Cher Robert,


Te souviens-tu de ce beau petit lac de montagne où j’avais eu avec Hugues une discussion que je t’avais racontée ? Nous y sommes retournés par une belle journée, pour la promenade et pour le plaisir de nous trouver seuls et de continuer nos discussions. Mais ce n’est pas ce que nous avons dit là-haut que je vais te raconter. Il nous est arrivé une petite aventure sur le chemin du retour qui m’a frappé. Le chemin normal que nous connaissions et que nous avions pris pour monter s’était effondré dans une pente abrupte, de telle manière qu’il nous était impossible de passer. Et nous n’en connaissions pas d’autre. Je me suis trouvé fort inquiet, surtout parce que nous n’avions pas de moyen de signaler notre sort et d’appeler du secours, puisque les communications téléphoniques sont impossibles dans ces montagnes. Et d’ailleurs pour cette raison, je ne transportais pas mon téléphone portable avec moi. Quant à Hugues, il est resté fort calme et a tiré de son sac une carte et une boussole qu’il prenait toujours avec lui. Il nous a situés exactement et s’est mis à chercher par où nous pourrions passer, tout en me disant ses réflexions en pointant les endroits sur la carte. Ici, il y a des rochers, là la pente est trop escarpée, par là, il faudrait traverser un torrent, etc. J’avoue que j’étais étonné de voir avec quelle facilité il lisait la carte, alors que je ne me faisais à travers ce que j’en voyais qu’une représentation assez grossière des lieux. Au moins, j’étais très rassuré par l’assurance de mon compagnon. A un moment, il m’a tracé un chemin du doigt et m’a dit que nous pourrions tenter de prendre par là. Faute de voir clair, je me fiais entièrement à lui, et nous partîmes aussitôt pour profiter le plus longtemps possible de la lumière du jour. Hors du chemin, notre progression n’était pas facile dans ces lieux sauvages et escarpés. De temps à autre, Hugues s’arrêtait, regardait sa boussole, orientait sa carte, et repérait les éléments de paysage qui permettaient de nous situer et de choisir la suite de notre trajet. A un moment, un torrent nous barrait la route, et nous avons dû chercher une sorte de gué. Bref, nous étions trop occupés à tenter de rejoindre notre chemin pour converser d’autre chose. Nous y parvînmes enfin et descendîmes plus aisément, en recommençant à parler librement.

Je lui demandai naturellement aussitôt comment il se faisait qu’il sache si bien se retrouver dans des lieux inconnus, là où j’en restais tout à fait incapable, même avec une carte et une boussole, faute de savoir m’en servir efficacement. C'est ainsi que j'eus un aperçu frappant de cette éducation des enfants en @ dont on entend tant de choses diverses et contrastées. Car selon lui, cette habileté que j'avais admirée ne correspondait à aucun talent propre de sa part, ni même à un intérêt spécial pour ce genre d'activité. Elle résultait simplement de l'éducation normale de tous les enfants, et faisait d'ailleurs l'objet d'une épreuve que tous devaient passer.

Je me suis montré étonné et curieux d'un système d'éducation qui accordait tant d'importance à des disciplines si étrangères à la nôtre. Je crois que chez nous, il faut avoir reçu une formation particulière à la profession de soldat pour avoir abordé ce genre de connaissance et d'exercices. D'ailleurs, à ce propos, comme je lui faisais cette remarque, Hugues m'a rappelé que tous les citoyens de @ font partie de la milice, et qu'il est donc normal que l'éducation des enfants tienne compte aussi de cette partie de leur vie, même si, dans leur esprit, savoir se débrouiller dans la nature ne sert pas seulement à la vie militaire, comme nous venions de le voir concrètement d'ailleurs.

