaire et en position de victime, m’empêchant même de comprendre la discrimination dont je suis la proie en ce moment même ! - Certes, vous êtes un étranger, mais vous êtes aussi un homme, grand et qui semblez en bonne santé, ce qui constitue de grands privilèges, puisqu'il s'agit des groupes majoritaires, venant renverser complètement votre statut. - Je ne connais pas encore toute la hiérarchie des caractéristiques qui permettent de définir ces termes, semble-t-il. Mais laissez-moi vous interrogez à mon tour, car j’aimerais comprendre votre manière de voir. Que cherchez-vous donc à transformer dans votre société afin de contrer la discrimination ? - Ce que nous cherchons à transformer ? C’est la société tout entière qu’il faut purifier des relations de pouvoir et son oubli systématique des groupes marginaux ! Par exemple, jusqu’à récemment, les femmes n’avaient pas le droit de vote et ne pouvaient même pas avoir un compte en banque ! Elles étaient soumises à leur mari oppresseur qui les dominait de manière tyrannique, les réduisant à la servitude et les obligeant à servir de ménagères, empêchant chacune de se développer. Ce sont celles qui ont lutté contre ces discriminations qui ont permis de changer les choses et d’améliorer grandement leur sort ! Mais il ne faut pas en rester là, il reste aujourd’hui encore beaucoup à faire pour que chaque groupe minoritaire n’ait plus à subir le joug étouffant des oppresseurs. - J’en comprends que votre société est grandement malade et, à première vue, je ne pourrais pas être plus d’accord. Je suis également tout à fait d’accord avec ce que vous exprimez là ; soit que la famille est une institution liberticide et c’est pourquoi nous avons jugé en @ de l’abolir entièrement. Je remarque toutefois que vous parlez uniquement de la défense de tel ou tel groupe plutôt que des individus et j’en vois mal la raison, pourriez-vous vous expliquer là-dessus ? - Les individus ! Cette notion capitaliste et néolibérale est incapable de comprendre quoi que ce soit aux discriminations sociales qui pèsent inévitablement sur nous et qui conditionnent la plus grande partie de nos vies. Car l’individu n’existe jamais seul et il partage toujours plusieurs aspects avec plusieurs groupes différents qui lui confèrent son identité. La conscience est toujours éminemment sociale. C’est ainsi que les groupes les plus nombreux prennent les meilleures positions et empêchent les autres de s’affirmer, voire les obligent même à adopter leurs valeurs et leur manière de voir. - Mais le plus petit dénominateur commun de chacun de ces groupes n’est-il pas quand même l’individu et, selon vos conceptions, n’est-il pas toujours minoritaire, même dans les groupes les plus petits et, en ce sens, n’est-il pas l’élément le plus essentiel à défendre contre l’oppression à l’intérieur même de tous les groupes, même minoritaires ? Pourquoi donc ne pas chercher plutôt à mettre en place des mesures qui défendent les individus ? Mon interlocuteur se tut et je vis qu’il était fâché. Il me fixait avec un air interloqué en serrant les lèvres en respirant fortement. Son ami Pierre me fit plaisir en prenant la parole afin de continuer la discussion. - Comme Nicolas l’a dit, dans la société, il n’existe pas d’électrons libres n’ayant rien en commun avec d’autres. Ainsi, si vous pratiquez telle religion ou que vous êtes de telle culture, cela vous définit en tant qu’individu appartenant à ce groupe. Selon les cas, si ce groupe est fort et dominant, il s’affirmera en oppressant les autres, alors que s’il est plus petit il sera victime des groupes plus forts, qui voudront l’empêcher de vivre comme il l’entend. - Je crois suivre ce que vous dites, mais j’y vois de nombreux problèmes. Le plus important de ceux-ci est qu’il s’agit en fait d’une décision de votre part de porter votre attention sur les groupes dont font partie les individus plutôt qu’à ceux-ci et qu’on pourrait arriver aux résultats que vous visez en cultivant et en protégeant la liberté individuelle. Dans votre exemple, cela me parait patent, en laissant la possibilité aux gens de penser comme ils veulent et en assurant cette liberté, on permet d’éviter qu’un groupe empêche les autres sur ce point, tout en laissant la possibilité à ceux qui ont des idées qui ne sont pas partagées par un groupe de jouir également de cette liberté. Sinon, supposons que quelqu’un ait une pensée personnelle