Ayant vécu parmi nous, il s'était fait une assez bonne idée de notre propre éducation, et il pouvait faire les comparaisons utiles pour me faire comprendre les différences, si grandes et surprenantes. Déjà, insistait-il, notre éducation était divisée entre celle que donnait la famille et celle que donnaient les écoles, selon une répartition des tâches non pas rigoureuse, mais réelle malgré tout. En principe, la partie morale et pratique commune est de la responsabilité de la famille chez nous, tandis que la transmission des savoirs théoriques, avec une certaine culture physique générale, sont du domaine de l'école. Malgré les empiétements nombreux de l'une sur l'autre, les deux sphères restent normalement distinctes. On le voit bien dans les disputes à propos de la formation religieuse, que les familles revendiquent fortement comme leur appartenant, avec l'aide des prêtres de leur religion, tandis que l'école prétend enseigner également certains savoirs théoriques sur les religions elles-mêmes, et surtout sur des sujets, de caractère plus scientifique par exemple, qui recoupent ceux de l'enseignement religieux. En revanche, une telle séparation n'existe pas dans l'éducation en @, où l'État a la responsabilité de tous ses aspects. C'est pourquoi la morale et la pratique en font partie aussi bien que les sciences ou les autres savoirs plus ou moins objectifs.

Sur ce point, sans attendre ses développements, je me suis mis à contester la vision présentée par Hugues. Tu sais que je fais peu de cas pour moi-même des croyances religieuses et que je prétends m'être largement débarrassé des superstitions. Néanmoins, je considère que ces sujets sont d'ordre privé, comme une bonne partie de la morale, et je protestais contre l'idée d'en faire l'objet d'un enseignement public officiel, qui me paraissait brimer la liberté de pensée. Nous avons donc eu un petit débat sur le sujet. Hugues ne voyait pas en quoi le fait que les familles inculquent aux enfants leurs croyances et convictions morales leur laissait plus de liberté que si c'était l'État qui s'en chargeait. Les familles étant plus petites et diverses, je trouvais qu'elles devaient moins peser qu'une autorité publique massive et uniforme. Il répliquait que les familles lui paraissaient au contraire permettre une pression personnelle constante bien plus forte, à cause de la proximité perpétuelle entre les parents et les enfants, surtout durant la petite enfance, avant la scolarisation, et même durant celle-ci dans la mesure où l'école se concentrait sur des savoirs plus théoriques et ne prenait pas en charge la vie quotidienne en dehors des cours. Il me faisait remarquer aussi que dans les provinces éducatives de son pays, il y avait diverses écoles, diverses méthodes pédagogiques, diverses attitudes morales, et que cette diversité était voulue et entretenue par l'État, de sorte que l'uniformité que j'imaginais n'existait pas en réalité, bien au contraire. Selon lui, un enfant de @ était confronté à une variété infiniment plus grande d'attitudes morales que nous, qui vivions sans cesse dans la même famille.

Mais j'étais trop curieux d'apprendre comment se passait l'éducation qu'avait vécue Hugues pour prolonger plus longtemps ce débat, et je lui demandai de me parler davantage de la partie de leur éducation qui remplaçait celle de la famille chez nous.

Il hésita un peu, parce que, disait-il, c'était déformer la réalité que d'imposer à leur façon de voir une division inexistante pour eux, qui n'avaient pas de familles. Ils n'avaient donc pas non plus le sentiment qu'une partie de l'éducation, relevant de la famille chez nous, était différente de celle dont s'occupe chez nous l'école. Et si cette frontière n'existe pas, il est impossible de faire la séparation correspondante dans leur éducation, où par exemple la formation morale et la formation scientifique se mélangent intimement. On reconnaît bien sûr des degrés de subjectivité et d'objectivité, mais sur une ligne continue, sans placer certaines disciplines entièrement du côté objectif, comme les sciences, et d'autres simplement du côté subjectif, comme la morale. Ils voient des aspects subjectifs et objectifs en morale comme en science. Ici aussi, je protestais, et nous aurions discuté de cette conception pour toute la fin de notre marche de retour si la curiosité ne m'avait poussé à lui demander de nouveau de continuer selon sa conception des choses.

Pour faire saisir combien l'éducation en @ était différente de la nôtre, il insista sur le fait qu'à aucun moment de la vie d'un enfant il n'y avait eu un rapport avec une famille et une mère, parce que, dès la naissance, les nouveaux-nés étaient séparés de leur mère, qui ne les connaissait pas. Ils étaient pris en charge par des éducatrices dans les pouponnières, et si certaines des mères s'étaient proposées pour l’allaitement (qui n'était pas systématique), elles ne s'occupaient pas de leur propre enfant. La formation des premiers sentiments et des premières relations humaines faisait donc déjà partie du système d'éducation. Et dès ce moment, les enfants, auxquels un tuteur avait été attribué à leur naissance, étaient répartis dans les différentes écoles selon le choix de leur tuteur. Les premiers jours d'un petit enfant de @ étaient donc déjà l'objet des soins d'éducateurs, selon des principes pédagogiques divers. Certains étaient confiés par exemple à une nourrice qui restait la même pendant une assez longue durée, d'une année, voire deux. D'autres étaient directement pris en charge par une équipe, sans rapport personnel unique avec l'un des membres. Il y avait de nombreuses formules. Et les pédagogues de @ discutaient constamment entre eux de leurs idées, des expériences et des résultats de leurs méthodes. Durant toute l'enfance, la vie pratique était organisée en fonction de l'éducation physique, morale, intellectuelle, bref, de tous les aspects de la vie, tout ce qui chez nous appartient à la famille aussi bien que ce qu'on confie aux écoles.

Je ne pus m'empêcher de lui faire remarquer que chez nous non plus les enfants ne dépendaient plus autant de l'éducation familiale que par le passé, et que l'école, depuis les garderies d'enfants déjà, s'occupait d'éducation morale aussi, notamment de la socialisation des enfants. Et, ajoutais-je, c'est justement une question disputée de savoir jusqu'où on peut aller dans ce sens, au risque d'uniformiser l'éducation morale et d'imposer des idéologies uniformes dès le plus jeune âge. Il me répondit que sur ce point on se trompait beaucoup dans nos pays quand on imaginait l'éducation en @ à partir du modèle de cette évolution dans les sociétés familiales. Car nos écoles sont généralement dominées par des programmes étatiques généraux, qui fixent une seule pédagogie principale, allant souvent dans le détail, guidée par une idéologie unique, et produisant précisément un effet d'endoctrinement de masse à grande échelle. Si l'on imagine alors l'effet d'une telle éducation devenue exclusive, avec l'élimination des familles, on se représente l'éducation en @ à partir d'un modèle inadéquat, puisque les méthodes pédagogiques sont au contraire multiples dans ce pays et que le système est précisément conçu pour interdire une telle massification et pour favoriser à l'inverse une grande variété et souplesse dans les méthodes. En réalité, selon Hugues, le défaut qu'on croit affecter l'éducation entièrement publique bien pensée est précisément celui de notre propre système, car l'influence tyrannique des modes fait que les familles de chez nous sont très homogènes, y compris dans tous les aspects de l'éducation qu'elles donnent à leurs enfants sans trop y avoir réfléchi, en se conformant simplement aux idées régnantes autour d'elles.