qui ne se rattache à aucun des groupes connus que vous cherchez à protéger, il n’aura aucun recours, et pourtant il est probable que des groupes essaient de le forcer à penser comme eux. Cela a le même inconvénient dans tous les cas, comme quand dans vos pays on protège et qu’on aide les familles plutôt que les individus, ce qui fait que ceux qui ne veulent pas de famille ne bénéficient pas de cette aide. - Mais pourquoi voudrait-on aider ceux qui n’ont pas de famille, ces égoïstes qui ne se donnent pas comme il le faudrait à la société en en formant de nouveaux membres ! Si on aide les familles, c’est parce que nous voulons faciliter cette tâche très importante pour le maintien de la société. Si, au contraire, on protège la liberté de penser, ou les individus, comme vous dites, on pourrait se retrouver à protéger des gens qui pensent des choses fausses ou immorales. En protégeant certains groupes et pas d’autres, on peut, pour ainsi dire, sélectionner ceux qui en valent la peine. - Si je comprends bien, ce n’est pas tant la discrimination comme telle que vous essayez d’éliminer, mais il s’agit de protéger certains groupes que vous avez sélectionnés. - Vous n’y comprenez absolument rien ! Viens, Nicolas, j’en ai assez. Ils se sont levés très rapidement et sont partis sans payer, j’ai donc dû régler la note en entier. Vraiment, je ne vois pas ce que j’ai dit qui a pu les mettre dans une telle colère. As-tu une hypothèse sur ce qui s’est passé ?
Pense à vivre librement ! Jean |
Cher Laurent,
J’ai à nouveau eu une conversation avec Stéphane hier. Il est rentré de bonne heure, contrairement à son habitude, épuisé, de lourds cernes noirs sous les yeux, l’air épuisé et hagard. J’étais au salon, ne l’attendant que bien plus tard, et pensais qu’il allait faire comme il avait fait quelquefois et aller directement dans sa chambre après les salutations convenues. Cette fois pourtant, il alla s’échoir sur le fauteuil juste devant moi et ferma les yeux quelques instants. - Tu as l’air très fatigué, ça va ? - Ah, quelle journée ! Je ne me suis pas reposé depuis si longtemps. Mais oui, aujourd’hui, comme les autres jours, était très fatigant au bureau. J’ai déjà fait 63 heures cette semaine, et je compte y retourner demain. - C’est énorme, en effet ! Qu’est-ce qui te pousse à travailler autant ? - C’est comme ça que ça fonctionne, dans mon domaine. Pendant mes études, j’ai fait un stage pour la firme où je suis. Quand j’ai passé mon barreau, ils m’ont pris comme novice. Dans les grandes firmes comme la mienne, il y a en gros deux niveaux, avec beaucoup de petits échelons qui les séparent : les salariés, comme moi, qui préparent les dossiers, font les recherches, montent les plaidoiries, et les avocats associés, qui plaident devant le juge et qui sont en même temps actionnaires de la firme. En ce moment, il y a cinq associés et quatorze novices, en plus de deux secrétaires. Les novices touchent environ 100 000$ par année les premières années, puis peuvent demander des augmentations selon leur rendement, alors que les associés sont plusieurs fois millionnaires. Évidemment, tous les novices, moi y compris, font tous ce qu’ils peuvent pour arriver au sommet. - Comment est-ce possible, s’il n’y a que cinq places ? - Il suffit que les associés choisissent quelqu’un et qu’ils décident de partager les profits en ajoutant pour lui un siège au conseil d’administration. Dans le jargon, on appelle ça « avoir ses points » (de pourcentage). En attendant, le mieux est de tomber dans les bonnes grâces d’au moins un des associés, pour que celui-ci ait des raisons de faire pression sur les autres pour éventuellement créer une nouvelle place. Toutefois, les associés se font compétition entre eux, notamment pour obtenir plus d’influence sur l’orientation générale de la firme, ainsi que sur la répartition des meilleures causes, selon les chances qu’a chacune d’entre elles d’emmener honneurs et richesses. C’est ainsi que faire plaisir à l’un déplaît à l’autre. Il faut donc choisir le meilleur possible et tâcher de tout faire pour lui plaire. Cela peut aller de lui amener son cappuccino le matin, à mettre en ordre son bureau, ses dossiers, mais aussi à prendre le blâme pour ses erreurs afin de le blanchir aux yeux des autres, pour que son influence reste intacte dans la lutte à son niveau. Si on joue bien ses cartes et qu’on a choisi le meilleur associé, il