Je lui demandai si leur conception était donc simplement anarchique, les éducateurs formant les enfants qui leur sont confiés selon leur pur arbitre, ce qui me semblait aussi problématique. Il me répliqua que non, qu'il y avait bien une conception d'ensemble, et qu'un cadre était donné à tous, défini essentiellement par la suite des épreuves que les enfants devaient passer. Or justement, ces épreuves comportaient tous les aspects de l'éducation, et non seulement une série de savoirs qu'on pourrait nommer scolaires en référence à nos pratiques. Par exemple, ce qui avait occasionné notre discussion, la capacité de se retrouver dans des lieux inconnus, faisait partie de ce programme d'épreuves. Mais la manière d'y préparer était différente selon les écoles. Cette aptitude était intégrée dans de nombreuses autres, et on s'y exerçait aussi diversement. Lui, par exemple, avait été habitué dès qu'il avait appris à marcher, à devoir s'orienter dans de petits labyrinthes, dans le parc, toujours plus compliqués à mesure de ses capacités, et c'était un jeu qu'il avait d'ailleurs beaucoup aimé. Mais il fallait également former les capacités morales correspondantes. Par exemple, le fait de se voir perdu tend naturellement à engendrer une certaine panique, qu'il faut apprendre à surmonter, et cela s'exerce non seulement dans des exercices physiques, car il y a toute sorte de situations, y compris sociales et intellectuelles, où l'on peut se sentir perdu, et chaque école mettait ses accents et avait ses exercices propres. Certaines, me dit Hugues, comme celle où il se trouvait vers trois ou quatre ans, utilisaient les rapports avec des animaux familiers pour apprendre à surmonter la détresse apparaissant naturellement dans diverses situations où cette relation est perturbée ou interrompue, et pour exercer les enfants à la maîtrise des élans de pitié en leur faisant soigner eux-mêmes, dans la mesure de leurs moyens, leurs animaux familiers malades ou accidentés. Ainsi, ajouta-t-il, il y a toujours des liens, directs ou indirects, entre les aspects moraux et cognitifs de nos actions, dont il faut tenir compte dans la formation complète, et non juste partielle, d'un enfant. Et il était lui-même étonné de voir à quel point on réfléchissait peu à toutes ces choses chez nous, comme si la partie peut-être la plus importante de l'éducation, celle qui concerne les sentiments et la morale, pouvait être laissée plus ou moins à la spontanéité de l'instinct. Cette attitude lui semblait aussi étrange que si l'on avait négligé toute transmission systématique des savoirs, telle qu'elle a lieu dans nos écoles, sous prétexte que l'on apprend bien des choses comme naturellement, poussé par sa seule curiosité non instruite. Et j'avoue que je me sentais aussi visé par cette critique, parce que je reste attaché à l'idée qu'un caractère moral se forme essentiellement par l'individu lui-même, au hasard des circonstances. Il n'était naturellement pas d'accord avec cette manière de voir, me citait la formation des soldats qui comprenait aussi bien des connaissances, concernant par exemple les armes ou la géographie, que des aptitudes physiques et la culture de sentiments moraux, tels que le courage ou l'endurance, tout cela contribuant à forger des caractères forts, sans pour autant les uniformiser. Or, selon lui, tous les aspects de la vie civile bénéficient d'une telle formation du caractère, quoique les sentiments principalement concernés soient chaque fois différents.

Quand nous sommes arrivés à notre campement, je t'avoue que, malgré la fatigue physique, c'était surtout ma tête qui était prise d'une sorte de vertige. Je ne pouvais pas assimiler cette façon de voir dans l'éducation, ou en tout cas une bonne partie de ces conceptions, quoique certaines me parussent justes, que j'en fusse frappé, comme aveuglé d'une lumière forte. Bref, tiré vivement en tout sens, j'étais presque fiévreux.

Les jours suivants, je n'ai pas rediscuté de ce sujet avec Hugues. J'évitais de le faire, parce que je voulais d'abord laisser s'organiser un peu en moi toutes ces idées contrastées et tenter d'arriver à une position un peu plus stable, mais aussi parce que je me sentais secoué par la critique implicite que comportait cette conception de l'éducation face à mon propre caractère, que je regardais maintenant de ce point de vue, autant que j'en étais capable, et qui me semblait en effet inconsistant et sans grande vigueur.