faut alors être le meilleur novice, et la compétition à ce niveau est féroce, car nous sommes nombreux et qu’aucun de nous ne voudrait être novice pour toujours. Vient un jour où ledit associé a besoin d’un levier sur le conseil d’administration pour peser plus lourd dans les décisions et qu’il va tenter de convaincre les autres de te faire monter associé. D’ici là, je mets toutes mes forces à être le meilleur pour plaire à mon supérieur. À date, j’ai bien choisi, j’ai même eu quelques promotions, mais je dois arriver aux meilleurs résultats possible. Pat McLarron, mon supérieur, est jeune et déterminé, il a beaucoup d’ambition et connaît beaucoup de gens importants, notamment au sein des partis politiques. Malgré tout ça, je reste embarrassé. - Qu’est-ce qui se passe ? - Nous avons une vision très différente du droit et de la pratique de notre métier. Comme tu vois, j’ai parfaitement compris le milieu et les meilleures stratégies pour arriver au sommet. Il reste toutefois que je pense que notre pratique a de la valeur et qu’en tant qu’avocats et représentants de la loi et de la justice, on doit se garder de dire et de faire trop d’absurdités. Au contraire, McLarron, lui, est prêt à tout si ça l’avantage, il a fait paraître des articles abominables dans les journaux qui me dégoûtent par leur mauvaise foi. Je l’ai confronté plusieurs fois et il m’a toujours fait quelques difficultés. Aujourd’hui, c’était le pire. Il m’a donné à faire un cas assez nébuleux avec de bonnes chances de gagner : une affaire de fraude fiscale massive par notre entreprise cliente. Elle a eu la finesse de passer par des sociétés paravents, qui rendent presque impossible sa condamnation. Mais, pendant l’entrevue, le conseiller juridique de cette entreprise m’a révélé qu’ils avaient effectivement fait la fraude et qu’il était, pour cette raison, bien content de nous avoir comme firme pour les représenter, car nous avons souvent gagné de tels procès. Quand je suis allé parler de cela avec McLarron, il m’a dit que c’était courant que les clients disent qu’ils sont coupables, mais que ça ne change rien au fait que nous avons le devoir de les défendre, si possible de manière à ce qu’on gagne le procès. En plus, la semaine prochaine, je suis censé aller à un congrès important à New-York pour rencontrer des clients. Je suis sûr que si je fais quoi que ce soit qui ne fait pas son affaire dans le cadre de ce procès, il va envoyer quelqu’un d’autre à ma place. Je suis coincé ! - En effet ! Ça me semble une situation bien pénible. Je ne vois pas trop pourquoi tu restes là, alors que les contraintes sont si grandes, la pression si forte et l’utilité de ce que tu y fais tellement douteuse. - Je ne sais pas, il faut bien que les gens soient défendus pour que les procès soient équitables. Tu sais, même si je trouve ça difficile, je ne me plains pas. C’est la plus grande firme de la ville et mon salaire le vaut bien. D’ailleurs, je ne prévois pas y rester pour devenir associé. Je voulais joindre cette firme pour améliorer mon curriculum vitae, puis je pense me lancer aux prochaines élections provinciales au sein du parti gagnant. - Je ne sais pas si ça doit me rassurer. Aussi je ne vois pas trop le lien entre ton travail dans cette firme de droit financier et la politique. - C’est pourtant clair, je suis allé me chercher les meilleures références possible, ainsi que les meilleurs contacts qui pourront m’aider à me faire élire. Car les partis regardent naturellement ce que tu as fait avant de te présenter lors de la sélection de celui qui se présentera sous leurs couleurs dans une circonscription, d’autant qu’ils financent souvent la campagne électorale et te prêtent donc beaucoup d’argent. Ça ne nuit pas non plus d’avoir un peu d’argent lorsqu’on se présente, évidemment. - Encore ces histoires de références ! Depuis le début tu ne me parles que de gens qui pratiquent le métier d’avocat sans avoir aucun désir de faire cela, mais plutôt celui d’avoir beaucoup d’argent ou de bien paraître dans les médias, ou encore de se monter un C.V. pour faire une autre carrière ! Je commence à comprendre pourquoi ce système va si mal. Pourquoi y a-t-il des partis politiques ? Pourquoi cela coûte-t-il tant d’argent pour se présenter et faire campagne ? - Je t’expliquerai plus tard, je suis trop fatigué. Il est parti dans sa chambre rapidement pour n’en ressortir que tôt le lendemain.