J'aurais peut-être dû attendre d'avoir davantage discuté avec Hugues sur ces sujets avant de t'en parler. J'aurais pu ainsi te les présenter de manière plus cohérente. Mais je désirais justement te raconter cela avant, dans ma tentative de me ressaisir moi-même pour commencer. J'espère que je ne te transmettrai pas mon inquiétude. Mais je ne le crains pas trop, étant donné que ma représentation de l'aventure n'était qu'assez abstraite.


Avec toute mon amitié


Jacques



Cher Jacques,


Ainsi, tu me dis juste en passant que tu as risqué ta vie dans les montagnes, isolé et sans pouvoir appeler du secours ! J'espère que cela n'arrive pas plus souvent, sans que j'en apprenne rien. Il est inquiétant de te savoir courant de tels risques. Mais j'en apprécie d'autant plus Hugues, qui t'a secouru dans cette dernière aventure, et je rends grâce à son pays de lui avoir donné de telles aptitudes.

Cependant, malgré l'intérêt de ce qu'il te dit de son éducation, je suis moins convaincu de ce système en général. J'étais content, en te lisant, de te voir soulever des objections, qui auraient aussi été les miennes. Mais tu as rendu la tâche facile à Hugues en le dispensant de te répondre sérieusement pour le laisser continuer son exposé. Je suppose que, maintenant que vous êtes plus en sécurité, tu auras saisi les occasions pour revenir à tes objections, et je serai curieux de savoir ce qu'il peut y répondre si tu les pousses à fond. Je suis bien sûr que tu sauras le faire sur les points précis que tu as déjà abordés rapidement, et j'attends de connaître la suite de votre discussion pour t'en dire mon avis et réagir éventuellement sur certains points. J'aimerais toutefois développer une critique d'ordre général sur le système que tu me décris.

Tu as d'ailleurs avancé toi-même cette critique en demandant si un tel système d'éducation étatique s'occupant directement de toute l'éducation des enfants, depuis la naissance, dans tous les domaines, moral et psychologique y compris, ne risque pas de transformer cette éducation en un endoctrinement universel, imposant à tout un peuple une même idéologie. Je comprends bien la réponse de Hugues, qui prétend que dans les provinces pédagogiques il y a de nombreuses écoles avec des méthodes différentes, ce qui devrait garantir la diversité. Tant mieux. Mais cela ne me paraît pas suffisant. J'aurais aimé connaître le cadre dans lequel se trouve prise en fin de compte toute cette relative liberté pédagogique. Hugues admet qu'il y a un programme général, qui, lui, n'est pas discutable, mais régit toute la formation, quelles que soient les conceptions pédagogiques des divers éducateurs et des diverses écoles. Ce programme s'impose par la manière dont il définit les épreuves que doivent passer les enfants. Et c'est certainement là que se trouve l'instrument par lequel l'État impose à tous son idéologie. Dans ces conditions, le fait que les méthodes pour préparer les épreuves soient libres pour autant qu'elles soient efficaces me paraît un moyen de donner l'illusion de la liberté, tout en empêchant ultimement la liberté. L’État dit « vous devez parvenir exactement là, et peu importe les routes que vous prendrez, pourvu qu'elles vous mènent, et le mieux possible, à l'endroit voulu. » On se dispute sur les chemins, on entre en concurrence pour trouver le meilleur, et on oublie l'essentiel : le fait qu'ils conduisent tous à la même place et qu'il n'est pas question de contester ce but, qui est l'élément capital. Si je dois aller où on me commande d'aller, je compte pour peu la liberté que j'ai de choisir mon chemin, même si c'est certainement agréable en soi. Or, quel que soit le but imposé, il se trouve justement qu'il est imposé et que ma liberté s'arrête au choix des moyens, tandis que l'État a choisi ce que je devais être, sans que j'aie mon accord à donner. Et je ne vois pas dans cette situation un défaut spécial du système de @ qu'on puisse corriger, à moins, comme vous le remarquez, de tout laisser tomber dans l'anarchie. J'y vois un défaut inévitable, inhérent à toute éducation étatique qui n'admet pas de concurrence hors d'elle pour donner aux enfants un point de vue extérieur, qui leur permette de remettre en cause les fins fixées par cette éducation publique.

Hugues te donnait rapidement des exemples, notamment tirés de l'instruction militaire. Je veux bien croire, quoique n'ayant pas l'expérience concrète des armées, qu'il faut inculquer aux soldats certains sentiments moraux, notamment du courage, un sens de l'honneur, de la solidarité, de la discipline, et ainsi de suite. Mais pour répondre à ma critique, l'exemple de l'instruction militaire me paraîtrait mal choisi, parce que le fonctionnement des armées ne laisse pas, que je sache, une place bien grande à la liberté et à l'esprit critique. J'ai toujours cru, et je ne crois pas que ce soit à tort, que le principal dans ce métier était plutôt l'obéissance et la fidélité aux supérieurs. S'il y a un sens de la liberté chez le soldat, il me semble qu'il doit venir de l'extérieur, et justement d'une éducation qu'il a reçue hors de l'armée, dans la famille, à l'école, dans la vie civile. Et qu'on forme des caractères dans l'armée, c'est ce qui me paraît plutôt inquiétant, parce que c'est l'homme tout entier qui se trouve pris dans un mode de vie qu'on lui a inculqué et dont il n'a pas les moyens de sortir s'il n'a pas eu l'expérience d'un autre mode de vie et s'il n'a pas vu autour de lui des gens penser autrement. De plus, il faut qu'il n'ait pas seulement vu des hommes pensant autrement que lui, mais qu'il les ait fréquentés et qu'il ait discuté suffisamment avec eux pour comprendre leur façon de penser et de sentir.

Je veux bien croire que, dans le détail, l'éducation familiale soit pleine d'imperfections et qu'elle pose de nombreux problèmes, parfois graves. Mais elle me paraît nécessaire pour éviter cet enfermement dans un mode de penser en fin de compte uniforme sous la variété superficielle.

Je serai très curieux de ce que tu pourras me répondre.

Je suis toujours étonné de voir comment, moi qui vis en ville et qui vois du monde, qui ai des discussions variées, aussi sur des sujets intéressants en principe, j'ai l'impression de mener une vie monotone en comparaison de la tienne, alors que tu es perdu dans un coin de montagne isolé, avec un petit groupe de personnes, toujours les mêmes.


Avec toute mon amitié


Robert



Cher Robert,


Merci de tes réflexions, qui m'ont fait grand plaisir, d'autant que tu clarifies le sentiment que j'éprouvais dans la conversation que je te relatais dans ma dernière lettre. Tu m'as donné de meilleurs arguments pour reprendre la discussion avec Hugues, ce que je n'ai pas tardé à faire, lors d'une promenade moins risquée que notre dernière randonnée en haute montagne. A ce propos, ne crains rien, les risques restent limités, et je ne me trouve qu'assez rarement dans des situations comme celle que je t'ai décrite, sans compter que, comme tu le remarques, en compagnie de Hugues je peux me tirer de tous les dangers ! Sauf, bien sûr, celui de me faire tout à fait endoctriner par lui. Mais là, c'est sur toi que je compte pour me tirer d'affaire.

Ce ne sera pourtant pas facile, comme tu pourras en juger par la discussion que je vais te rapporter.