Je ne pensais pas avoir autant de chance, mais je trouve que j’apprends énormément sur cette société si étrange en discutant avec lui. Je n’en suis pas charmé, tu imagines bien, mais ça me prouve indubitablement la supériorité de @.
Pense à vivre librement ! Jean
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Cher Laurent,
Je t’écris rapidement après t’avoir envoyé ma dernière lettre, car de nouveaux évènements m’inquiètent et me poussent à chercher ton soutien. Quand je suis retourné à l’université, quelques jours après la discussion que je t’ai racontée - espérant un peu la reprendre afin d’y voir plus clair - j’ai tout de suite remarqué quelque chose d’étrange. Les gens semblaient éviter mon regard ou encore me fixer avec insistance quand je passais près d’eux. Je sentais les regards me suivre, tout en ne réussissant pas à en croiser un seul. Arrivé à la salle de classe, je vis Nicolas et Pierre au fond et en profitai pour essayer de clarifier les choses avec eux. En approchant d’eux, je sentis une main me retenir par l’épaule et dus me retourner pour ne pas tomber vers l’arrière. Un petit homme assez jeune et un peu corpulent me regardait d’un air compatissant et me dit : « Si tu ne veux pas d’ennuis, je te conseille de quitter les lieux immédiatement. Si tu veux, je t’expliquerai plus tard, rencontre-moi au café du centre-ville ce soir. » Un peu hébété, j’acquiesçai de la tête tout en remarquant que la classe au complet nous regardait et quelques types au loin venaient de se lever pour s’approcher. J’eus le sentiment qu’il me fallait partir. Sorti enfin du campus, je fis une balade à travers la ville, réfléchissant en me promenant à ce qui s’était produit et à la discussion de l’autre jour. À la fin de celle-ci, ils semblaient bien irrités, sans que je sache trop bien pourquoi, mais que c’était-il passé pour que leur sentiment se répande à travers l’université entière ? Au coin d’une rue où je passais, occupé de ces questions et réflexions sur les mœurs étranges de ce pays, je vis dans la vitrine d’un magasin quelque chose qui éclaira un peu les choses. C’était la dernière édition d’un journal que tu connais, puisque nous nous sommes fréquemment moqués de lui et de sa propagande débile anti-@ ensemble, L’Amuseur des peuples. Il affichait comme grand titre Scandale génocidaire en @. Je compris alors un peu mieux les évènements des dernières heures : ce journal est en effet très lu par les intellectuels à l’université et j’ai souvent vu des copies sur les tables des différentes cafétérias. J’achetai un journal et le lut, en m’imaginant avec plaisir ce qu’on aurait pu en dire ensemble en riant, et cette image compensait aisément le déplaisir de la matinée. Tu te rends compte, ces gens sont complètement soumis à cette propagande mensongère et ne daignent sans doute même pas de lire nos justifications et d’examiner nos raisonnements ; ils nous traitent comme des criminels à cause de nos idées, qui divergent des leurs ! Des fous qui se croient sains d’esprit ! Revigoré par ces sentiments, je continuai mes réflexions et ma promenade en devenant tranquillement de plus en plus curieux à propos de l’homme qui m’avait prévenu. Que me voulait-il ? Avait-il d’autres sentiments que ces automates vulgaires de l’université ? Je retrouvais un peu l’espoir d’avoir des discussions fécondes dans cette ville à l’idée que certains pouvaient diverger des préjugés stériles alimentés par les propagandistes du journal. L’heure de notre rendez-vous approchait et le café se trouvait dans un cartier que je ne connaissais pas, je me mis donc en route en pressant un peu le pas. Soudainement, j’eus comme l’impression de changer de ville ; ce quartier en effet avait une architecture fort différente des endroits où j’avais l’habitude de me promener. Là, ni gratte-ciel, ni large route, ni même une seule voiture, plutôt des chemins pavés bordés de larges trottoirs longeant de petits