J'ai développé ce qui me semble l'argument principal contre le système d'éducation de @, et qui correspond largement à celui que tu exposes dans ta lettre. Cette fois, ma première curiosité sur les circonstances plus concrètes de cette éducation étant satisfaite, nous nous sommes concentrés sur cette objection. En deux mots donc, toute la liberté dont se targuent les éducateurs de @ est en réalité encadrée par un programme étatique unique pour tous, défini dans le programme des épreuves à faire passer aux enfants au cours de leur formation. Et ce programme correspond à une certaine idée de la vie humaine qui n'est pas neutre, mais particulière et clairement différente de celles qui prévalent dans les autres sociétés. J'avais pris soin de penser à mon objection et de lui donner toute la force que je pouvais. Hugues m'écoutait avec intérêt et s'était mis à sourire, non pour se moquer, mais comme s'il prenait plaisir à m'écouter. A ma surprise, il m'avoua qu'il admettait tout à fait que les conceptions dominantes en @ n'étaient pas neutres en effet, comme je l'avais bien montré. Observant mon étonnement, il se mit à rire. Je crus qu'il me faisait une farce et qu'il allait se mettre à détruire mon argument. Mais il me dit, riant encore, « bien sûr que les conceptions qui dirigent notre éducation, comme celles qui dirigent toute notre politique d'ailleurs, ne sont pas neutres, et nous ne prétendons pas le contraire. Nous insistons même sur l'impossibilité de parvenir à une véritable neutralité. Ton raisonnement sur ce point me laisserait presque croire que tu as été, toi aussi, éduqué en @. » Moi, je ne riais pas, j'étais stupéfait. Entre parenthèses, la louange sur la bonne éducation, presque comme en @, te revient aussi. Et peut-être es-tu en arrivant à ce point de ta lecture, presque aussi étonné que moi.

Mais il faut se méfier quand Hugues fait une louange en riant. Il est un maître du judo dans la discussion, et il sait parfaitement utiliser notre propre effort contre nous-mêmes. Vois donc comme il a subitement retourné la situation pour me rendre victime de ma propre attaque (et toi de la tienne, je crois). Il me dit « c'est vous qui estimez que le respect de la vraie liberté et l'éducation à cette liberté impliquent la neutralité de la part des autorités qui veulent la favoriser. Et alors on tombe précisément sous le coup de l'argumentation que tu viens de me présenter, et on se retrouve pris dans une aporie. » Je lui répliquai que pour favoriser la liberté, il fallait peut-être renoncer justement à la favoriser activement, et se contenter de la laisser se déployer, de manière tout à fait libre, justement. Et j'ajoutai que cela ne peut avoir lieu que lorsqu'on renonce à imposer une doctrine, aussi bonne qu'on la juge. Alors, me répondit-t-il, il faudrait renoncer à toute éducation, puisque, comme tu l'as montré sur le cas de celle de @, on ne peut former sans former dans un sens précis, et sans cesser par là d'être neutre. Après quelques échanges, je dus bien admettre qu'il n'était pas possible d'éduquer en restant neutre. Et à mon idée qu'en laissant une certaine anarchie dans les manières d'éduquer, comme on pouvait penser que c'était le cas dans le système des familles, on arrivait dans l'ensemble à une solution assez proche de cette neutralité, il me rétorqua qu'on ne sortait pas ainsi de l'aporie, parce qu'il ne suffisait pas de multiplier les directions pour devenir neutre d'une part, et que d'autre part chaque individu se trouvait formé par sa propre famille dans une orientation précise, et ne trouvait donc pas dans ses conditions concrètes cette neutralité dont il avait besoin selon moi. Et si aucun n'est éduqué à la liberté, comment se pourrait-il que tous le soient, me demanda-t-il ? J'ai tenté quelques réponses, et il t'en viendra certainement à l'esprit aussi. Mais j'ai vu qu'elles ne conduisaient nulle part. Peut-être auras-tu été plus heureux que moi, et alors, si tu avais été là, tu aurais pu venir à mon secours.