pénates aux façades vivement colorées qui attiraient partout mon attention. Le café lui-même était du même registre, de belles pierres rouges formaient la façade avec un toit pourpre, devancé par quatre colonnes soutenant un fronton blanc. C’était de loin la plus belle construction que j’avais vue dans cette ville. À l’intérieur, la lumière tamisée, des fauteuils de cuirs foncés et des tables en cèdre rouge m’accueillirent joyeux de découvrir cet endroit grâce aux hasards de la journée. Le café était presque vide, seuls deux hommes jouaient aux échecs, un peu à l’écart. L’homme que je devais rencontrer arriva quelques minutes après moi et me serra la main fermement : - Je suis Alain, excusez-moi de vous avoir fait déplacer si loin, mais les lieux où l’on peut discuter sans ambages deviennent de plus en plus rares. Je me présentai et le remerciai de son invitation, puis le suivis à une table près de la fenêtre où nous pûmes commander. - C’est un beau lieu ! lui dis-je. Bien plus que l’université et le centre-ville où j’habite. - Oui, il s’agit d’un vieux cartier qui date de plus d’un siècle. Les endroits comme celui-ci disparaissent peu à peu et sont remplacés progressivement par des centres d’achat et des immeubles à condo en béton. J’ai bien peur que bientôt ils aient disparu tout-à-fait. - Après cette journée étrange, ça fait du bien. Je n’en suis pas vraiment remis encore et j’ai peine à ressaisir ce qui s’est passé exactement. - Je comprends ! Les évènements les plus absurdes sont souvent très difficiles à comprendre, sans compter que vous êtes un étranger et ne pouvez savoir les tensions que nous vivons ici. Vous avez vécu quelque chose qui se produit de plus en plus depuis quelques années, il semble que les gens deviennent plus fous chaque jour. Notre université, jadis accueillant les meilleurs penseurs du monde et étant à la pointe de la recherche dans de nombreux domaines, est en chute libre depuis déjà plus de cinquante ans. Il y a maintenant belle lurette qu’une recherche vraiment intéressante a connu un rayonnement quelconque ; le plus souvent, quand une découverte est faite, elle est noyée dans les centaines de milliers d’autres productions intellectuelles plus à la mode et, progressivement, l’enseignement lui-même a périclité vu les changements qui ont été faits dans la sélection des professeurs. En effet, la recherche n’est plus ce qui attire les gens à venir travailler à l’université, on vient plutôt y faire carrière et on la transforme selon ces désirs. Quelle raison aurait-on de protéger la liberté des chercheurs ou de former à l’esprit critique, alors que cela mettrait en péril leurs postes ? Quoi de plus facile à corrompre que des gens dépendant d’un financement ? Pour protéger leur carrière, ils ont dû capituler soit face aux entreprises privées, quand la recherche universitaire peut leur être profitable, soit face aux médias et aux gouvernements, quand il s’agit d’entériner certaines idées. Excuse-moi de faire un peu long, mais ce que tu as vu suit directement de mes propos : tu es surpris que tout le monde ait réagi à l’article et au récit de ta conversation avec les deux étudiants, tu ne vois pas comment tout le monde peut penser de la même manière et que personne ne songe à chercher plus loin. Ce que je cherche à t’expliquer, c’est que d’abord l’esprit critique n’est pas bien vu dans cette institution, car, supposant que quelqu’un en fasse preuve et l’affiche un peu trop, il perd toute opportunité de carrière. Je crois, par exemple, dans ton cas, que les étudiants ne sont pas tous aussi anti-@ que l’exprimait l’article et que certains aimeraient bien en apprendre plus sur ce pays qui réussit si bien dans les arts et les sciences. Malheureusement, ils subissent tous le terrorisme moral que tu as vécu aujourd’hui. Ils ont vu bien des professeurs privés de leur emploi, bien des conférences annulées, bien des étudiants forcés à partir parce que leurs idées divergeaient de l’opinion majoritaire, prétendue bien supérieure à celle du peuple. Celui-ci ne pense pas du tout comme cette supposée élite et on peut souvent rire de l’incapacité des intellectuels à prévoir comment il pense, comme c’est arrivé souvent dans les dernières années. Preuve de leur incapacité à se remettre en question, même lorsque toutes leurs prophéties sont complètement déboutées, ils ne laissent pas de se croire en position de supériorité et de juger avec mépris ce peuple qu’ils ne comprennent en rien, mais qu’ils prétendent pourtant défendre et représenter. Certaines statistiques récentes présentaient des taux de confiance en dessous des 20% pour la plupart des institutions publiques. - C’est une situation culturelle catastrophique que vous me décrivez là ! Un véritable cauchemar. Que peut une société sans le développement de la culture au sens le plus fort ? Comment même peuvent se développer les sciences sans une université à même de former de véritables chercheurs ? Comment une démocratie peut-elle fonctionner sans une formation réfléchie et exigeante des citoyens ? - Ce n’est pas tout. En effet, cette société est très mal en point, la recherche dans tous les domaines se sclérose rapidement et la démocratie est devenue un vain mot pour conforter la conscience des gens. Le pire est toutefois que les idées communes en sont à ce point bloquées qu’il n’y a pratiquement aucun espace pour les pensées neuves, comme une mauvaise herbe qui occuperait entièrement un champ et consommerait tout jusqu’à mettre en péril sa propre existence, tout en empêchant toute autre de naître et de grandir. Heureusement, certains lieux existent encore... - Oui ? Des lieux de résistance ? - Nous avons eu la chance d’avoir la technique de notre côté cette fois-ci. En effet, internet permet de conserver une relative liberté d’expression, hors de la portée des contrôles. Peut-être cela changera-t-il, je sais qu’il y a dans nos pays de fortes accusations à l’endroit des nouveaux médias, mais pour l’instant, il est encore possible de sortir des sentiers battus par l’idéologie grâce aux sentiers virtuels et sinueux de l’internet. - Ah bien sûr, nous utilisons également beaucoup ces outils pour répandre nos idées. - Voilà, et vous n’êtes pas les seuls à avoir compris qu’il y avait là un moyen de contrecarrer les informations par d’autres. Tous les pays sont impliqués dans une guerre de l’information, luttant pour imposer leurs points de vue. Cela sème partout le doute et renforcit d’un côté la méfiance à l’égard des idées étrangères et, de l’autre, laisse une certaine liberté d’entrer en contact avec d’autres manières de penser et de sentir. Toutefois, les gens hésitent à en parler, vu le climat très tendu qui sévit. Car la moindre expression d’un doute sur certains sujets suffit à ruiner des vies entières, et pas seulement à l’université, mais dans tous les domaines liés de près ou de loin aux médias. C’est ainsi que nombreux sont ceux qui doutent, mais ne le disent pas. - Et vous ? Vous mettez en péril tout ceci malgré les risques encourus ? Vous ne semblez pas apeuré. - Je ne m’en fais pas pour ma carrière non. Je n’ai jamais trop été porté à la progression de celle-ci au mépris des choses les plus importantes. Comme j’écris sur un des sites dont je parlais, j’ai rapidement été repéré, on m’a d’abord fait sentir que ce n’était pas bien, mais maintenant on se comporte tout simplement comme si je n’existais pas. De temps en temps, toutefois, quelqu’un me fait signe et vient discuter en cachette, me révélant qu’il lit mon site ou d’autres de la même farine. Cela me donne un peu espoir, mais de toute façon on ne fait pas ces choses-là par espoir. - Vous êtes donc un résistant ! Je suis vraiment content d’être tombé sur vous, car je suis fort curieux d’en apprendre plus sur ce qui se passe dans cette résistance dont vous parlez. C’est bien plus intéressant que