Étant réduit à mes propres forces, je lui demandai donc comment il concevait que l'on puisse éduquer à la liberté sans la présupposer, et sans rester neutre pour la laisser se développer par elle-même. Je ne te répète pas toutes ses considérations sur la liberté, avec ses différentes formes et degrés. En résumé, il refuse de voir la liberté comme une sorte de capacité absolue que nous aurions, et il la voit comme toujours relative et, pour l'essentiel, acquise. Il pense que nous sommes naturellement très peu libres, et que c'est la culture qui nous rend plus libres. Aussi, remarque-t-il, l'option de se rendre plus libre n'est pas la seule. Nous pouvons au contraire désirer viser à nous maintenir dans la dépendance et à nous réfugier dans la confiance à des autorités, comme de toute manière tout le monde, et les enfants particulièrement, en a la tendance. Dans ces conditions, le seul fait de poser la liberté comme un idéal à réaliser le plus possible représente déjà une conception particulière de la vie humaine la plus désirable, qui n'est certainement pas neutre. Lorsqu'on partage cet idéal, il va donc de soi que sa culture ne doit pas rester neutre à son égard, mais le favoriser aussi fortement que possible. Et c'est le cas en @ selon lui. Par conséquent, une fois qu'on a choisi de former les individus pour les rendre plus autonomes, l'éducation a déjà une direction, et il y a toute une série d'exigences, pratiques et concrètes, qui en découlent. C'est l'un des éléments importants qui ont permis de définir le programme des épreuves à passer en @ pour devenir adulte, puis citoyen. Et les diverses méthodes pédagogiques concurrentes représentent les essais de trouver les moyens les plus concrets de réaliser ce même idéal qui définit le programme général, de sorte qu'il n'y a pas d'opposition entre les deux.

Là, je lui objectai que néanmoins le fait qu'il y ait un tel programme établi, obligatoire, posait une limite à la liberté, lui interdisant de s'exercer sous la forme d'une critique de ce cadre, présupposé et imposé. Il sourit et me dit qu'il ne fallait pas comprendre ce cadre d'une manière statique. Car il ne fallait pas le considérer comme sacré et comme soustrait à la critique. Au contraire, celle-ci était prévue et rendue active de deux côtés en tout cas. D'une part, la concurrence des méthodes pédagogiques avait bien pour mesure commune le succès aux épreuves imposées. Mais elle était également considérée comme un champ de recherche et de discussion visant à réformer progressivement la définition de ces épreuves et de toute la formation. Il fallait donc voir aussi les provinces éducatives comme une sorte de très grand laboratoire, dans lequel on expérimentait, étudiait et jugeait sans cesse la conception de l'éducation sous tous ses aspects. Et cette recherche perpétuelle avait un effet réel par l'intermédiaire du second aspect de la critique instituée de l'institution pédagogique comme de toutes les autres, à savoir le processus politique démocratique perpétuel de définition et redéfinition des institutions. Il me cita une série de thèmes liés à l'éducation actuellement très discutés aussi bien dans les provinces éducatives que dans les universités et les parlements. A partir de ce qu'il m'en disait, j'avais l'impression qu'il y avait une sorte de continuité entre ces divers lieux de discussion, qui m'étonnait entre autres par l'intelligence que ces débats réclamaient de la part des parlementaires. Et là, j'avoue que j'ai fait dévier notre conversation à partir de cet étonnement. Nous n'avions malgré tout pas tout à fait quitté notre sujet, parce qu'il m'expliqua comment d'un côté les épreuves à subir pour devenir citoyen, d'abord, les particularités de leur système électoral ensuite, favorisaient fortement la domination politique des mieux éduqués, de sorte qu'en effet, les parlements pouvaient avoir un niveau semblable à celui des universités.

J'ai très hâte maintenant d'aller fouiller parmi les documents du parlement que m'a indiqués Hugues, pour lire ces débats sur l'éducation, et sur d'autres sujets si j'y prends goût, comme je le prévois. Je t'en redonnerai des nouvelles. Sois donc sur tes gardes, que je n'aille pas brimer ta liberté en t'endoctrinant ! Mais tu as le temps de te préparer, parce qu'il me faut attendre le moment de redescendre dans les plaines et les villes. A mon tour de t'envier la présence des bibliothèques, d'internet, des universités, des cafés, etc.


Avec toute mon amitié


Jacques