ce dont j’ai été témoin dans mon passage à l’université. Cette résistance, en quoi consistent ses idées ? - Les choses ne sont pas si simples. Il n’existe pas vraiment d’unité réelle entre les résistants. Certains sont communistes, d’autres individualistes, d’autres réactionnaires, etc. Toutefois, ils partagent certains combats et, en ce sens, on retrouve chez tous certaines critiques particulières, puisqu’ils s’opposent tous à la pensée unique imposée. Naturellement, leurs différences idéologiques transparaissent même dans la manière dont ils font cette critique, mais à propos des objets de leurs critiques ils se reconnaissent et se donnent raison beaucoup plus aisément que sur d’autres points. Quand il s’agit de discuter des solutions, des projets, de la société à faire, alors ils sont pratiquement tous en désaccord, ce qui donne lieu à un débat constant, mais fructueux. Mais ils consacrent peu d’énergie à ces débats, car il y a tellement à faire dans la seule critique des idéologies actuelles. - Et vous, où vous situez-vous par rapport à ces idéologies ? À ce moment, les deux joueurs d’échecs, qui s’étaient tenus à l’écart pendant notre conversation, approchèrent notre table et nous interpelèrent. - (Mathieu, d’un ton moqueur) Alain rêve de réunir les résistants dans une lutte commune contre le Système ! C’est pourquoi il ne te dira pas ce qu’il pense lui- même, mais tâchera plutôt de présenter les convergences dans certaines luttes précises. Il ne veut pas admettre que les causes des problèmes actuels sont la perte de la tradition, le déclin des valeurs et la progression de la technique et des sciences. Comment serait-il possible de faire une alliance entre nous, qui pensons que nos pays doivent retrouver un pouvoir centralisé fort, si possible dans une seule personne, qui puisse être efficace dans les décisions et qui fasse la promotion d’une culture unifiée, loin du relativisme actuel, et eux, qui sont athées et démocrates, voire même communistes ou encore pire, individualistes, font la promotion de tout ce qui avilit l’homme, c’est-à-dire la perte de toute transcendance. Mieux vaut s’allier directement avec le diable lui-même ! - (Alain, avec un air dépité) Mon cher Mathieu, je crains que ce ne soit toi qui rêves. Car l’alliance que je propose est essentielle pour qu’une nouvelle société naisse. Sans elle, il ne sera guère possible de réaliser tes projets. Tu ne peux pas gagner ton combat seul, si tu continues dans cette voie, tu ne fais que prêcher aux convaincus. Peut-être aimes-tu cette situation qui garde ta morale transcendante pure, et crois-tu que c’est même une preuve de sa pureté que d’être irréalisable ? Le martyr ne prouve pas la religion... De toute façon, tes idées de retour en arrière sont très loin de faire l’unanimité, même à travers la résistance. Quand les gens adhèrent à tes idées, c’est souvent pour les critiques que tu adresses, qui sont souvent exactes, quand tu n’entres pas dans tes délires théologiques, qui éloignent des gens qui auraient autrement été intéressés par nos critiques, tout en intéressant des gens qui contribuent à y nuire. C’est pourquoi... - (Louis, l’interrompant) Mais voyons ! On n’arrête pas l’Histoire, Alain ! L’effondrement du Système, aujourd’hui surpuissant, est inévitable, comme le montrent les emballements successifs des différentes crises qui entraînent le monde entier dans leurs tourbillons destructeurs. Tu t’évertues à croire à l’importance de tes petites actions, alors que nous ne sommes que les marionnettes de forces qui nous dépassent infiniment. - (Moi, qui commençais à être agacé par l’attitude méprisante des deux nouveaux interlocuteurs) Tout cela me semble complètement absurde. Vous vouez un culte à l’impuissance. (Me retournant vers Mathieu) Réfléchissez un peu, bon sang ! Vous décrivez une société qui vous paraît parfaite, où tous seraient soumis au Roi et à Dieu, sans inquiétudes, ce qui aurait pour avantage une grande stabilité. Il existe effectivement dans l’histoire des empires qui ont survécu mille ans sans révolution ni invasion. Quel type d’homme y formait-on ? De pauvres esclaves dans de solides prisons. Vous trouvez cela grand ? Vous aimeriez vous retrouver toute votre vie dépendant de règles hétéronomes, sans possibilité de vous développer au-delà, sans moyen de vous dépasser ? Mais vous ne vous posez même pas la question ! Pourtant, n’est-ce pas le plus important, quand on réfléchit à la meilleure société, de se demander ce que vaudraient les hommes qui l’habiteraient ? - (Mathieu, irrité) Pauvre ver de terre ! Ne réalises-tu pas que tu n’es que poussière et que ta supposée valeur n’est rien face à la véritable grandeur divine ? Ton hubris sacrilège sera ta perte, à toi comme aux tiens, qui refusez de vous mettre à genoux ! Repentez-vous de votre orgueil et rejoignez les humbles ! À ce moment ils nous tournèrent le dos et partirent en coup de vent. L’ambiance calme du café prit un moment à revenir, l’air semblait électrifié. Alain semblait un peu sous le choc et me regardait, un peu étonné. - Décidément, il ne vous faut pas beaucoup de temps pour choquer les gens. Vous avez raison, bien évidemment, et la question que vous lui avez posée est tout à fait juste, mais j’essaie d’éviter de le mettre en colère habituellement, pour me concentrer sur les éléments que nous avons en commun. - Quelle sensiblerie ! Je ne sais pas comment vous faites pour discuter entre vous, quand tout le monde semble prêt à insulter et à déguerpir dès que quelqu’un n’est pas du même avis. Je ne comprends pas non plus pourquoi vous tenez absolument à vous associer à ces gens qui méprisent ainsi vos tentatives et qui ont des conceptions aussi absurdes. Quelle espèce d’alliés cela donnerait-il ? À mon sens il faudrait plutôt en faire une critique sévère, en montrant combien leur voie est fausse et que même leur critique est faussée par leur idéologie, en espérant d’une part qu’ils s’en détournent, mais surtout pour empêcher qu’ils cooptent le point de vue que vous essayez de développer et le fassent dévier de ses facettes les plus intéressantes. - Mais cela provoquerait une guerre intestine à l’intérieur même du groupe déjà petit des résistants, ce qui les diviserait et mettrait à mal nos chances d’affirmer nos idées. Mais vous avez raison, je crois, de dire qu’ils ne sont pas vraiment mes alliés. Au fond, nous partageons certaines idées, mais différons beaucoup sur d’autres, qui sont peut-être finalement plus importantes. J’avais l’idée qu’un front unifié aiderait dans la lutte contre les pouvoirs en place, mais peut-être n’est-ce pas une bonne idée. - Je pense que c’est une bonne idée, mais qu’il faut être bien clair sur les points sur lesquels vous vous entendez, comme la critique de l’université et des médias dont vous m’avez fait part tout à l’heure, tout en clarifiant également vos différences. Vous disiez plus tôt que l’un des avantages de votre groupe est la diversité des idées. Cultivez-la et tirez-en parti afin d’en faire la promotion, en même temps que l’esprit critique essentiel à se démêler dans ce type d’enquête labyrinthique ! Déjà votre propre mouvement de critique fera office d’exemple, vous exercera et sera l’occasion de discussions fertiles, où vous découvrirez peut-être des problèmes insoupçonnés dans vos positions. - En ce sens, c’est encourageant. Je dois maintenant vous quitter, mais j’aimerais beaucoup que nous nous revoyions. La semaine prochaine, j’aimerais que vous m’accompagniez à une rencontre avec d’autres résistants, est-ce que ça pourrait vous intéresser ?
J’ai accepté sa proposition et nous nous sommes donné rendez-vous dans quelques jours. J’aimerais avoir ton avis sur tout ceci, il s’est passé tellement de choses que mon esprit est comme saturé de nouveautés, et je peine à penser clairement à tout cela.
Pense à vivre librement ! Jean |